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Reminder of your requestDownloading format TextView 1 to 821 on 821Number of pages 821Full noticeTitle Revue du monde catholiquePublisher V. Palmé ParisPublication date 1900-01-01Relationship textType printed serialLanguage frenchFormat Nombre total de vues 49057Description 01 janvier 1900Description 1900/01/01 A39,T141,SER1-1900/03/15 A39,T141,SER6.Rights Consultable en ligneRights Public domainIdentifier ark/12148/bpt6k56569580Source Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Z-23121Provenance Bibliothèque nationale de FranceOnline date 17/01/2011The text displayed may contain some errors. The text of this document has been generated automatically by an optical character recognition OCR program. The estimated recognition rate for this document is 97%.REVUE DU IMONDE CATHOLIQUE RECUEIL INTERNATIONAL BI-MENSUEL Dogmatique, Politique, Seientiîipe, Historique et littéraire TRENTE-NEUVIÈME ANNEE TOME CENT QUARANTE E T UNIEME DEUXIEME DE LA SEPTIEME SERIE Arthur SAVAÈTE, Éditeur-Gérant BUREAUX A PARIS 76, rue des Saints-Pères, 76 A BRUXELLES Rue de la Montagne A GENEVE; Chez H. TREMBLE Y, Éditeur 4, rue Corraterie, 4 IQOO REVUE DU MON ME 1 CATHOLIQUE REVUE DU RECUEIL INTERNATIONAL DOGMATIQUE, POLITIQUE, SCIENTIFIQUE, HISTORIQUE ET LITTÉRAIRE TRENTE-NEUVIÈME ANNÉE TOME CENT QUARANTE-UNIÈME DEUXIÈME DE LA SEPTIEME SERIE PARIS Arthur SAVAÈTE, Éditeur 76, DES SAINTS-PÈRES, 76 1900 L'ÉLÉMENT SURNATUBEL dans les conversions au catholicisme NOTAMMENT DANS CELLE DU COMTE DE STOLBERG I On ne saurait trop mettre en relief les grands triomphes que remporte de nos jours la vérité catholique, quand, par la seule force de son attraction et par l'impuissance de toutes les erreurs qui lui sont opposées, elle reconquiert les plus nobles de ses enfants que le malheur des temps lui avait arrachés. Quelle gloire pour l'Eglise fondée par Jésus-Christ, que sa doctrine, une fois pleinement connue, subjugue les plus belles intelligences, entraîne les plus nobles coeurs! Et cette gloire, qui peut sérieusement la lui contester de nos jours? L'illustre historien allemand des conversions au catholicisme au XIXe siècle résume admirablement dans les paroles ci-après l'hommage que tout esprit impartial doit rendre à la véritable Eglise A cette couronne d'épines qu'elle portait depuis la défection de Luther, laquelle a soustrait tant d'individus et de peuples à sa paternelle direction, a succédé aujourd'hui la couronne la plus brillante. Car si, depuis ce lamentable schisme de la chrétienté, on apprécie la valeur de ceux qui lui sont revenus de leur plein gré, ne projettent-ils pas autour d'eux un éclat incomparable? Cette Eglise ne peut-elle pas se faire un titre de gloire, humainement parlant, d'avoir été et d'être encore l'unique refuge de ces âmes d'élite, qui, recherchant sincèrement Dieu, ne le trouvent finalement qu'en elle 1? » A notre époque plus que jamais, elle exerce une action irréi. irréi. Bilder, etc. 5 vol. in 8°. Schaffouse, 1871 ; édit. par Hurter. Ier vol., partie allemande. Introd. Traduction française inédite. 6 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE sistible sur tout ce que l'humanité compte de plus noble dans son sein. De tous côtés affluent au bercail ces âmes généreuses, qui, dociles aux inspirations de l'Esprit-Saint, veulent secouer la lourde chaîne des préjugés qu'on leur a inculqués dès l'enfance. Ne pouvant plus demander la plénitude de leurs satisfactions religieuses aux sectes séparées du corps de Jésus-Christ, et, par suite, plus ou moins de son esprit, elles se montrent infatigables dans la recherche de la vérité, bien assurées que le secours divin ne leur manquera pas. L'Eglise catholique, dit le cardinal Wiseman, est comme une cité à laquelle aboutissent une foule de voies on peut y arriver en suivant les directions les plus différentes, soit qu'on traverse les obscurs et tortueux labyrinthes de l'examen le plus rigoureux, soit qu'on marche dans les sentiers fleuris du sentiment, en se laissant guider par le coeur et ses aspirations. On pourrait dire ici en appliquant un proverbe bien connu, que tous les chemins mènent à Rome. » Dans les innombrables conversions qui se produisent, il y en a à peine deux qui se ressemblent complètement du point de vue des motifs et eu égard aux moyens dont la grâce divine se sert pour les réaliser. L'un sera conduit par les investigations historiques les plus consciencieuses, par la recherche des lois régissant les. évolutions des peuples, par le but même et l'esprit de ces lois, à reconnaître l'existence d'un ordre surnaturel; d'autres seront poussés, soit par l'étude de la philosophie, de la théologie, de toutes les questions ardues de ce double domaine, soit par celle du droit et de l'économie sociale, soit enfin par les sciences d'observation et de calcul propres à faire reconnaître l'utilité, la nécessité du principe 'religieux comme suprême régulateur de l'activité humaine. La Révélation chrétienne n'a pas sujet de redouter la lumière et ne la redoute pas. Un peu de science, dit Bacon, détourne de, la foi, et beaucoup y ramène. Les savantes études, ne sont pas sans doute nécessaires pour parvenir à la connaissance de la pleine vérité. Notre-Seigneur JésusChrist, l'auteur de tout bien, a su concentrer dans son Eglise, à un si haut degré, tout ce qui peut donner satisfaction à l'esprit et au coeur humain, qu'on peut dire qu'elle a des remèdes, des vertus souverainement efficaces et qui répondent à chaque besoin de l'âme. Les eaux qui jaillissent de cette source inépuisable, propre à guérir tous les maux de la partie intellectuelle et morale de notre être, à en vivifier toutes les facultés, se répandent dans le L'ÉLÉMENT SURNATUREL DANS LES CONVERSIONS J monde, et il n'y a pas d'homme qui puisse se soustraire à leur influence salutaire. Quelque diverses que soient les intelligences, les aptitudes professionnelles, les habitudes acquises, ces eaux fécondent le champ immense de l'activité sociale. Les propriétés sensibles de leur action se font sentir partout, en se diversifiant selon la nature sur laquelle ils opèrent. Aussi, on ne saurait le méconnaître, il y a presque autant de motifs de conversion que de personnes qui se convetissent. La raison en est que toute vérité intéressant l'homme, toute grande pensée chrétienne, pourvu qu'on s'y attache fortement et qu'on la suive jusqu'au bout, conduit nécessairement l'esprit jusqu'à cette Eglise qui renferme en soi la plénitude et la totalité de toutes les vérités religieuses et humaines. En elle réside le Christ, le centre lumineux d'où émanent tous les rayons qui portent le jour dans les régions les plus reculées de la vie naturelle et surnaturelle, et vers lequel tendent les êtres créés de toute l'énergie de leur essence, pour trouver chacun en lui sa perfection propre. Il suffit d'avoir des yeux et des oreilles, on l'a déjà dit avec beaucoup de raison, pour reconnaître la plénitude de la vérité dans le catholicisme. L'Eglise, fondée sur un roc inébranlable, est comme le centre d'attraction d'une sphère dont la circonférence s'élargit indéfiniment dans le temps et l'espace, pour comprendre tous les cercles concentriques possibles retenus dans leur orbite par la même attraction. Mais en dehors des motifs particuliers qui tiennent aux aptitudes également particulières de l'intelligence, aux circonstances et influences extérieures, telles que celles de l'éducation, des professions embrassées, il y a chez tous les convertis un dernier mobile commun. C'est ce mouvement du coeur qui, dépassant de plus en plus les limites du moi propre, s'élève vers Dieu par l'union croissante à Jésus-Christ. Il s'opère en chacun d'eux indistinctement un travail continu, quels qu'en soient le mode et les éléments déterminants, pour se rattacher à un ordre supérieur à celui de la simple connaissance, à l'ordre de la charité où le coeur exerce davantage son empire et où l'on se trouve plus près de Dieu 1. i. Notre grand Pascal avait déjà dit La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. De tous les corps ensemble on ne saurait tirer la moindre pensée cela est impossible et d'un autre ordre. Tous les corps et les esprits ensemble ne sauraient produire un mouvement de vraie charité. Cela est impossible et d'un autre ordre tout surnaturel. » Pensées religieuses, ch. vi. 8 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Ce travail se poursuit surtout par la prière, où l'âme entre en communication avec l'Esprit-Saint sous l'action duquel la volonté se déprend insensiblement d'elle-même. Et plus celle-ci est forte, c'est-à-dire libre et servie par une forte intelligence, plus elle a besoin de s'attacher, et à mesure que ses liens se rompent, de monter vers Dieu par le désir, par l'amour. C'est ainsi que la volonté, après s'être développée en efforts successifs d'affranchissements, finit par remporter la victoire, en faisant de Dieu l'objet suprême et unique de ce désir, de cet amour. Aussi peut-on dire de tous les convertis que si le commencement du travail de leur conversion, les luttes subies, les difficultés à surmonter pour arriver à la plénitude de la foi diffèrent, la fin est toujours la même ; c'est le triomphe final de l'amour divin, de cet amour dont le chantre sacré disait 77 rachète la vie d,e son déclin; il la couronne de sa miséricorde et de ses tendresses; il comble tout désir de sa douceur, et il renouvelle notre jeunesse, comme celle de l'aigle. » II La conversion tient ainsi du miracle et fournit une éclatante manifestation de l'élément surnaturel. Cette manifestation se produit d'une manière marquée dans la conversion du comte de Stolberg 1 ; et l'on peut dire que la plupart de celles qui la suivirent en Allemagne peuvent y être ramenées comme à leur modèle et à leur prototype. Quelque particulièrement intéressant que puisse être l'exposé des motifs déterminants de son retour au catholicisme, d'autant plus nombreux qu'étaient plus vastes et multiples les besoins de sa nature, les exigences de sa raison, il suffit, eu égard au sujet traité, de se reporter à la manière dont se termine le long travail i. Cette conversion a donné lieu en Allemagne à des publications très intéressantes. La plus récente et la plus remarquable est celle émanant d'un théologien des plus érudits de l'Allemagne, du professeur Janssen, auteur de l'Histoire du peuple allemand depuis la Réforme jusqu'à la fin du XVlll" siècle, ouvrage traduit en partie en français, et qui fait autorité dans le monde catholique. Ce savant ecclésiastique, ayant eu à sa disposition toute la correspondance de Stolberg avant et après sa conversion, a publié d'abord, à l'aide de ces précieux documents, un premier ouvrage intitulé La. vie et les travaux de Stolberg, lequel a été presque immédiatement suivi de deux autres volumes où se trouvent colligées et coordonnées dans leur ensemble les lettres de l'illustre converti. L ELEMENT SURNATUREL DANS LES CONVERSIONS de ses recherches. C'est lui-même qu'il faut interroger, en ayant recours à ses propres explications sur ses dispositions intérieures au moment où la grâce devait agir une dernière fois. Comment comprendre, dit-il, le changement subit de ces dispositions, après la prière d'enfants venant de faire leur première communion à laquelle il avait assisté, froid et indifférent, si l'on n'admet une illumination directe de l'Esprit-Saint, achevant de dissiper toutes les ombres qui pouvaient encore ternir le pur éclat du soleil des âmes?... » C'est là ce qu'on peut appeler le côté surnaturel, miraculeux de sa conversion. Aussi, pour Stolberg, encore plus que pour les autres convertis, le retour à l'Egiise-Mère fut-il comme une entrée dans une vie nouvelle. Ayant été baptisé et renouvelé d'une manière directe et presque surnaturelle dans l'Esprit d'amour, il éprouve un sentiment de bonheur indicible de faire partie de la nouvelle communauté. Ce sentiment, qui remplissait son âme, débordait le plus souvent, surtout dans sa correspondance, en ferventes actions de grâces et en véhéments désirs de procurer à ses frères séparés une semblable félicité. Il y avait une telle force de conviction dans ses paroles, une telle ardeur d'amour pour Jésus-Christ, une telle sincérité dans ses aveux, dans des retours rétrospectifs sur le passé, que plusieurs de ses anciens coreligionnaires se sentirent ébranlés et finirent, à son exemple, par faire le pas décisif, seul capable de leur assurer le repos de l'âme. Si le sang des martyrs, disait-on autrefois, engendrait de nouveaux croyants, que dire de l'exemple des convertis encore plus facile à imiter? C'est avant tout aux protestants que notre illustre, converti fait appel dans ses nombreuses lettres, aux protestants, qui étaient déjà de son temps et sont encore plus aujourd'hui sur un sol mouvant, tant qu'ils ne passeront pas sur la terre ferme en revenant à l'Eglise-Mère. Tous ses efforts, tous ses travaux, même en partie ceux ayant précédé sa séparation d'avec eux, tendaient à leur montrer qu'ils trouveront là seulement les satisfactions réunies de l'esprit et du coeur. Il usait néanmoins ici d'une grande et sage réserve, blâmant tout zèle intempéré ou empreint de dureté de nature à froisser les consciences et les coeurs qu'il s'agissait de ramener. Sa noble ambition n'était pas tant de procurer une conviction immédiate, tant il savait qu'elle devait être le fruit du temps et de patientes recherches, mais plutôt de frayer la voie vers la pleine et intarissable source de la vérité et de l'amour à IO REVUE DU MONDE CATHOLIQUE quelqu'une de ces âmes si bien faites pour s'y désaltérer dès icibas, avant de s'y abreuver dans l'éternité. C'est à ce point de vue surtout que fut efficace le prosélytisme qu'il exerça autour de lui, au sein d'un monde qui ne laisse pas de lui être cher, et où il comptait tant de personnes qu'il avait su apprécier, vénérer, aimer, et qui étaient restées toujours bien dignes de son affection. III On comprend, eu égard au mobile final ou surnaturel de la conversion de Stolberg, en quel sens le dogme de la Trinité, qui recèle toutes les insondables profondeurs de la vie divine, à l'envisager dans ses conséquences pratiques, fut comme le point culminant de ses vues et travaux. Les vérités inhérentes à ce dogme ont passé dans son Histoire de la religion de Jésus-Christ, dans son Traité de l'amour divin, et se retrouvent chez les principaux convertis ses contemporains. Il trouvait le germe de ces vérités dans la doctrine des philosophes de l'antiquité. Un seul et même être, qui n'est autre que la pensée ou l'intuition de lui-même, apparaissant dans les puissances différentes de la matière sous mille formes et en mille opérations diverses, s'y retrouvant à peine aux degrés de la sensation et de l'intelligence, mais en possession éternelle de soi dans l'acte simple de la contemplation, telle est la conception dans laquelle se résume le plus haut point de la métaphysique ancienne, celui que représente Aristote 1. La métaphysique chrétienne, dont cette dernière n'était i. Essai sur la Métaphysique d'Aristote, par Ravaisson. La doctrine péripatéticienne y est nettement opposée à celle de Platon. Aristote, dit-il, ne conçoit pas la matière et la forme sous un rapport purement abstrait. Il les rattache par un lien réel et vivant. La forme, .qui est l'essence de l'être, devient la fin à laquelle tend et pour laquelle existe tout ce qui est en lui. Elle en est la fin; elle en est donc le bien ; et c'est par là qu'elle fait tendre vers elle les puissances diverses de la matière comme autant de moyens coopérant à un même but. Ce désir du bien, cette tendance vers lui, est toute la nature. L'acte n'est donc qu'un mouvement par lequel la puissance tend toujours à l'acte sans y parvenir jamais tout entière. Dans l'opération intellectuelle, il n'y a plus de matière ni de mouvement, rien que forme, rien qu'acte pur, surtout dans l'opération intellectuelle la plus digne L ELEMENT SURNATUREL DANS LES CONVERSIONS 11 qu'une préparation lointaine, qu'un obscur pressentiment, est bien supérieure, dérivant de la grande lumière projetée sur l'essence divine par la révélation du mystère de la Trinité. Elle établit un lien permanent d'union entre la pensée-sujet et la pensée-objet ; et ce lien se résout en l'amour infini. Dans le christianisme, il forme comme le foyer ardent et lumineux de l'intelligence première d'où partent d'innombrables rayons pour y revenir, et dans laquelle tout ne fait qu'un en esprit, perfection et vérité, foyer où tout se consomme et s'unit, transformé en sa flamme divine. Le Dieu-amour, disait Stolberg, est donc le dernier terme du transcendantalisme chrétien c'est le dogme de la Trinité qui donne le plus complètement la clef de la vie divine et de ses opérations. Dans son Histoire de la religion de Jésus-Christ, il s'efforça cle dégager de l'Ancien Testament les premiers linéaments du plan divin se rattachant à la pleine révélation de ce dogme dans le Nouveau, et qui en avaient ainsi donné comme l'avant-goût. Attachant ensuite à cette entière révélation la haute valeur pratique qui s'en déduit comme impliquant le parfait amour de Dieu par l'union la plus efficace à Jésus-Christ, il ne cesse de faire entendre, dans les préfaces de son ouvrage à l'adresse de ses enfants, les plus touchantes exhortations. Qu'on lise notamment celle qui est en tête du volume traitant de Jésus-Christ, et où il s'exprime en ces termes La religion de Jésus-Christ, chers enfants, ressemble à l'union conjugale. Elle demande un engagement irrévocable d'amour elle n'est, en définitive, qu'une union éternelle d'amour avec de ce nom, celle où l'intelligence toute en acte se contemple elle-même, où la pensée n'a d'autre objet que la pensée... La pensée de la pensée est donc l'être véritable, l'acte pur, la cause première de tout le reste, et comme telle, elle est éternellement fixée dans la conscience de soi, qui seule subsiste par elle-même, et par laquelle seule tout le reste subsiste. Dieu, l'être premier et absolu, c'est donc l'acte parfait de la pensée se contemplant elle-même. Chaque être particulier ou chaque nature, c'est un acte imparfait ou un mouvement dont la pensée est la cause, la fin, l'essence ; ou pour réduire le mouvement à son principe, c'est le désir par lequel la divine pensée présente à toutes les puissances que la matière renferme, les fait venir à l'existence et à la vie. L'aristotélisme rattache ainsi tous les êtres parle lien vivant du mouvement et du désir à une unité surnaturelle, qui les fait participer tous, par le désir même dont elle lés remplit, à sa propre perfection, selon leur capacité, et qui les surpasse tous. » 12 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Dieu en Jésus-Christ ; et ce même amour de Dieu en Jésus-Christ forme le lien indestructible d'attachement de tous les croyants entre eux 1. Il faut, avec la simplicité d'un coeur véritablement aimant, tenir nos yeux fixés sur Jésus-Christ, sur ce soleil de justice qui doit être le foyer central autour duquel sont appelées à graviter, malgré la pesanteur qui les entraîne vers la terre, nos âmes destinées au ciel. Il faut que de ce foyer l'intelligence reçoive la lumière, le coeur, la chaleur, et que notre vie devienne ainsi féconde en toute sorte de bonnes oeuvres. » Dans un autre passage, il dit encore, faisant allusion à la mystérieuse opération des personnes de l'auguste Trinité en nous Dieu a disposé toutes choses de manière à ce qu'il dépende de chacun de parvenir, par la foi en son être absolu, par l'espérance en ses promesses, par l'amour pour l'unique et premier principe de tout beau et de tout bien, à l'union avec lui 2. » Frédéric de Schlegel, qui exerça, une fois converti, une influence immense sur tous ses contemporains, et devint en Allemagne le vrai centre du mouvement catholique après Stolberg, fut fortement impressionné par l'oeuvre de ce dernier. Les observations qu'il lui communiqua à ce sujet ont une grande importance, notamment en ce qui touche le dogme de la Trinité. Pour moi, dit-il, le dogme de la Trinité est le point fondamental du christianisme. C'est la source première de toutes mes convictions, de toutes mes vues et aspirations religieuses. Ce mystère de la vie divine m'ouvre un jour nouveau sur tout l'ensemble des problèmes dont je cherchais la solution. Il est, à mes yeux, la clef de toute l'Ecriture, me fait mieux pénétrer l'homme, et sa lumière illumine à la fois les horizons du monde et de l'histoire. i. Dans un autre passage de ses oeuvres, développant davantage sa pensée, il dit Les bienheureux aimeront Dieu par-dessus tout, aimant tout pour l'amour de lui et en lui. De cet amour pour Dieu découle tout autre amour, qui est ainsi ramené à lui. L'amour est le but de leur existence et leur élément ; et cet amour ne cessera de se manifester par tous les modes possibles de communication et dans les actes les plus divers. En se manifestant, il s'exercera; et en s'exerçant, il ne fera que s'accroître et progresser à l'infini. » 2. Ce point de vue est mis admirablement en relief dans le grand ouvrage d'Hettinger, VApologie du Christianisme partie relative aux-dogmes. De même que l'esprit, la pensée et l'amour sont la représentation de l'image de Dieu en nous dans l'ordre naturel, de même la foi, l'espérance et la charité sont, dans Pordre de la grâce, des effets immédiats de notre ressemblance à la Trinité. Trois personnes dans la divinité, trois éléments constitutifs de l'âme humaine, trois vertus divines dans le racheté » nB chapitre, pp. 156-157 de l'ouvrage allemand. L'ÉLÉMENT SURNATUREL DANS LES CONVERSIONS 1} Dans un-autre passage, après avoir montré que les protestants ont perdu depuis longtemps l'intelligence de cette doctrine fondamentale du christianisme, il ajoute Ce mystère, au contraire, ressort, dans toute sa plénitude et avec le développement de ses merveilleuses proportions et conséquences, dans les dogmes, les principes, et même les coutumes et institutions de l'Eglise catholique'. C'est de là que part tout l'esprit divin qui anime et vivifie cette Eglise. Voilà aussi, bien vénérable ami, d'où est sortie pour moi une lumière à la fois plus pure et plus haute, pour moi qui, depuis les années de ma jeunesse, avais fait tant d'efforts pour saisir et atteindre la vérité, mais qui m'étais si longtemps trompé de route. » Marheinecke, l'un des représentants les plus marquants du protestantisme croyant, et qui eût tant voulu opérer un rapprochement, une union entré ce dernier et l'Église catholique, reconi. reconi. l'ouvrage d'Hettinger déjà cité se trouvent éloquemment résumés tous les enseignements de saint Thomas d'Aquin, des Pères de l'Eglise, surtout de saint Augustin, sur le dogme de la Trinité. Nous en extrayons le passage ci-après qui se réfère plus complètement à la pensée de Schlegel Le rapport réciproque des personnes en Dieu sert éminemment de fondement et de prototype aux rapports effectifs entre Dieu et la créature dans l'ordre surnaturel. A l'immanence de la Trinité, l'économie du monde de la grâce n'a cessé et ne cesse de se rattacher. La foi au Dieu un en trois personnes présente un souverain intérêt, même dans le domaine pratique, fournissant la base sur laquelle repose la vie surnaturelle de l'Eglise... Noël, Pâques, la Pentecôte, ces fêtes périodiques représentent d'une manière effective et vivante, à chaque renouvellement d'année, la Trinité dans le cycle de sa manifestation au monde, lequel se résume ensuite dans la fête de la Trinité. C'est ainsi que le chrétien ne perd jamais de vue la Trinité première, éternelle, de laquelle sort, dans le temps, la triple évolution de la création, de la rédemption et de la sanctification. Le Père conduit au Fils, le Fils nous donne l'espérance de la vie, l'Esprit opère l'amour dans nos coeurs. Ainsi, le baptême, qui est le principe en nous d'une nouvelle vie, dépose dans le coeur la foi, l'espérance et la charité. C'est le Dieu un dont les trois personnes, Père, Fils et Saint-Esprit, concourent également dans ce sacrement à restaurer l'image de Dieu dans l'âme humaine. Notre esprit se tourne vers le Père, dont il est l'image. Notre pensée, née de l'esprit, est l'image du Fils} notre amour, émanant de la connaissance, l'image de l'Esprit-Saint. De là suivent la foi au Père, l'illuminateur de notre âme, l'espérance dans la Fils qui porte vers le Père nos pensées, l'amour dans l'Esprit qui détermine notre volonté. » 14 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE haït la hauteur du point de vue auquel se place Schlegel dans ses préférences pour cette Eglise 1 C'est avec pleine raison, dit-il, que Schlegel envisage la Trinité comme le mystère par excellence de l'amour éternel illuminant toutes les profondeurs de l'unité divine. » Dominant de cette hauteur toutes les vérités de l'ordre chrétien et révélé, il,entrevoit dans un prochain avenir les plus belles perspectives, le dogme le plus sublime devant être le fondement sur lequel s'assoira l'édifice religieux, et la théologie pratique devant en retirer les semences les plus fécondes et les fruits les plus abondants. Des plus hautes spéculations sur l'adorable mystère, Stolberg" tire le fruit pratique, quand il montre l'immense bonté de Dieu qui le pressait de se communiquer à sa créature, de lui donner la plénitude de sa félicité. L'essence de l'amour est de se donner 2. En donnant son Fils unique pour sauver le monde, Dieu a épuisé la mesure de sa bonté, et la création reçoit son dernier perfectionnement. Recréer en nous l'image divine et combattre l'amour désordonné de nous-mêmes, voilà le plan tout entier de la Révélation, tel qu'il se laisse apercevoir dans les Saintes Écritures. Celles-ci forment, suivant les belles expressions de Stolberg, un grand tout organique que vivifient la foi, l'espérance et la charité, a charité comprenant naturellement, outre l'amour pour Dieu, qui a promis et donné son Fils, l'amour pour le prochain, auquel nous sommes rattachés par les mêmes liens, alors qu'il peut devenir i. Histoire de la littérature allemande, par Julian Schmidt, t. II, p. 558.— Ouvrage allemand en 5 volumes, très important et non encore traduit en français. 2. Ces paroles de Donoso Cortès sont tirées de son Essai sur le Catholicisme, le Libéralisme et le Socialisme chap. îv. En voici le développement Le catholicisme est amour. Celui-là seul qui aime est catholique, et le catholique seul apprend à aimer, parce que, seul, le catholique puise sa science aux sources surnaturelles et divines. Le Père est amour, et il a envoyé le Fils par amour; le Fils est amour, et il a envoyé l'Esprit-Saint par amour. L'Esprit-Saint est amour, et il répand continuellement son amour dans l'Eglise. L'Eglise est amour et embrasse le monde d'amour. Ceux qui ignorent cela ou qui l'ont oublié ignoreront toujours la cause surnaturelle ou secrète des phénomènes apparents et naturels, la cause invisible de tout ce qui est visible, le lien qui assujettit le temporel à l'éternel, le ressort mystérieux des mouvements de l'âme, et comment l'Esprit-Saint agit dans l'homme, la Providence dans la société, Dieu dans l'histoire. » C'est encore Donoso Cortès qui, peignant l'état de l'âme dont la charité c'est la vïe, disait que non seulement son état est le plus sublime, le plus excellent qu'on puisse concevoir ici-bas, mais encore qu'il est un témoignage éclatant des prodiges de l'amour divin. LÉLÉMENT SURNATUREL DANS LES CONVERSIONS 15 comme nous un temple du Saint-Esprit. L'incarnation, qui réalise l'union de la nature divine et de la nature humaine dans la personne unique du Dieu-Homme, n'est qu'une extension à l'humanité de la vie divine, ou, pour employer l'expression énergique d'Hettinger, Une effusion surabondante en elle de cette vie qui se propage et se continue d'une manière permanente par l'Eucharistie dans chacun de ses membres. Par la communion, ils ne font tous qu'un corps dans le Christ, de même qu'il ne fait qu'un avec le Père ; et ainsi se réalise la sublime prière deJésus-Christ Ut sint unum, sicut et nos sumus. Ego in his et tu in me, ut sint perfecii in unum. S. Jean, ch. xxvn, 22, 23. L'homme élevé par l'incarnation et l'Eucharistie jusqu'à la participation à l'auguste Trinité, à la vie divine, voilà la plus haute réalisation possible de l'idéal religieux, de la communauté avec Dieu. Et cette communauté le fait aussi entrer en partage de toutes les richesses de l'amour divin, des Saint-Esprit dont la plénitude réside en Jésus-Christ et le rend capable du suprême acte d'amour, celui de se donner tout entier et sans réserve à Celui qui s'est promis lui-même dans le ciel pour récompense. Et ainsi, alors que l'homme ne vit plus pour lui-même mais pour Jésus-Christ, ou plutôt que ce dernier seul vit en lui, la vie du ciel, avec tout le bonheur inhérent à l'amour, se trouve réalisée sur la terre. Merveilleux spectacle qui fut donné par les premières communautés chrétiennes. Comme sont touchantes les aspirations répétées de Stolberg vers cette patrie céleste, si bien secondées par une auguste amie, la princesse de Gallitzin, l'instrument miséricordieux de la Providence à son égard, si complètement partagées par sa noble femme, par cette digne mère qui, par l'âme, ne faisait réellement qu'un avec lui! L'Église créée par Jésus-Christ, comme il en avait l'avant-goût par le coeur, avant de lui appartenir pleinement par l'intelligence ! Il comprenait d'instinct que cette Église ne pouvait être qu'une universelle communion de charité. Même avant sa conversion, il se référait souvent ici aux deux grands oracles du Nouveau Testament, saint Paul et saint Jean, qui ont le plus mis en relief cette grande vérité, pour ne pas dire que tout leur enseignement y était contenu. Qu'on lise par exemple la première épître de saint Jean; ses cinq. chapitres sont comme pénétrés, saturés de l'amour divin. Sa science, tout entière de Jésus-Christ et de Dieu, se résume dans la charité Dieu seul est bon, avait dit le Sauveur, et saint Jean l'explique en disant In hoc apparuit cari- 16 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE tas Dei, quoniam Filium suum unigenitum misit Deus in mundum, ut vivamus per eum. Et la foi, dans saint Jean, ce n'est pas seulement la foi aux mystères, la foi aux choses inaccessibles à la raison; la foi, c'est la foi à la charité de Dieu Et nos cognovimus et credidimus caritati. Et chose profondément mystérieuse et qui se rattache au même ordre d'idées, la marque de prédestination serait la bonté Omnis qui diligit, ex Deo natus est et cognoscit Deum. Qui non diligit, non novit Deum » ; et la raison unique qu'il donne, et qui résume tous les attributs de l'infinité divine, c'est que Dieu est charité Deus caritas est, et qui manet in caritate, manet in Deo, et Deus in eo. Et la vie que nous devons avoir par lui ne fait qu'un avec cet amour même Qui habet Filium, habet vitam. Saint Paul, renchérissant sur ce langage, plonge peut-être plus avant dans les profondeurs du mystère de l'amour divin et des fins dernières de la création. Le chapitre xm de sa lettre aux Corinthiens vient corroborer en un sens la doctrine de saint Jean et contient la suprême glorification de la charité. Ce chapitre, qui . commence par ces étonnantes paroles Si linguis hominum loquar et angelorum, caritatem autem non habeam, facius sum velut ces sonans aul cymbalum tinniens », se résume en quelque sorte et trouve sa conclusion dernière dans le verset 8 Caritas nunquam excidit, sive prophetice evacuabuntur; sive lingtm cessabunt, sive scientia destruetur. » Pas besoin d'expliquer la cessation du don des langues, des prophéties devenues inutiles après la fondation de l'Église ; mais cette locution énergique et absolue Scientia destruetur ne se rapporte-t-elle pas à cette vue du monde à travers un miroir et comme en énigme que saint Paul exprimait si bien quand il disait Invisïbïlia enim ipsius, a creatura mundi, per ea quoe- facta sunt, intellecta, conspiciuntur, sempitema quoque ejus virtus et divinitas, vue qui n'a plus d'objet et s'éclipse devant ce que saint Paul appelle la vision facie ad faciem, autrement dit, la vision béatifique? Par la même raison, la foi, l'espérance, s'effacent devant la charité, qui est le but suprême, le reste ne devant être considéré que comme moyen pour y arriver ce qu'énonce l'Apôtre par ces dernières paroles Nunc autem manentfides, spes, caritas, tria hoec major autem horum est caritas. Toutes les grandes âmes se sont pénétrées de cette pensée que la vie éternelle était une vie d'amour commencée sur la terre par l'union à Jésus-Christ dans l'Église qu'il a établie. C'est là le prin- L ELEMENT SURNATUREL DANS LES CONVERSIONS 17 cipe fondamental qui, s'emparant de plus en plus de l'esprit et du coeur de quelques membres marquants des sectes séparées, a éminemment contribué à les ramener à l'Église mère, en excitant leurs désirs, leurs aspirations, sous l'impulsion la plus pressante de la grâce. C'est aussi ce principe qui avait agi, nous l'avons vu, de la manière la plus décisive sur Stolberg et tint son âme en éveil, ne lui laissant aucun repos, jusqu'à ce qu'il se fût rattaché indissolublement à cette Eglise. Dans le langage qu'il fait entendre après sa conversion, on voit que ce sentiment, si longtemps nourri et surchauffé dans son âme, fait explosion, notamment dans sa lettre à la princesse Hohenlohe L'Église, dit-il, se montre vraiment une bonne mère et la véritable épouse de qui nous a enseigné le plus pur amour divin par les leçons de toute sa vie et par sa mort, en ce qu'elle embrasse tous ses enfants par les liens d'une sainte et divine communauté. La communion des Saints est sans doute admise dans les professions de foi des sectes chrétiennes dissidentes; mais elles n'en pénètrent pas la véritable signification. Ce que le catholique entend par là est inexprimablement grand, aussi saint que consolant. Il se sent déjà uni ici-bas par les liens éternels d'un amour croissant à tous ceux qui font partie de la vigne du Seigneur, dont les branches s'élèvent au delà et au-dessus du temps, pour s'étendre dans les espaces sans fin et les éternités du ciel. » Et quelle influence n'exerça-t-il pas non seulement sur sa famille, dont tous les membres furent des modèles de vraie piété, mais sur les plus grandes intelligences de son temps, notamment sur celles de Frédéric de Schlegel, et de Adam Millier de Rittersdorff ! Ce dernier ne se lassait pas, une fois converti, de mettre en relief les liens d'étroite union entre les croyants, si fortement cimentés par la véritable Église ; et pour gagner à la sainte cause Gentz, son principal ami, il lui écrivait 1 Le propre de la religion chrétienne, c'est qu'on ne puisse y atteindre et en posséder la connaissance sans qu'on ait en même temps le plus ardent désir de la vpir embrasser des liens de sa sainte communauté tous les siècles, tous les peuples, tous les hommes. Par cela même que le Christ a montré comment Dieu s'est révélé à l'infini dans l'humanité, on ne saurait pleinement adhérer à la Révélation, sans se rattacher fortement, avec tout ce qu'on est et tout ce qu'on possède, à l'humanité. Qui croit au Christ doit aussi nécessairement croire à la 1. Ouv. précité de Rosenthal, ior vol., partie allemande, p. 74 et suiv. l8" REVUE DU MONDE CATHOLIQUE communauté une, éternelle, indivisible, des hommes dans le Christ, autrement dit à l'Église 1. » Une autre illustre convertie, Mme de Swetchine, a des accents vraiment inspirés, quand elle dévoile l'immensité des horizons qu'ouvre à l'esprit et au coeur le dogme de la communion des Saints compris dans le vrai sens catholique. C'est à propos de la prière, qui nous fait entrer en communication avec tous ceux qui aiment Dieu, qu'elle fait entendre ces prestigieuses paroles La prière, c'est l'éternité; elle embrasse tous les temps. La prière, c'est l'immensité; elle embrasse tous les lieux. Tout ce qui est, ô mon Dieu, tout ce qui a été, tous les hommes dans la durée et l'espace, leur sort présent et futur, leur félicité, leur amour, leur vertu, tout cet infini des âmes et des coeurs se réfléchit dans l'humble et ardente prière, comme le firmament céleste se réfléchit dans l'onde ignorée du moindre ruisseau. » Les quatre dernières années de la vie de Stolberg furent des années de suprême recueillement. Après avoir perdu deux de ses fils, l'un tout jeune encore à la suite d'une longue et cruelle maladie, l'autre mort en brave sur le champ d'honneur, il se retira définitivement à la campagne. Sa correspondance avec les divers membres de sa famille ou ses amis reflète la douce paix de son âme qu'entretenait cette attente du ciel qu'il désirait tant pour eux. Après avoir fait entendre un suprême avertissement à son siècle, jetant des hauteurs de sa foi un clairvoyant regard sur le plus lointain avenir dans une brochure, l'Esprit du temps, qui fit alors tant de bruit et suscita de si ardentes colères, il ne songea plus qu'à l'éternité. Concentrant une dernière fois sa pensée sur un objet qui s'était emparé depuis si longtemps de toutes les puissances de son âme, il écrivit un traité de Y Amour de Dieu. Ce fut, pour reproduire ici le beau langage de Rosenthal, le dernier chant du cygne, que cet opuscule sur la charité, écrit avec le coeur d'un saint et les transports d'un prophète, suprême legs du père à ses enfants, de l'ami i. Dans un coup d'oeil général sur les travaux d'Adam Mùller, M. Rosenthal fait observer qu'une fois revenu au catholicisme, ce savant conçut mieux la loi de l'histoire, l'unité du plan divin. Dans l'étude des rapports de la vie politique et sociale, il ne manqua jamais de remonter à leur source première, à Dieu même, montrant comment une religion qui ne s'adresserait, qu'à l'âme sans pénétrer à là fois le corps et l'esprit n'assurerait pas la véritable paix, qui existe dans l'unité harmonique du corps, de l'esprit et de l'âme. L ÉLÉMENT SURNATUREL DANS LES CONVERSIONS 19 à ses amis, du chrétien à ses frères, un écho du testament du bienheureux Jean Mes enfants, aime^-vous les uns les autres. Le 5 décembre 1819, quelques jours après avoir terminé cet opuscule 1, il expirait au milieu des siens à la suite d'une courte maladie, et les dernières paroles que murmurèrent ses lèvres en mourant furent Loue soit Jésus-Christ ! Sa tombe devait fournir un témoignage de sa foi, une suprême et permanente affirmation de l'amour divin qui avatt inspiré toute sa vie. Elle portatt comme unique inscription qu'il avait luimême demandée, ce texte de saint Jean Dieu a tant aimé le monde . qu'il a donné son Fils unique, afin que tous ceux qui croient en lui ne soient point perdus, mais aient la vie étemelle. Toute la correspondance de Stolberg démontre que ses préférences pour l'Eglise catholique sont fondées sur l'amour plus effectif de celle-ci pour le divin Sauveur. C'est là le point de vue dominant qui, nous l'avons vu, achève de dissiper tous ses doutes, et qu'il croit le plus propre à ramener les plus pieux et les plus sincères de ses anciens coreligionnaires. On voit en lui une preuve à jamais mémorable que le véritable adorateur de Dieu en esprit et en vérité trouve dans le catholicisme le moyen par excellence de laisser pénétrer jusque dans les dernières profondeurs de son être la vie de Jésus-Christ, et d'arriver, dès ici-bas, à ce degré suprême d'union qui assure l'exercice des plus sublimes vertus et le détachement le plus complet des intérêts purement terrestres. C'est à cette hauteur de spiritualité, qui ne saurait se confondre avec le mysticisme, qu'aspirait l'âme de Stolberg; et nul n'avait été moins impressionné par tout ce qui constitue les pompes et formes extérieures du culte catholique. Ce n'est point son imagination qui avait subi un entraînement quelconque, comme les protestants eussent voulu fausssement le faire entendre. Sa raison et son coeur seuls étaient attirés vers le catholicisme, dont les rites et cérémonies le rebutaient plutôt. On peut même dire que, dans la période où il se sentait le plus ébranlé, ces cérémonies, dont il ne pénétrait pas suffisamment la signification cachée, le lond symbolique, furent 1. Comme Stolberg, Schlegel voulut, lui aussi, faire entendre, avant de mourir, un suprême hommage à l'amour divin, sur lequel s'étaient concentrées ses plus ardentes spéculations. Ses Conférences sur la religion chrétienne, où, en traitant de la foi et de l'espérance, il avait pénétré leurs plus mystérieuses profondeurs, devaient se terminer par trois leçons sur la charité. Mais Dieu se contenta de ce désir, et on peut dire qu'il mourut en l'accomplissant. Il écrivait encore les pages de la première de ces leçons quelques heures avant d'expier. 20 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE pour lui une pierre d'achoppement. Rien de plus étrange pour ceux qui le connaissent, disait l'évêque de Kellermann *, que de prétendre que le côté purement extérieur du culte, les rites et cérémonies l'eussent attiré à l'Eglise catholique. Peu de personnes, peut-on dire, poussaient plus loin que lui l'adoration de Dieu en esprit et en vérité. Qui s'élevait davantage contre tout ce qui pouvait détourner le regard des croyants de l'unique objet nécessaire, de la vue de notre Sauveur? Qui se défendait davantage comme lui de toute autre confiance que celle qu'on doit uniquement avoir dans les mérites du divin Rédempteur ? Les cérémonies de l'Eglise catholique, alors qu'après un long examen il ne vit plus en elle des déviations du culte en esprit et en vérité, ne l'ont point, il est vrai, empêché d'entrer dans le giron de cette Eglise ; mais elles donnèrent peut-être lieu au plus rude combat intérieur contre tous les préjugés de son éducation, fortifiés d'ailleurs par quelques abus de l'époque. Toutes les grandes conversions qui suivirent la sienne présentèrent le même cachet de profondeur et mirent en relief la puissante fécondité du catholicisme, qui répondait à la fois aux plus ardentes aspirations du coeur et aux plus hautes exigences de la raison. Le retour de natures aussi foncièrement diverses que celles de Schlegel, d'Adam deMûller, deWerner, de Charles de Haller, réfute de la manière la plus péremptoire les reproches de petitesse d'esprit, d'étroitesse de vues, faits à l'Eglise catholique. IV Le côté transcendantal des spéculations de ces savants, lequel semble croître en se proportionnant au surcroît de lumières, et par suite, d'amour divin qui suit leur conversion, nous paraît dû à l'action de ce que nous avons! appelé l'élément surnaturel. Cet élément, c'est celui, répétons-le, qui va puiser directement l'efficace de sa vertu aux sources de la vie divine elle-même 2. i. Admis dans l'intimité de Stolberg, alors qu'étant simple abbé il fut agréé comme précepteur de ses enfants, il a été plus à même que tout autre de connaître à fond ses dispositions d'esprit. 2. Dieu n'est pas seulement l'acte pur de la pensée ou de l'intelligence absolue, tel que le concevaient Platon et Aristote. Il est l'acte pur de la volonté ou de la liberté absolue, c'est-à-dire qu'il se veut lui-même infiniment. Dieu est pour ainsi L ELEMENT SURNATUREL DANS LES CONVERSIONS 21 Toutes les citations que nous avons faites en preuve de cette action continue de l'élément surnaturel sur les convertis peuvent se résumer dans ces expressions d'une lettre de Stolberg au philosophe Jacobi La religion de Jésus-Christ est devenue la vie de ma vie, l'âme de mon âme. » C'est donc sur la volonté qu'influe cet élément, sur la volonté libre, qui peut être considérée, au point de vue chrétien, comme le noeud vital de notre être, étant le [souverain régulateur de toute la vie morale et intellectuelle. Développer une plus grande puissance de volonté et de liberté, c'est l'acte par excellence de Dieu en l'homme, l'action de la grâce, pour me servir du langage de la théologie. Ce développement poussé à son degré extrême explique seul les miracles de l'héroïsme chrétien des premiers siècles qui a éclaté au milieu de la plus abjecte servitude. C'est au moment du plus haut degré d'abnégation et de renoncement de lui-même que l'homme acquérait la plus haute puissance de volonté et de liberté, et maîtrisait la nature dans son corps jusqu'à en comprimer le cri et endurer tranquillement les plus affreux supplices. Dépouillée de la faiblesse inhérente à l'être fini, la volonté était en quelque sorte, à l'instant où elle abdiquait en apparence, rendue par Dieu au centuple, et grandissait alors jusqu'à se confondre en un sens avec la liberté de l'Etre infini. Il en faut dire autant de la plupart des convertis, qui ne sont rendus capables des grands et permanents sacrifices qu'entraîne leur retour à la vraie foi que par l'effort suprême de volonté que seul peut assurer un véritable amour de Dieu. C'est de cet amour que notre grand pyschologue Maine de Biran disait qu'il consiste dans le sacrifice de soi-même à l'objet aimé. Saint Augustin et saint Thomas disent également que l'amour de Dieu dans sa plus haute expression consiste dans le sacrifice pleinement volontaire de soi-même à l'objet aimé. La charité, dans sa mystérieuse ascension, se confondrait d'après eux avec l'amour infini que Dieu a de lui-même et diviniserait ainsi tout l'homme. Le converti finit, en coopérant à l'action continue de la grâce, par dire tout moi. Il est moi dans son principe et dans sa foi il est par suite l'unité absolue. C'est là le Dieu-Trinité. De même qu'en Dieu, l'être par soi ne saurait se concevoir sans l'absolu de la liberté et de la parfaite personnalité, et l'implique nécessairement, de même aussi, en l'homme créé à la ressemblance de Dieu, la liberté ne se comprend que comme l'essence même de son être, la substance de l'âme. 22 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE acquérir cette vertu par laquelle il n'agit plus qu'en vue et pour l'amour de Dieu, et c'est alors seulement qu'il peut surmonter tous les obstacles matériels et moraux de nature à retarder sa rentrée dans le giron de la véritable Eglise. A. CHAUFFARD, Ancien magistrat. Le Mystère de Caria i Généralement 1 l'on se contente de dire Le Christ a assisté aux noces de Cana, donc c'est à Cana qu'il a institué le sacrement de mariage. Et alors, à cette idée préconçue l'on s'empresse de rapporter tous les textes latins ou grecs qui parlent de la sanctification ou de l'honneur du mariage. C'est très facile, mais cela ne prouve rien. Chose singulière ! nous n'avons pas trouvé un seul texte, avec preuves à l'appui, qui affirmât l'institution à ce moment. Billuart lui-même ne donne pas de preuves 2. Presque tous, même saint Cyrille, passent immédiatement du sens littéral aux considérations mystiques. Il en résulte dans l'esprit du lecteur une désespérante indécision touchant ce mystère. Essayons d'en sortir. Dire 3 que, par sa présence aux noces Notre-Seigneur Jésus-Christ a béni toutes les noces en général en sorte qu'il n'y a plus qu'à ajouter la formule pour avoir la grâce, est une conception assez ingénieuse, une belle fleur de l'imagination, mais sans réalité. Outre que l'on semble favoriser par là l'opinion réprouvée du prêtre ministre du sacrement, rien n'indique qu'il en ait été ainsi. Il n'est personne qui ne soit frappé, au contraire, du concours apporté à la doctrine de l'Église sur le ministre du sacrement, par i. M. l'abbé Trillon de La Bigottière, dont la Revue du Monde Catholique a déjà publié plusieurs travaux savants et bien étudiés, justement remarqués des hommes compétents, nous adresse un nouvel article sur le Mystère de Cana. Ce n'est qu'un chapitre pris dans un ouvrage qu'il doit prochainement publier sur Les Noces de Cana', mais nous pensons que la gravité du sujet et la manière neuve dont il est présenté intéresseront le lecteur, à qui nous sommes heureux d'en offrir la première lecture. 2. Billuart, de Matr. diss., i, A. 3. Invitatus ad nuptias, illas insigno miraculo approbavit, atque illis benedixit, eis conferendo vint causandi gratiam. Ita tradùnt S. P., Cyrillus, etc., etc. » 3. Voir entre autres Theob. Lienhart, Th. Argent., t. III, p. 581. 24 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE l'opinion qui unit à l'Incarnation la source de cette grâce. On ne peut en effet reporter à Cana ce que nous avons dit de l'Incarnation comme source et production de cette grâce sacramentelle ici, l'oeuvre silencieuse de la grâce se comprend; à Cana, il eût fallu au moins un acte, une parole créatrice du sacrement ; or, rien de semblable. Toute l'action du récit évangélique converge vers le mystère du changement de l'eau en vin, et non vers la noce. Il est très joli, mais peut-être un peu naturaliste, de dire Le Christ, en se mettant à table, a béni toutes les noces. Malgré soi l'on pense à l'arôme du festin, au délicieux fumet des bons vins d'Engaddi ou de Sorec, aux celliers de l'époux, voire même au bon appétit du vieil Isaac ou au fin odorat du gourmand Esaù; entourage de pensées plus digne du signe sensible que de la grâce, mais comment s'en déprendre? Cette idée fit école. Eh! n'avait-il pas à l'esprit les noces évangéliques et plus encore à la bouche le parfum délicat des mets exquis de la table royale, ce brave Père Auger, ami et familier de Charles IX, qui, tout en tonnant de grand coeur contre les hérésies et médisances des Calvinistes, Bézéans, Ochinistes, Mélanchtoniens et autres mécréants, dans son discours au roi, se défend bien de distraire le sacrement de mariage des noces de Cana et surtout de l'éloigner du bon vin qu'il n'a garde d'oublier Même, s'écrie-t-il, que le Christ a voulu à l'entrée de ses voyages, et tout au commencement de son issue du désert, bénir et sanctifier le saint état du mariage par sa présence et y faire tout premièrement reluire sa puissance et grandeur, par un excellent miracle 1, » Tel est ce que j'appellerais le côté matérialiste on naturaliste du mystère de Cana; il n'a pas peu contribué à égarer l'opinion. Inutile d'établir une comparaison avec le baptême de NotreSeigneur. On dit qu'en se baignant dans le Jourdain, Jésus-Christ a sanctifié toutes les eaux de la terre pour le baptême et les a désignées. comme matière première en attendant la formule. Sens- plus accommodatice de la piété que réel. On trouve cela partout. La piété a toujours aimé un aliment de cette sorte, plus inoffensif et subtil que vrai ; base de la piété sentimentale si à la mode de nos jours et fondement vulgaire de nombreux petits livres spirituels, vraie peste de la dévotion. Bien des âmes simples s'en i. Emd. Auger, S. J, 1572 Discours dédié au roi Charles IX. "b=r~'* LE MYSTÈRE DE CANA 2$ contentent et sommeillent ainsi dans une spiritualité sensualiste sans progrès. Il est triste que des âmes plus richement douées en spiritualité en soient elles-mêmes réduites, faute de mieux, à de si maigres aliments. Dans le cas présent, il est très vrai que le Seigneur a sanctifié les eaux du Jourdain comme tous les autres lieux par où il a passé. L'âme pieuse peut s'en réjouir dans l'action de grâces, et jeter en même temps un regard sur toutes les piscines sanctifiées pour le baptême par la vertu du Christ, en rattachant l'une et l'autre sanctification au même mystère. Mais cela ne fait pas que les eaux du monde entier soient sanctifiées parle baptême de Jésus-Christ. La preuve en est dans les nombreuses bénédictions par le signe de la croix, dans le mélange sacré de l'huile sainte et surtout dans les violentes imprécations et les rigoureux exorcismes employés pour chasser le diable. La sanctification du Jourdain ne dépasse pas le degré de sanctification des lieux de pèlerinage où, sous l'action bienfaisante de la grâce concentrée en ces lieux par la volonté divine, l'influence diabolique et toute pestilence de Satan est diminuée, écartée, anéantie, afin de rendre, l'endroit propice à l'âme et digne des effusions privilégiées du ciel. S'il en est ainsi pour le Jourdain vis-à-vis du baptême, comment soutenir que la présence divine à Cana ait sanctifié les noces universelles, en sorte qu'il n'y ait plus que le signe sacramentel à ajouter ou à former? Aucun rapport, aucune dépendance entre la sanctification particulière des noces de Cana et la sanctification universelle des mariages. J'en appelle à tous les hommes vivant dans la chair. Pour qu'il en soit ainsi, autour du contrat matrimonial trop de démons rôdent à l'infini, fort difficiles à expulser et trop bien établis jusque dans le signe sensible. Dire que le Sauveur, à Cana, a prononcé une formule sacramentelle instituant le sacrement, est une assertion gratuite puisque aucun acte, aucune parole, ne sont signalés en ce sens dans l'Evangile. Et ne serait-il pas étrange que le mariage, seul fût institué dès le début de la vie publique, par un acte positif, avant la formation du collège apostolique, alors que tous les autres sacrements ne le furent qu'à la fin? Pourquoi cette exception extraordinaire? Que l'Eucharistie soit annoncée d'avance, que Simon reçoive le nom de Céphas, que la grâce du mariage soit prête dès l'Incarnation, très bien rien n'est plus conforme à la conduite de Jésus-Christ. Mais la dispensation des dons et des pouvoirs est réservée à la fin. 20 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Cette hâte attribuée au Messie pour l'honneur du mariage donne aux naturalistes modernes l'occasion de gloser 1. Dire que l'institution part du changement de l'eau en vin, parce que le vin est meilleur que l'eau et le mariage sacramentel meilleur que l'union purement naturelle, et que, par conséquent ce changement fait au repas des noces fut le signal de la grâce, est une affirmation également sans fondement. En effet, l'on en pourrait dire autant de tout changement in melius, et la circonstance du repas de noces ne fait rien à la chose puisque les Juifs ne se mariaient pas à table. Et puis quel rapport entre le changement de l'eau en vin et le contrat conjugal ? Ne serait-ce pas l'occasion de répéter le Qiiid mihi et tïbi ? Une substance chassant l'autre ! J'y verrais bien plutôt un symbole de séparation et de divorce. Quelle circonstance plus répulsive pourrait-on choisir pour asseoir un symbole d'union et y fixer à jamais la grâce sacramentelle? Enfin, je le répète, peut-on croire que le Christ, qui a dit Baptisez-les. — Prenez et mangez. — Faites ceci en mémoire de moi. — Remettez les péchés, etc. », en pleines noces, eût institué un sacrement de cette importance en gardant le silence, sans en souffler un traître mot, sans y faire même la plus petite allusion, et par un acte qui semble contraire? Les auteurs qui l'ont affirmé l'ont avancé sans preuves ni raisons et sur la seule analogie du mariage de Cana ce n'est pas suffisant. Le mystère des noces de Cana n'est pas le mystère "u sacrement de mariage. Étudions donc dans la tradition sa signification. II Loin de rapporter au mariage le mystère de Cana, l'antiquité chrétienne en a fait tout un autre symbole. Les noces de Cana, dit M. Rohault de Fleury 2, dans le changement de l'eau en vin, symbolisent la conversion des Gentils et aussi la sainte Eucharistie, et se rencontrent souvent dans les premières représentations des. scènes évangéliques. Elles semblent avoir d'abord tenté le génie i. Voir sur ce ton Renan, Vie de Jésus, ch. iv et v, Reuss, t. IV, page 132 et suivantes, et tous les exégètes plus ou moins pornographes de cette école. 2. Rohault de Fleury CEvang., Etud. Jean., 1, ch. xxn, p. 118 et 123. LE MYSTÈRE DE CANA 27 des sculpteurs dans des sarcophages antiques où, au lieu de six hydries, on en voit souvent cinq et quelquefois une seule. NotreSeigneur les touche avec une baguette. » Évidemment l'idée des premiers chrétiens se portait vers le mystère de la résurrection des corps, mystique changement de l'eau en vin, dont l'Eucharistie était le gage. Cette pensée sépulcrale des catacombes nous écarte passablement de la noce. Le Sauveur seul devant les amphores, c'est Dieu et la nature. S'il n'en frappe qu'une, c'est le Surge qui dormis du souverain Maître de la vie et de la mort. S'il en touche un nombre indéterminé, c'est le symbole de la croyance chrétienne à la résurrection générale d'abord, ensuite à la conversion des peuples païens à la foi. Pour les premiers fidèles, le mystère de Cana est encore l'image de l'Eucharistie et la figure de la transformation surnaturelle de leur vie sous l'action de la grâce. Au début du christianisme la scène est. très simple et ne cherche que l'expression du symbole, et ce symbole n'est jamais autre que ce que nous venons de dire. Plus on avance, dès le XIe et XIIe siècle, et plus la scène se complique. Elle paraît moins préoccupée du symbolisme et se rapproche davantage du texte évangélique. Mais qui osera soutenir que la perfection du dessin ou de la représentation ait fait disparaître les sens primitivement adoptés, lesquels se résument en celui de manifestation par transformation ? Ainsi l'entendirent d'abord les temps apostoliques. La nécessité d'une prédication évangélique désormais plus étendue força les Pères d'abandonner le sens intime du mystère, de s'attacher uniquement aux dehors de la scène, de n'y voir plus que l'honneur fait au mariage par la présence du Messie, afin d'en tirer de légitimes conclusions morales. Ce n'était pas nier le sens vrai du mystère, c'était s'arrêter aux nécessités pressantes de la situation, dans une appréciation moins approfondie mais non moins réelle. Il ne faut donc pas chercher autre chose dans les Pères que la réhabilitation de l'union conjugale par l'honneur que rend au mariage la présence du Sauveur. Ce qui n'empêche pas la tradition désormais d'être de plus en plus déconcertée par cet objectif, touchant le sens du mystère de Cana. La corruption du lien matrimonial a été le grand champ de bataille contre l'ennemi du dehors, comme l'hérésie fut la grande 28 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE lutte contre l'ennemi du dedans. L'on comprend dès lors l'importance, aux yeux des Pères, de la démarche bienveillante de Jésus ce fut le point de départ d'un renversement complet des idées païennes de l'époque. Léon XIII le reconnaît clairement Quïbus cousis vel ex eo die in hominum conjugia novoe cujusdam sanctitu^ dinis videniur esse profecta 1. Mais la défense chrétienne une fois fortement opérée sur l'exemple du Christ, immédiatement les Pères se tournent vers l'union divine dans l'Eglise et dans les âmes ou dans la personne même du Verbe incarné, et alors ils s'élèvent, du fait historique, aux plus sublimes pensées. Pour eux donc, même dans la nécessité qui les fait parler, le mariage n'est rien moins que la partie majeure du mystère. Dans la conception même de leur défense contre le paganisme, rien de l'institution du sacrement; S'agit-il de prévenir ou d'anéantir les fausses conclusions de l'hérésie le mystère de Cana n'offre pas aux Pères de l'Église d'autres armes de combat. Et il est singulier que pas un ne pousse l'argument jusqu'à ce raisonnement topique C'est là que fut établi le sacrement ! » Si ce dernier mot sort de leur bouche, c'est toujours avec le sens mystique de transformation ou d'union spirituelle. III Chose singulière! le Moyen-Age, si épris du symbolisme religieux, est l'époque la plus pauvre touchant le mystère de Cana, soit comme explication, soit comme représentation. Pourtant, deux choses étaient alors en honneur la sainteté du mariage, dont la cause rendit tant de fois illustre l'héroïsme des nobles chevaliers, et la chasteté religieuse si vénérée sous tous ses aspects. Comment expliquer, sous ce double rapport, l'absence presque complète du mystère de Cana au Moyen-Age? La raison en est, d'abord en ce qui concerne le mariage, qu'en ce temps-là, pas plus qu'aux premiers siècles, l'on ne crut à l'institution du sacrement à Cana. Si d'autre part le côté mystique fut également délaissé, ce fut moins i. Le mot Sanctitudo » dont se sert Léon XIII, à la suite des Pères, a un sens trop vague, trop général, pour être restreint à un cas particulier ; il se prend toujours soit pour le résultat d'un acte sanctificateur, soit pour l'ensemble de la justification, mais il ne saurait spécifier l'acte même. Il n'est donc pas question ici du sacrement. LE MYSTERE DE CANA 29 à cause de son évidence à laquelle l'on ne fit que peu d'attention, qu'en raison du sens liturgique nouvellement adopté et plus éclatant, et surtout de l'ardeur générale qui se porta vers le Cantique des Cantiques, mine spirituelle bien autrement précieuse en fécondité où le rôle de l'époux et de l'épouse mystiques, traité de main de maître ex professo, était évident. Une nouvelle interprétation, disons-nous, avait alors pris une importance majeure éclipsant tout autre point de vue. Du triomphe même de la civilisation chrétienne sur l'antique société païenne, surgit cette nouvelle ou plus claire interprétation du mystère de Cana La manifestation du Christ ». Jésus manifesté, c'est tout le Moyen-Age. Ce caractère spécial du mystère devint le cachet propre de cet âge heureux et comme le cri de joie de la chrétienté. L'antique paganisme était donc vaincu, la chrétienté était formée. Le Christ régnait dans les lois, dans les moeurs et jusque sur le trône des rois. Aux empereurs païens, aux julien, aux Valens, avaient succédé de nouvelles générations d'empereurs et de rois qui fléchissaient les genoux et présentaient au Christ Seigneur l'hommage d'un coeur dévoué et orthodoxe. Théodose, Charlemagne, Alfred le Grand, Etienne de Hongrie, Edouard le Confesseur, Henri II l'empereur, Ferdinand de Castille, Louis IX de France, se prosternaient avec les rois mages aux pieds du divin Enfant et lui ouvraient leurs trésors 1! » Ainsi ces paroles Et manifestavit gloriam suam, eurent leur actualité historique, devinrent de plus en plus chères au coeur de l'épouse sacrée de Jésus et fixèrent d'une façon authentique le sens du mystère en le faisant entrer désormais dans l'auguste théophanie. Une phase nouvelle s'était donc ouverte et absorbait tout le sens du mystère dans celui de la manifestation divine. Son triomphe fut dès lors dans la liturgie. Oh ! combien il convenait aux splendeurs de la chrétienteté, telle qu'elle nous apparaît radieuse au Moyen-Age, d'attacher aux noces de Cana le caractère de la divine manifestation ! 11 y a dans cette conception plutôt oeuvre d'amour, de joie, d'action de grâces, de jouissances spirituelles et de célestes louanges, que raisonnements didactiques. C'est le cri de joie d'un coeur rempli de la science divine, débordant de gratitude et jouissant des triomphes de l'Époux céleste. 1. DOM GUÉRANGER, Ami. Lit., t. II. 30 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE La liturgie sacrée s'empara donc du mystère envisagé à ce point de vue, et il faut convenir qu'à côté du lyrisme de son enthousiasme, toute représentation par la sculpture ou la peinture eût été bien froide. Voilà pourquoi, en ces jours de foi vive, cette représentation s'est faite rare. A la louange silencieuse l'on préféra l'élan du coeur, et le Tribus miraculis de l'Epiphanie résonna plus chèrement dans les âmes que le bruit monotone du ciseau à froid. L'Eglise fait officiellement, du mystère de Cana, le mystère de la manifestation du Christ. Tel est l'enseignement de son autorité doctrinale par l'organe de la liturgie; et il est vrai de dire encore une fois que la loi de la prière est devenue la loi de la croyance. On sent ici battre le coeur de l'épouse. Ce ne sont plus les dehors, mais c'est l'intime même du mystère qui nous est dévoilé. N'est-ce pas, du reste, le sens propre indiqué dans l'Evangile? Il est doublement sage de l'adopter dans toutes ses conséquences. S'il s'agit d'un mariage, l'Eglise invoquera le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, citera comme modèles la sagesse de Rébecca, la fidélité de Sara, l'amabilité de Rachel ; mais elle ne songera pas à Cana, malgré la présence de Jésus-Christ à ces noces. Ce silence significatif cesse d'être une simple preuve négative quand la grande voix de la sainte liturgie se fait entendre et dit Cana, c'est le mystère de la manifestation de Jésus, c'est là son cachet, sa signification Manifestavit seipsum. » Embrasée du désir de faire connaître, aimer, adorer son Epoux céleste, ce qui est le plus saint et le plus sacré de tous ses devoirs, on comprend que l'Eglise ait eu hâte d'unir cette manifestation tout intime et mystique de Cana à la grande manifestation du 6 janvier. C'est ce qu'elle a saisi de tout temps, dit Baronius l. L'Epiphanie, en effet, est Jésus manifesté, mais sous un triple aspect par le mystère des rois adorateurs, c'est la grâce prévenante qui vient au-devant de nous; par le baptême de Jésus au Jourdain, c'est l'âme correspondant à la grâce par la conversion et la pénitence ; mais par le mystère de Cana, c'est la rencontre des coeurs de l'Epoux divin et de l'épouse mystique dans la jouissance de l'éternel amour. Rien n'égale la joie de l'Eglise quand elle songe à ce mystère d'union i. Non una eademque die.. sunt peracta, sed ipsorum tantum memoriam eadem die ah Ecclesia recenseri solitam testantur Patres. » LE MYSTERE DE CANA } I O solemnis feslum loetilioe Qno uniliir Christus Ecclesioe, In quo noslroi saluiis nuptioe Cclebrantur ! Hélas ! le Moyen-Age perdit peu à peu de sa chaleur. Survinrent les hérésies du XVIe siècle si fatales à l'expansion de la piété, et, en même temps, s'éleva l'aurore de la Renaissance si préoccupée de la forme. On laissa le symbolisme mystique pour courir à la défense du dogme, et l'on oublia l'accent de la piété pour n'envisager que les beautés de l'art. Le mystère perdit son fruit qui ne fut plus goûté. Alors les noces de Cana réapparurent, mais sous un nouvel aspect qu'elles n'avaient jamais eu et qu'elles n'ont plus quitté depuis. Elles devinrent l'excellent miracle du bon Père Auger, et rien que cela. IV Cette situation trop réaliste a laissé une empreinte frappante dans l'histoire de la peinture c'est là qu'il faut l'étudier. La société d'alors était encore trop pénétrée de christianisme, et ce christianisme était trop puisé dans la vie des monastères pour que le talent de l'artiste n'offrît pas comme un reflet des enseignements théologiques du temps. L'hérésie avait nié le sacrement de mariage on la combattit. Dans la lutte, des champions plus zélés qu'éclairés crurent trouver un accommodement dans la distinction du contrat et du sacrement, chose inouïe jusque-là. Ce fut l'origine de la nouvelle doctrine du prêtre ministre du mariage. Les époux se mariaient, c'était oeuvre naturelle, contrat civil; voilà pour satisfaire l'hérésie. Le prêtre était ministre, bénissait, recevait l'élément de contrat, l'élevait à la grâce sacramentelle en donnant la matière et la forme; voilà pour contenter l'Eglise. Empruntée à Melchior Cano, cette doctrine envahit l'Ecole et fut presque universelle. A cause du service qu'elle rendit au début, sans grave inconvénient, et les gouvernements n'ayant pas encore élevé leurs prétentions sacrilèges du Mariage civil à la hauteur d'une vérité, l'Eglise se tut d'abord. Aujourd'hui l'Eglise ayant parlé ex cathedra, serait hérétique celui qui soutiendrait cette doctrine. Mais alors la distinction du contrat et du sacrement parut ingénieuse, on lui chercha un appui dans l'Ecriture, et les noces de 32 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Cana passèrent sans conteste pour la preuve d'Ecriture sainte, pour l'argument de foi, pour la raison majeure à l'appui de la thèse. Quoi de plus facile que d'y adapter toute la scène évangélique ? Le sacrement n'est-il pas surajouté au contrat par la présence divine et peut-être même trois jours ou plus après le mariage ? Voilà donc les noces de Cana devenues, au XVIe siècle, origine du sacrement de Mariage, et Notre-Seigneur disciple de Melchior Cano ! L'enseignement en a été tellement universel et si peu contesté, que je crois fort bien surprendre ici plus d'un confrère, très soumis d'ailleurs aux enseignements récents de Rome et aux définitions de Pie IX et de Léon XIII, mais qui croient de tout leur coeur qu'à Cana Jésus-Christ a institué le sacrement de mariage. Peut-être, et sans s'en rendre bien compte, sont-ils aussi un peu trop attachés aux anciens pouvoirs de leur Ego conjungo vos. Une telle descente découronna le mystère et déconcerta l'artiste. On peut peindre une vertu à l'aide des emblèmes et atteindre ainsi un certain idéal. Henri Goltzius, Gérard de Lairesse, Léonard Bramer, etc., ont excellé dans ce genre. Mais comment peindre un sacrement en dehors de la représentation du signe sensible et des personnages qu'il met en jeu? Le sacrement, séparé du contrat, fut forcément relégué dans le domaine des choses purement mystiques, invisibles, surnaturelles, insaisissables à toutes prises autres qu'à la foi. Il dut être laissé de côté par l'artiste, qui n'eut plus devant lui qu'une réunion vulgaire de contractants. Le contrat perdit en même temps tout son idéal divin et laissa l'artiste aux prises avec la forme. La préoccupation de l'esthétique remplaça naturellement l'inspiration puisée naguère aux sources de la foi. L'évolution artistique était conforme à l'enseignement dogmatique de l'Ecole, mais précipita la décadence. Autour de la table des noces de Cana s'assit une société purement mondaine. Jésus et Marie commencèrent à produire dans les tableaux un singulier contraste, ils y parurent presque déplacés, et l'on comprend à ce sujet l'embarras et l'hésitation des peintres. Ils s'en sont adroitement tirés de deux façons d'abord en négligeant le sujet, puis en le traitant, quand par hasard ils l'ont fait, avec le plus extrême réalisme, sans quoi que ce soit d'idéal. V Ils l'ont négligé au point que nous n'avons pu compter en Europe qu'une vingtaine de Abcès de Cana, et encore presque uniquement dans une ou deux écoles, italienne ou flamande. LE MYSTERE DE CANA 33 Voici celles que nous avons trouvées. Sans doute quelques-unes ont échappé à nos recherches, mais elles ne peuvent être en nombre. Ce sont Carlo Bononi i569-1632; — Domenico Fiasella, dit le Sarzane 1589-1669; —Josépin, César d'Arpino 1566-1640; — JeanPaul Panini j 695-1766 ; — Alexandro Bonvicino 1498-1560 ; — Jacques Bassan 1510-1598; —Jacques Tintoret 1512-1594; — Paul Véronèse 1528-1588; — Alex. Varotari, dit le Padouan 1590-1650 ; — Domenico Tiepolo 1726, une estampe; — Andréa Vincentino 1539-1644; — Alex. Allori 1535-1607 ; — un inconnu, n. 596, au Louvre, quinzième siècle; — encore Véronèse Paolo Cagliari, au musée de Dresde, 4 mètres sur 2 m. 25, plus beau que celui du Louvre, au dire de M. Lavice ; — un troisième de Véronèse, au musée Brera, à Milan ; — un quatrième, du même, au musée de Madrid. — Ecoles hollandaises et allemandes Jean Steen 1636-1689; — Rottenhammer, à la Pinacothèque de Munich; —Ambroise Francken le Vieux 154 5-1618, collection Mertens, à Anvers ; — Ludger 1562, à Berlin. —De l'école française, nous n'avons que François Lemoyne 1681-1737. — Ajoutez un vitrail récent à Notre-Dame de Bon-Secours, de Munich, par Roeckel 1839, l'unique assiette-corbeille de Palissy, au Louvre, collection Sauvageot, seule pièce dans la céramique que nous connaissions, une mauvaise tapisserie de Reims et la belle cheminée de l'hôtel de ville d'Anvers, et vous aurez à peu près tout. C'est peu, surtout en comparaison des nombreux et magnifiques tableaux peints à cette époque avec une si heureuse expression d'idéal et de spiritualisme. Quel peintre italien n'a pas ses Fiançailles de sainte Catherine ? on les compte par centaines 1. Quelles suaves compositions n'a pas inspirées la chaste Suzanne, si chère à l'école française? nous ne saurions les nombrer. Qui ne sait qu'alors le Mariage de la Vierge*, la Cène, l'Annonciation, la 1. Voici ses principaux peintres Le Primatice, dell. Tibaldi, G. Procallini, L. Sabbatini, A. S. Coello, P. Mignard, B. Luini, F. Mazzuoli, B. Boccaci, le Corrège, N. dell. Abate, G. Mazzuola, G. Maratti, V. Tomagni, L. Lotto, G. Licinio, Van Eyck, Otho Venius, Abr. Van Diepenbeck, N. Roose, Ph. Luppi, Fr. Bartholomeo, G. Bugiardini, Zampieri, Tisi, Tiarini, Del Sarte, Robusti Tintoret, Ghirlandajo, Feti, Ferrari, Betoni, Allegri, Alfani, etc., etc. 2. Ceux qui ont le plus excellé dans ce sujet sont Les Castillo, Ch. de La Fosse, J. Jouvenet, C. Vanloo, F. Mazzuoli, B. Boccaci, L. Cambasio, le Sarzane, D. Piola, V. Castello, F. Solimena, le Pérugin, L. Costa. Raph. Sanzio, B. Van Orley, H. Van Balen, Th. Boeyermann, le Rosso, etc. REVUE DU MONDE CATHOLIQUE 1or JANVIER 19OO 2 34 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE sainte Famille, la Conversion de Madeleine, Noël et le Calvaire, les Disciples d'Emmaûs, si souvent reproduits, ont comme spiritualisé l'art de la peinture ? En est-il ainsi des Noces de Cana? Non. On a pu donner une expression aux tableaux de l'Enfant prodigue, du Bon Samaritain, mais comment exprimer quelque chose d'idéal et de surnaturel dans les Noces de Cana, si ce ne sont que des noces? Les peintres d'intérieurs, de scènes rustiques, de vie commune, de portraits ou de tabagies, et les spécialistes ont généralement laissé de côté les sujets religieux, préférés des peintres de la nature et de l'histoire, et cependant c'est chez eux que l'on trouve les Noces de Cana ! Peignez les faits historiques, la belle nature, les ruines, vous arriverez facilement aux emblèmes, à l'idéal, au religieux ; mais si avec Gérard Dow vous peignez VEpiciere du village, la jeune Ménagère, la Cuisinière hollandaise, la jeune Fille aux oignons ou la Nourrice, vous ne serez jamais peintre religieux, eussiez-vous fait l'Ermite. Hélas ! c'est cependant à ce niveau qu'il faut descendre pour rencontrer la Noce de Cana. Larousse, dans son fatras de dictionnaire, si recherché des folliculaires et des feuilletonnistes, en fait brutalement la remarque. Mettre de côté le sens de manifestation adopté par l'Eglise et qui n'était au fond qu'une sanction, qu'un résumé des interprétations antiques ; découronner le Mariage de l'auréole gracieuse du sacrement; laisser entre les mains de l'artiste le contrat seul, entièrement nu, furent les causes majeures de la sécularisation de ce mystère. Aussi le trouvons-nous dans des mains étranges c'est Benvenuto Tisio, qui met sur le même chevalet les Noces de Cana et les Noces de Bacchus et d'Ariane c'est l'allemand Ludger, de Berlin, qui n'en fait littéralement, dit M. Waagen, qu'une grande cuisine garnie d'une foule d'accessoires ; c'est Jean Steen, qui souvent peignit la noce et la fit plus souvent encore et dont le pinceau irrespectueux représenta à Cana une vraie scène à boire, miroir trop réaliste du caractère joyeux de l'artiste. La Noce des Paysans, les Paysans sous la treille, les Buveurs, la Dispute au cabaret, étaient bien mieux son affaire 1. i. Voir CH. BLANC, Hist. des peintres, Ecole holl. Jean Steen vécut au cabaret et finit même par en faire un de sa maison. Entré en ménage d'une façon équivoque, deux fois failli, sur le point d'être saisi, il riait encore en disant Là où il n'y a rien à prendre, le diable perd ses droits et le roi aussi. » Le sentiment comique de l'artiste perce jusque dans son Jésus prêchant dans le désert et dans ses Noces de Cana. Ces dernières furent mises aux enchères à la vente du duc LE MYSTÈRE DE CANA 35 Ainsi comprises, les Noces de Cana devinrent une mine précieuse ce fut comme une découverte. Elles suscitèrent d'abord un élan nouveau vers l'idée singulière de remplacer la figure idéale et surnaturalisée des saints par des portraits connus. Pourquoi pas, du moment que le point de vue spirituel de Cana était absent ? L'archéologue aujourd'hui y trouve son butin. La reconnaissance envers des bienfaiteurs, la flatterie plus ou moins intéressée envers les grands, la voix du sang, une certaine curiosité historique, en firent presque un devoir. Bien difficile, incompris et grincheux celui qui y trouverait à redire. Les Noces de Cana n'ont pas peu contribué à vulgariser cette laïcisation de la sainteté, alors si à la mode, et aujourd'hui encore apparente sur nos vitraux modernes. Tandis que Jacques Bassan, dit Charles Blanc, envoyait tour àtour ses robustes filles remplir le rôle de l'épouse à Cana, de Madeleine à Capharnaùm, de reine de Saba à Jérusalem, ou les chargeait de porter des poules à la Crèche, nous voyons Paul Véronèse donner le grand ton aux Noces de Cana. Tous à l'envi l'ont imité sans le surpasser il a fixé à jamais sur la toile le naturalisme de ces Noces c'est son chef-d'oeuvre. Il n'en est guère de plus étonnant dans tout le royaume de l'art. Cent trente figures s'y meuvent à l'aise, en plein air, au soleil. Le banquet est servi dans la cour intérieure d'un palais de marbre, à deux pas d'un portique en brocatelle rose de Vérone. Au loin, par delà une terrasse à balustrade, on aperçoit un campanile et d'autres palais ornés de statues qui forment, avec le ciel, un encadrement des plus nobles. Le peintre nous fait arriver au moment où s'accomplit le miracle. Jésus-Christ est assis dans le fond, au centre de la table. A cette même table figurent François Ier, CharlesQuint, le sultan Achmet, la reine Marie d'Angleterre. Le marié, beau jeune homme à barbe noire, vêtu de pourpre et d'or, est Alphonse d'Avalos, marquis du Gast, et la mariée, Éléonore d'Autriche, soeur de Charles-Quint et reine de France. Plus loin, une femme élégante tient un cure-dent, c'est Vittoria Colonna, marquise de Pescaire. Puis viennent des cardinaux et des moines. Au premier plan, des musiciens. Le Titien joue de la contrebasse, Bassan de la flûte, Paul Véronèse du violoncelle, le Tintoret de même. Debout, B. Gagliari, frère du peintre, tient une coupe de vin, de Berry, 1839. Elles faisaient, par leur comique, les délices de la veuve douairière à qui, chaque jour, elles étaient présentées comme un spécifique puissant contre les idées de tristesse, d'ennui et de mort prochaine. » 36 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE dont, dit la chronique, il était quelque peu friand. Puis viennent 1 de nombreux valets. Ce tableau est le triomphe de Véronèse et peu ? s'en faut qu'il ne soit le triomphe de la peinture. » Il fut le modèle j envié et la cause d'un véritable enthousiasme pour ces sortes de j compositions. L'enthousiasme fut si grand que le Titien ne ren- j contrait plus Véronèse dans les rues de Venise, qu'il ne l'embrassât l comme un fils. ' \ La signification du mystère se transforma de nouveau et ] s'amoindrit encore. j On y vit bientôt, moins une réponse péremptoire aux négations \ des novateurs et une sanctification du mariage, qu'une généreuse j condescendance du Messie envers l'humanité, qu'un acte de cour- \ toisie et de charité, qu'une approbation tacite du bien-être apporté dans la vie par les ressources du progrès. Le Padouan Varotari, dans la scène magnifique qu'il nous a donnée de Cana, a illustré cette dernière transformation, l'a spécifiée pour ainsi dire en un pur acte de bonté et de bienfaisance. N'a-t-il pas placé près de Jésus et au premier plan, couché à terre, un pauvre à qui tout le premier semble être versé le vin du miracle? 11 y a plus bas. Notre dix-neuvième siècle s'est prostitué, touchant le miracle de Cana, jusqu'à l'ignominie. Sur ce point l'école naturaliste a perdu toute honte et la plume se refuse ici à laisser même soupçonner les sens pornographiques des fils de Satan, jamais la licence n'est allée si loin et il est regrettable qu'il se soit trouvé dans le langage humain des termes pour rendre les pensées des régions infernales. Parmi les catholiques d'aujourd'hui, les mieux intentionnés ne vont même pas jusqu'au dévouement du Padouan. Pour eux, le miracle de Cana est tout simplement un acte fortuit de courtoisie occasionné par l'imprévoyance ou la surprise de nos jeunes fiancés, exposée le plus naturellement du monde par Marie à son fils. Le bon Jésus, n'écoutant que son coeur, vint au secours de ses amis et, sans en penser plus long, fit le miracle pour les tirer d'embarras. Cela, paraît-il, fit du bruit et sa gloire commença de se manifester. Tout naturellement^ Personne ne s'étonnera, n'est-ce pas, qu'il n'y ait plus de Noces de Cana sur le chevalet de nos peintres ? LE MYSTÈRE DE CANA 37 VI A partir de Véronèse, les Noces de Cana quittèrent l'église, où n'était plus guère leur place, pour entrer au réfectoire. Son tableau du Louvre avait été peint pour le réfectoire des Pères de SaintGeorges-le-Majeur, vis-à-vis le palais ducal, à Venise. Chaque communauté voulut dès lors orner de peintures son réfectoire. Le bon Père Torlioni, des Servîtes, réclama le premier pour son couvent de. Saint-Sébastien, et Cagliari leur fit en 1570 le Repas che% Simon le pharisien au Louvre. Trois ans plus tard le voici chez les Dominicains des Saints-Jean-et-Paul, à peindre le Repas che% Lévi. Pendant ce temps, Alex. Varotari, dit le Padouan, peignait pour les Chanoines réguliers de Saint-Jean-de-Latran les mêmes Noces de Cana dans leur réfectoire de San Giovanni di Verdara, de Padoue. Jacques le Bassan ne donne pas à sa toile une autre destinée. Le côté purement matériel va donc en s'accentuant et ce ne sera bientôt plus que par un effort mystique de piété que les bons moines trouveront un sens religieux aux Noces de Cana. Voyez Robusti, dit le Tintoret, quel art il déploie dans le réfectoire des Padri Cruciferi ! II semble avoir pris à tâche de consoler les bons Pères de leurs longues abstinences en prolongeant l'illusion culinaire dans leur réfectoire La table s'enfonce, dit M. Charles Blanc, dans la perspective et se couvre d'une vive lumière qui fait briller les mets du festin et rayonner les visages des convives, isposition hardie, clair-obscur fort intéressant. A droite, dans une demi-teinte, sont les serviteurs qui portent le pain et les viandes et versent l'eau changée en vin. Cette peinture produisait une illusion charmante, parce que la perspective observée dans le tableau, en faisant la continuation du réfectoire et en perçant la muraille, figurait comme une rallonge où les bons Pères voyaient assis à leur table le Christ .et la Vierge avec les disciples de Galilée, qui buvaient fraternellement le vin du miracle. » Les bons moines en question pouvaient aussi se rappeler certaines multiplications miraculeuses des biens de ce monde, obtenues de la divine bonté et consignées dans les légendes des saints. Le tableau de Cana était pour eux comme une promesse vivante que le ciel ne cesserait de leur être favorable. C'était aussi comme une riche action de grâces votée par le monastère à ses bienfaiteurs et aux chefs monastiques qui s'étaient attiré leur bienveillance, car les uns et les autres y voyaient leurs portraits. 38 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Sous ces divers rapports, les Noces de Cana avaient encore un aspect religieux qui leur permettait l'entrée du couvent. Elles le perdirent bientôt, parurent bien profanes et ne furent tolérées qu'à titre de décoration simple. Plusieurs puristes y virent même la marque évidente de la décadence monastique et du relâchement religieux. Les Noces de Cana devinrent comme un scandale dans le cloître, toléré uniquement, dans ce lieu mi-religieux, mi-profane, qu'on nomme réfectoire, à peu près comme les étrangers qui y étaient admis, au nom de l'amitié, de l'esthétique ou de la pitié. On rechercha une décoration en harmonie avec le lieu, voilà toute la pensée directrice. Et, selon le goût du temps, l'on mélangea le sacré avec le profane dans une promiscuité honteuse. Carlo Bononi peint les Noces de Cana plusieurs fois pour les Chartreux, le Souper d'Assuêrus, pour les chanoines réguliers de Saint-Jean, à Ravenne, le Festin d'Hérode. François Lemoyne peint sept tableaux, religieux et profanes, pour le réfectoire des Cordeliers d'Amiens, et parmi eux il devait adjoindre les Noces de Cana, lorsque la question d'argent fit rompre le marché 1. L'esprit de tolérance s'étendit encore et l'on ne fut plus offusqué de voir les Noces de Cana quand elles se trouvèrent sur le même pied que les Noces de Bacchus et d'Ariane, de Neptune et d'Amphitrite, de Ménélas, de Persée, de Cléopâtre. L'on ne put arriver plus bas. Chose singulière! le pur assemblage artistique redonna, pour un instant seulement, l'entrée de l'église aux Noces de Cana; plus qu'une tolérance, ce fut presque une réhabilitation. Un jour donc, le prieur de la Chartreuse de San Martino, de Naples, s'en vint trouver d'Arpino et lui dit Seigneur César, nous voulons décorer notre église, les voûtes sont à compartiments, quatre tympans se trouvent au-dessus des fenêtres du choeur, quels sujets y mettrons-nous? » L'artiste réfléchit, et, comme l'on décorait directement au-dessus de la table d'autel, que d'ailleurs la mode était aux festins, il répondit sans hésiter Révérendissime Père, dressons quatre tables, si vous le voulez bien banquet du pharisien, pains de proposition de David, le Christ à Emmaùs, et puis, quoi?... les noces de Cana !» i. Nommé académicien et fier de sa gloire, il voulut refaire son tarif avec les religieux; ceux-ci maintinrent leurs droits et l'artiste vendit en Amérique ses Noces de Cana, qui furent perdues pour nous. LE MYSTERE DE CANA 3 9 Accepté! » dit le prieur; et ainsi la noce rentra à l'église. Il n'est pas jusqu'aux conventions avec l'artiste qui n'aient une forte odeur de réfectoire .et de naturalisme Combien me donnerez-vous pour ma toile ? dit Véronèse au prieur de Saint-Georges. — 324 ducats d'argent. — Bien! et ma nourriture? — Et votre nourriture. — Et le don d'un tonneau de bon vin ? — C'est entendu », dit le prieur 1. Une conclusion plus triste encore finira cette étude. Le Mystère de Cana est tellement oublié, et la Noce sainte est tombée si bas, que les artistes ont fini par l'abandonner bien avant les décrets sauvages qui fermèrent les réfectoires. Quelle est donc l'église où se trouve une Noce de Cana? Ah ! plaise à Dieu que cet humble écrit inspire à quelqu'un de nos artistes chrétiens l'idée'de nous peindre enfin les Noces de Cana et de leur donner ce ton angélique et céleste, puisé à l'intime du mystère, et seul digne de les représenter ! Nous croyons pouvoir le dire, même en face du chef-d'oeuvre de Véronèse le Mystère de Cana attend encore son peintre. Désormais donc, hors de la contrainte imposée à leur verve par la présence des personnages sacrés, et plus à l'aise dans un pur laïcisme, les artistes quittèrent Cana pour se donner de la noce à coeur-joie. Les compositions les plus échevelées et les plus fantaisistes parurent le Contrat de mariage de Jean Steen, sa Noce des paysans ; les Noces de Clorus et de Rosette de Corneille Troost les Noces de Gamache de Charles Coypel les Bambochades de Jean Miel, et mille autres de ce genre, universellement goûtées et imitées de nos jours. Le temps approchait où Siméon Chardin, en bonnet de nuit, créait l'Ècureuse, la Blanchisseuse, la Pourvoyeuse, la Récureuse et la Râtisseuse de navets. Tout autre idéal avait disparu et l'on n'avait plus pour s'élever que les Plaisirs de l'âge d'or, Vénus et TAmour dans un paysage ! Tout était prêt aux Beaux-Arts pour recevoir la Belle Cuisinière ou le Jardinier galant et Mme de Pompadour pou1. pou1. ducats, environ3000 francs. — Elle estestimée aujourd'hui 750,000 francs. Larg. 9mao; haut. 6m66. Fut terminée le 8 septembre 1563.— Venue en France à la suite des guerres d'Italie, elle nous resta en échange du Repas cheç le Pharisien de Lebrun. 40 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE vait prendre son thé en contemplant le chef-d'oeuvre de Potter. En vérité, n'était-il pas temps d'excuser le Sauveur d'avoir été aux noces ? Père, disait à cette époque une dévote, assez mondaine, vous nous prêchez la pénitence et la fuite du inonde... mais Jésus-Christ a bien été aux noces ! — Ma fille, répondit avec humeur le cher Père, ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux ! » L'un et l'autre étaient bien de leur époque 1. Nous nous sommes étendu sur ce côté de la question parce qu'il n'a pas été étudié jusqu'à présent et qu'il nous semble, quoique neuf, singulièrement favoriser notre thèse, en aidant à fixer le sens du mystère de Cana. CHARLES TRILLON DE LA BIGOTTIÈRE. I. W. DUCKOTT, Dict. de la Conv. Suppl., i, p. 781.— Les peintures ci-dessus mentionnées sont de Henri Van Limborch, Fr. Boucher, P. A. Baudoin, Carie Vanloo ; le chef-d'oeuvre de Potter est au Louvre. Impressions d'Angleterre Tous les chemins mènent à Rome, dit-on. Pourtant si l'on veut visiter une ville belle ou intéressante, il vaut mieux choisir, pour y entrer, la route qui en révèle plus parfaitement la physionomie, en découvre du premier coup d'oeil le caractère. Il faut entrer à Paris par l'Arc-de-Triomphe et les Champs-Elysées, aborder Naples par son golfe, Venise par la lagune, Constantinople par les Dardanelles et la Corne-d'Or; de même si l'on veut ressentir dans toute leur intensité les premières impressions qui se dégagent de la ville de Londres, la première capitale du monde par le commerce et par l'industrie, si l'on désire avoir une idée juste et exacte du mouvement perpétuel, de l'activité surexcitée et fiévreuse qui règne dans cet immense marché des produits de toute la terre, l'on doit entrer à Londres par la route naturelle qui y mène, par la Tamise. La Tamise est un très large fleuve, aux eaux bourbeuses, assombries des teintes grises de la vase, ou brillant de ces reflets métalliques et de ces lueurs blafardes qui annoncent la proximité et le grand nombre des usines. Les hangars immenses, les magasins noirs et élevés, les vastes entrepôts qui s'alignent le long de ses rives, les usines gigantesques qui sont là en files interminables, avec d'immenses cheminées dont la fumée se confond avec celle des milliers de vaisseaux qui sillonnent la grande route silencieuse the silent high way », comme l'appellent les Anglais, les bruits confus, étouffés et toujours grandissants de la ville qui s'approche, tout cela forme un spectacle saisissant, mélancolique, solennel et grandiose c'est la meilleure préparation pour considérer et comprendre la vie grave, sérieuse, laborieuse, si différente de la nôtre, dans laquelle on va entrer. Voilà la vraie, la seule manière d'aborder Londres et l'Angleterre, du moins pour l'observateur sérieux avant tout, pour l'économiste, le savant ou le philosophe. Quant au simple touriste en quête d'impressions agréables, qui 42 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE demande à de riants paysages, à des scènes nouvelles, à toutes sortes de changements pittoresques, de l'introduire dans une terre étrangère, qui craint une traversée trop longue ou trop mouvementée, il se contente de prendre à Calais le bateau. Il le quittera cinquante minutes après à Douvres, après une courte traversée, parfumée de senteurs marines, rafraîchie par la brise arrivant froide et salée des immenses plaines liquides du Nord. On ne perd pas plus tôt de vue la côte basse et souriante de la France, qu'on se trouve en face des hauteurs crayeuses de l'Angleterre, réfléchissant la lumière comme d'éblouissants miroirs. Puis l'un des trains de l'une des nombreuses Compagnies qui se disputent voyageurs et marchandises vous transportera, sans autre transition, au milieu des prairies ombreuses et des vertes collines. Après les longues étendues planes du nord de la France, les marais arides et desséchés, aux mornes alentours, de la côte du Pas-de-Calais, on se trouve au milieu d'un pays de collines fertiles et ombragées, coupées de vallées très fraîches, vertes d'une verdure que l'on ne connaît pas en France, qui cachent leur profondeur sous le feuillage épais, sombre et arrondi des hêtres et des chênes. La première impression de calme, de solitude et de tranquillité, que donne cette campagne si fraîche et si touffue, s'accentue à mesure qu'on s'y enfonce, que se succèdent sous les yeux reposés les teintes foncées des grands arbres se fondant si harmonieusement avec les couleurs plus vives de la prairie. De loin en loin, des champs de chaume, des houblonnières, zèbrent de traînées grises ou dorées, d'une dorure un peu mat, les lointains verts, ou bien forment de larges éclaircies au milieu des sommets mouvants des arbres si nombreux et si beaux, qu'ils donnent à la campagne distante l'aspect d'une futaie immense et non interrompue. Tout est vaporeux, tout porte à une calme et molle rêverie ; les rayons de lumière semblent se noyer parmi les brouillards qui flottent dans l'air ; il sort de la terre des exhalaisons humides et pénétrantes; les plantes, les fleurs, la prairie, laissent échapper des vapeurs ténues sous ces influences presque insensibles mais continues, les angles s'arrondissent, les contours s'émoussent, les nuances s'unissent, les couleurs paraissent se confondre. Tout cela laisse dans l'esprit l'idée de quelque chose de flottant, d'indécis, d'incertain, l'idée d'une grande vie vague, diffuse, mélancolique », que M. Taine appelle la vie de la contrée humide ». A l'approche des grandes villes, de Londres, la campagne change d'aspect plus cle vallées sauvages, ni de champs cultivés mm IMPRESSIONS D ANGLETERRE 43 sur le versant des collines; ce ne sont que chalets et cottages coquettement enfouis dans la verdure. On les voit à peine; on les devine aux couleurs un peu crues de leurs briques rouges, aux feux tremblants que lancent leurs bordures de céramique multicolore, et aussi aux formes élancées de leurs pignons de bois peint et sculpté, à leurs toits pointus qui émergent au-dessus des fondaisons touffues. Sur les murs de brique, le long des poutres qui avancent et des toits qui débordent, grimpent et courent à l'assaut des portes et des larges fenêtres, le lierre, les lilas, les clématites et toutes ces plantes vertes ou fleuries qui donnent à la maison qu'elles revêtent une apparence à la Jean-Jacques Rousseau », si négligée et si rustique, en même temps que coquette et confortable. Autour de ces jolies villas, toutes vertes et toutes roses, qui laissent deviner un intérieur joyeux et soigné, s'étendent des parcs souventtrèsvastes, toujoursadmirablemententretenus, avec delarges bosquets de roses, de jasmin et de rhododendrons, qui forment au milieu du velours des gazons de ravissantes corbeilles multicolores. Une simple palissade de bois assez mince sert d'entourage; quelquefois ce sont de petits murs en briques, jamais on ne voit de ces vilains murs de maçonnerie, très hauts, très gris et très tristes, qui donnent trop souvent à nos jardins français l'aspect d'une cour de prison. A mesure que l'on approche de Londres, les parcs et les jardins se rapetissent, les villas se pressent les unes contre les autres. Bientôt elles font place à une suite interminable et ininterrompue de petites maisons égales et grises. Toutes sont construites sur le même modèle, encadrées de la même petite cour carrée, avec des palissades en bois toujours identiques. Dans chaque cour, un petit carré de gazon ratissé, peigné, foulé, arrosé avec un soin jaloux, égayé de ses couleurs d'émeraude la longue et triste enfilade des demeures ouvrières ; il sert à la fois de tennis, de cricket, et de foot-ball ground, pour les nombreux enfants de la famille pauvre, en même temps qu'il tient lieu de séchoir pour le linge rapiécé et les habits tout reprisés. Cette suite si monotone de petites habitations ouvrières annonce Londres, en même temps que le nombre toujours croissant des voies ferrées, qui s'entrecroisent en un réseau inextricable dont les mailles se rétrécissent rapidement. De chaque côté de soi, au-dessus, au-dessous, à droite et à gauche, ce ne sont que trains de voyageurs lancés à toute vitesse et longs convois de marchandises. Puis l'atmosphère s'épaissit peu à peu sous l'influence des brouil- 44 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE lards de la Tamise, unis à la fumée acre et épaisse que lancent des milliers d'usines; les clameurs de la grande ville s'unissent et se confondent on est à Londres. . Londres est avant tout une ville de contrastes. Au point de vue extérieur d'abord, Londres n'est pas une ville, mais une réunion de villes juxtaposées, n'ayant entre elles d'autres rapports que ceux qui naissent du voisinage un quartier n'a, la plupart du temps, aucun trait de commun avec le quartier voisin, et cette diversité paraît étrange dans des espaces relativement peu étendus. On peut voir dans Londres trois villes la ville commerçante et industrielle sur les bords de la Tamise, des deux côtés du Strand, dans la Cité tout entière; une ville pauvre, misérable, n'offrant que tavernes, que misère et que boue, à Saint-Gilles, à Clerkenwell et dans quelques autres endroits; enfin la ville riche, avec les grands parcs, les palais de la noblesse et des grands dignitaires de l'Etat, les hôtels confortables des classes riches et aisées, dans toute la région du West-End. Dans chacun de ces quartiers, ou plutôt dans chacune de ces différentes villes, l'architecture change, et avec elle l'aspect des voies publiques. Dans la Cité, qui est le comptoir et aussi le coeur de Londres et de l'Angleterre, le nombre des maisons d'habitation diminue tous les jours elles font place aux boutiques, magasins, comptoirs, agences, bureaux, à tout l'outillage des maisons de banque et de commerce. Aussi l'Anglais y est bien chez lui, il aime la Cité, car elle est le résumé de sa grandeur et de sa puissance c'est là qu'il peut toucher du doigt les résultats immenses auxquels il parvient, en achetant, en revendant de la laine, du coton, du fer, de la houille et du pétrole. Dans les rues sombres, à l'aspect repoussant, larges à peine de quelques mètres, on ne voit que magasins et entrepôts là se concentrent en effet tous les commerces et toutes les industries, là se déploient les énergies de l'activité humaine. Ici la concurrence, cette nécessité des sociétés avancées, principe et danger du progrès », enfante des choses qui sont à la fois des merveilles et des monstruosités. Qui n'a pas pénétré dans ces rues sombres, sans soleil et sans air, étroites et surplombantes, ne sait à quel degré . d'acuité l'homme peut pousser la fièvre du gain, la soif de la richesse, et ce que par un juste retour ces passions peuvent faire de l'homme, un numéro, une machine, un engin perfectionné et IMPRESSIONS D ANGLETERRE 45 vivant, capable de produire et de faire produire à son semblable tout l'effort qu'il est capable de donner. Les quelques grandes artères de la Cité convergent toutes vers le Stock-Exchange; et de dix heures à six heures, elles roulent à pleins bords les flots mouvants de la foule. Une foule bien différente de la nôtre, qui parle peu, au milieu de laquelle on n'entend pas un cri, pas une exclamation, mais dont l'oeil avide, la physionomie tendue, rigide et froide, le pas rapide et surmené, font deviner le souci unique, la seule préoccupation faire des affaires et gagner de l'argent. Pas d'oisifs ni de flâneurs ; les policemen, ailleurs si calmes, si dignes avec des mouvements d'automate, deviennent fébriles au contact de la foule surexcitée qui les entoure un étranger reste-t-il immobile, résiste-t-il au mouvement, à l'activité générale, personne ne comprend, sa place n'est pas ici, on le soupçonne presque, et le policeman l'invite à circuler Move on, sir ! » A côté de cette Cité, où les hommes et les choses prennent un caractère fiévreux, sombre, surexcité, presque maladif, qui cause une impression de malaise à l'étranger qui contemple ces scènes pour la première fois ; à côté de ces comptoirs immenses qui regorgent des denrées du monde entier, on trouve des hommes qui manquent de tout, même des choses les plus indispensables à la vie c'est le dénuement le plus complet, la pauvreté la plus abjecte. Nulle part en effet cette pauvreté n'a un aspect plus sordide, plus repoussant, plus infâme et plus triste qu'en Angleterre, et principalement à Londres. Et pour la trouver, il n'est pas besoin de la rechercher dans les quartiers affreux où la plupart du temps elle se cache aussitôt entré dans la ville, aux alentours des gares, aux abords des quais de débarquement, le voyageur se voit entouré de ce pâle troupeau des misérables » qui attristeront ses regards au milieu des richesses et des grandeurs de la ville. La misère de ces malheureux n'a rien de commun avec la pauvreté des pays réchauffés par le soleil; celle-ci a pour elle certains côtés pittoresques qui semblent en adoucir l'amertume, en poétiser, jusqu'à un certain point, "l'horreur et la tristesse. Le mendiant du sud de la France, d'Espagne ou d'Italie a pour lui une sorte de mise en scène ; ses haillons appellent le crayon ou le pinceau ; souvent ses traits sont expressifs, son regard vif et intelligent. Tout indique un homme qui reste homme malgré sa pauvreté, qui garde une idée de sa dignité d'homme. Sa misère ne lui pèse pas trop, il la supporte allègrement, il ne semble pas mécontent de son sort. 46 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Rien de tout cela a Londres la misère n'est que la misère sans compensations d'aucune sorte ; les misérables sont lamentables à voir, avec leurs traits creusés par la faim, brûlés de fièvre, leurs yeux hébétés ou pleins de convoitises; l'expression générale abrutie et hideuse. L'accoutrement qui revêt ces pauvres corps concourt encore à l'horreur et à l'ironie du tableau ; le mendiant anglais se couvre des défroques de l'habit d'un gentleman, et se coiffe d'une guenille informe qui fut l'élégante coiffure d'un dandy ou l'impeccable haute-forme d'un lord ou d'un évêque. Et cette caricature misérable n'est pas rare; à Londres même, il y a plus de de ces malheureuses victimes du paupérisme, la plaie vive de l'Angleterre, dont quelques-uns disent qu'elle mourra. C'est là le fléau mortel des sociétés où la vie industrielle et commerciale est poussée à l'excès, où le développement de la pauvreté, de la misère, correspond fatalement à celui de la richesse accumulée et de la force productive. Plus qu'aucune ville du monde, Londres renferme ces masses de déshérités, rejetés hors du mouvement de la civilisation, qui ne s'en approchent que pour être broyés par elle les lois économiques qui ont donné à l'Angleterre une suprématie, une royauté incontestée dans le monde, ont en même temps broyé et pétri dans la boue une partie de sa population, et tous les jours cette partie-là augmente, je n'entreprendrai pas ici la triste peinture de ces villes de la pauvreté, Saint-Gilles, Clerkenwell, où naissent, végètent et meurent, à deux pas des plus heureux quartiers, dans le dénuement le plus complet, le plus abject, les parias de la nation qui se qualifie merry England ». Dans les ruelles sombres, un rideau de fumée acre, de brouillard épais et jaune, dérobe aux malheureux leurs derniers biens, l'air pur et la lumière du ciel; la terre détrempée n'est plus qu'une boue visqueuse et gluante ; l'humidité fétide s'infiltre et pénètre à travers les murailles de ces taudis bas et de ces sortes de caves, où s'entassent et grouillent des dégénérés, aux traits hâves et flétris, dont la vie s'étiole dans l'ombre, dont les joies mêmes ont quelque chose de plus poignant, de plus effrayant que leur douleur, car elles attestent plus clairement leur irrémédiable dégradation. De ces quartiers immondes, où pourrissent les derniers éléments et les bas-fonds de la société de la grande ville, l'on peut passer presque sans transition dans la ville riche et somptueuse, dans la région des parcs et des palais, dans le West-End. Ici tout a été prévu, combiné à l'avance, tous les besoins, satisfaire IMPRESSIONS D ANGLETERRE 47 toutes les fantaisies des favoris de la naissance ou de la fortune. Nulle part la ville n'est plus ingénieusement, plus intimement mêlée à la campagne. Des jardins magnifiques, le voisinage des grands parcs, donnent aux splendides demeures le confort et l'agrément, l'air et la lumière, partout ailleurs si parcimonieusement distribués. Une ligne continuelle de verdure, d'eaux vives, d'ombrages et de fleurs, s'étend au milieu de ces régions fortunées, et entretient une éternelle fraîcheur. Sur plus de deux lieues de longueur, on peut se croire à la campagne, tout en restant au coeur de Londres. Les rues, très larges et régulièrement coupées, reçoivent largement le grand air et le grand soleil. Les palais des grands dignitaires de l'Etat, des ambassadeurs, des grands seigneurs, du haut clergé anglais, High Church », s'échelonnent dans le même quartier, et autour de ce point unique se groupent tous ceux qui ont pris la peine de naître » comme ceux aussi qui ont conquis — ils sont nombreux en Angleterre — à force de courage et de persévérance, les situations les plus enviées, avec la richesse et la considération. Autour de ce centre aristocratique, du côté de Kensington, dans ces prolongements immenses de la ville, s'étendent de vastes quartiers, qui conservent, à différents degrés, l'aspect de la richesse et du bien-être ; nous y trouvons les résidences des familles riches et aisées, de la gentry », de la haute et de la moyenne bourgeoisie. Là on peut voir la véritable maison anglaise, la maison type, toujours soignée d'extérieur comme d'intérieur, propre et confortable ». Chaque rue, chaque quartier, paraît l'oeuvre d'un seul et même architecte, qui n'a voulu le doter que d'un seul genre de constructions, tiré à des milliers d'exemplaires. Les maisons se ressemblent tellement qu'on ne pourrait les distinguer sans le secours du numéro. La vulgarité, l'uniformité, en est irritante pour tous autres yeux que ceux d'un bon Anglais ; et pourtant il en est fier ; sa maison est la maison idéale, il n'en connaît pas ni n'en veut connaître d'autre ; un ou deux étages, rarement trois, pas de porte cochère, car on ne loge chez soi ni chevaux ni voitures; un fossé recouvert de barreaux ou protégé par une grille, qui sépare la maison du trottoir et l'isole encore de la rue. Au fond de cette tranchée, toutes les dépendances cuisine, office, cellier, etc., desservis par un escalier spécialement réservé aux fournisseurs, qui ne causent ainsi aux maîtres ni dérangement ni trouble ; voilà qui donne une idée succincte de la maison anglaise. Ajoutons qu'une seule famille y habite, ce qui exclut cette plaie vive que 48 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE nous appelons le concierge. Sur la porte en chêne, un petit écusson de cuivre porte les noms, titres et qualités de l'habitant. Divers marteaux ou sonnettes s'offrent aux visiteurs, aux gens d'affaires ou de service ; chacun sait où il doit frapper ou sonner, et nul ne s'y trompe. Le facteur ne laisse pas tomber le marteau comme l'épicier ; le nombre et la sonorité des coups indiquent l'importance qu'un vrai gentleman » ne manque jamais de s'accorder à lui-même ; partout on retrouve cette hiérarchie, ce classement, conditions nécessaires et indispensables de la vie anglaise. Un autre caractère propre aux maisons de Londres, aux riches et aux pauvres celui-là, c'est la couleur, une couleur la plus triste du monde. C'est un gris sale, partout déposé par une fine pluie de charbon qui s'échappe des milliers d'usines, et retombe en poussière impalpable et pénétrante. La teinte primitive de tous les édifices, de toutes les maisons, disparaît sous cette couche épaisse, qui donne à tous une livrée de deuil uniforme; quelle différence avec les tons chauds, fauves, mordorés ou éclatants de blancheur, que donne chez nous le soleil à la pierre, qu'il semble pénétrer de sa lumière, et qui garde comme un reflet de son éclat!... J'ai essayé de retracer l'aspect général des différents quartiers ou plutôt des différentes villes dont l'ensemble forme l'immense cité londonienne. Les différences profondes, les oppositions si tranchées qui existent en elle, l'empêchent de prétendre à un caractère propre, à un cachet bien défini, à une unité même relative ; à moins que ce caractère, ce cachet spécial, consistent à n'en point avoir. Aussi est-il malaisé de rechercher, plus encore de définir, l'impression générale qui se dégage de cet immense assemblage d'hommes, d'habitations, de cette juxtaposition de quartiers et de villes. Ou bien cette impression est une impression indéfinie et triste, car il y a de la tristesse dans son activité elle-même. Rien n'y semble naturel, tout est transformé, violenté, depuis le sol et l'homme jusqu'aux moindres facteurs de la vie, jusqu'à l'air et la lumière. Les monuments abondent, grandioses et fort beaux quelquefois, mais isolés ; ils restent tristes et dépaysés dans leur grandeur il y a de belles rues, de beaux quartiers, mais ils restent confondus au milieu des ruelles sombres et des agglomérations sans air auxquelles ils aboutissent. Quelques merveilles de l'art et de l'architecture, comme l'abbaye de Westminster ou les Parliament Houses » avec leurs formes élancées, leurs délicates nervures, et leur profusion de sculptures, qui conviennent si bien à une atmosphère naturellement obscure, ne parviennent pas à annihiler ni même à com- IMPRESSIONS D'ANGLETERRE 49 battre l'impression de mauvais goût de la plupart des constructions et des monuments publics. Les lieux d'amusement, les parcs, sont plus nombreux que partout ailleurs ; pourtant la ville garde un aspect glacial et guindé qui tient à la fois aux hommes et aux choses. Et pourtant il ressort de cette ville immense, étonnante, merveilleuse, un caractère de force tranquille, de grandeur consciente, qu'il est impossible de méconnaître. Ce caractère, nous le retrouvons dans l'aspect général de la nation anglaise ; tout y prend un caractère de sérieux, de mesure et de pondération, tout y annonce un ensemble de qualités qui gagnent en force, en solidité et en profondeur, ce qu'elles perdent peut-être en éclat. Les peuples sont, en général, modelés sur le pays qu'ils habitent; les qualités des individus correspondent à celles de la terre qui les a vus naître, qui a été le berceau de leur race, ou l'a lentement façonnée avec le temps ; l'Anglais n'échappe pas à cette règle universelle. H est bien adapté par son tempérament physique et moral au sol qui le nourrit, duquel il doit tirer les éléments nécessaires à la vie; autant le climat et le sol anglais diffèrent du français, autant le type anglais s'éloigne du type français, physiquement, intellectuellement et moralement ; il paraît moins dégagé, moins élégant, moins délicat; il est aussi plus fort, plus solide et plus calme. Au point de vue physique d'abord, on se trouve souvent en face d'hommes robustes, grands, larges d'épaules et solidement bâtis. Les colosses, hauts de six pieds et plus, ne sont pas très rares ; on les voit dans toutes les classes de la société; ils sont particulièrement nombreux parmi les domestiques de bonne maison, qui doivent dignement représenter leurs maîtres ; on ne voit qu'eux dans les troupes d'élite, en particulier dans le corps des life-guards », dont on rencontre à chaque instant des détachements à Londres. On croirait, à les voir passer, assister à un défilé des lauréats d'une exposition de produits humains » ; ce sont de belles masses, très imposantes, mais trop lourdes et souvent gauches dans leurs mouvements. On devine sur leur visage un fonds inépuisable de belle humeur et de bonhomie. Ils possèdent aussi, et à un très haut degré, cette espèce de naïve fatuité, particulière au soldat anglais. Avec leurs pantalons collants, leur courte veste rouge qui dessine les larges proportions de leur torse, la petite galette de clown qui leur sert de coiffure, posée sur des cheveux trop pommadés, une raie tirée au cordeau sur le milieu de la tête, ils paradent de leur personne, de l'air le plus satisfait du monde. Pas un mouvement 50 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE spontané, pas un de leurs gestes qui dévie d'une ligne; les épaules rejetées en arrière, la poitrine bombée, ce sont de véritables automates; on devine les soldats choisis, triés, la troupe d'élite. Ce même type athlétique et charnu, fréquent chez les paysans du nord de l'Angleterre, est assez rare chez les véritables gentlemen. On le rencontre pourtant, et souvent l'excès de nourriture donne un amas de chairs rouges et pantelantes, qui, joint à une physionomie presque inanimée, à des petits yeux ternes et inexpressifs, offre une vague ressemblance avec la bête de boucherie. Ce n'est là évidemment qu'une des extrémités du type, qui tourne avec l'âge à l'horrible, à la caricature apoplectique et gonflée. On voit plus fréquemment de grands corps osseux, pleins de saillies, pas trop bien agencés, avec des pieds et des mains immenses, l'aspect raide et compassé, les mouvements gauches, mais capables de travail soutenu, de résistance et d'effort, ce qui est la caractéristique de la race. Si vous joignez à ce grand corps vigoureux et massif une physionomie flegmatique, sur laquelle aucune impression ne produira ni trouble ni expansion, contraste parfait de la pétulance et de la passion méridionales, des traits réguliers et immobiles, une expression froide et réfléchie, vous réalisez le type le plus commun parmi les classes moyennes. Et si ce type peut s'exagérer, se déformer, il peut aussi s'affiner, se perfectionner; c'est alors celui que l'on rencontre chez la plupart des gentlemen. La taille bien prise et de tournure hardie, le teint vif et les yeux un peu pâles, les traits réguliers, le regard loyal, intelligent et calme; il ne leur manque peut-être qu'un peu de vivacité et d'expression en plus, pour en faire les plus beaux types de l'espèce humaine. Chez les femmes, nous retrouvons les mêmes qualités et les mêmes avantages, aussi les mêmes imperfections, les mêmes exagérations de la personne physique. Certaines figures anglaises vont à l'extrême de la beauté le teint très clair, un teint de fleur et d'enfant, des yeux très bleus ou d'un noir pâle, la taille longue et parfaite comme les traits du visage, l'expression rêveuse, quoique très gaie et très simple, excluant toute recherche et tout excès de coquetterie voilà ce qu'il vous est parfois donné d'admirer. Mais il faut reconnaître que ce parfois est rare, et qu'il arrive plus souvent à l'Anglaise de répondre au portrait railleur mais assez juste, qu'a tracé Hamilton Mme Wetenhall, dit-il, était proprement ce qu'on appelle une beauté tout anglaise; pétrie de lis et de rose, de neige et de lait IMPRESSIONS D'ANGLETERRE 51 quant aux couleurs ; faite de cire à l'égard des bras et des mains, de la gorge et des pieds ; mais tout cela sans âme et sans air ; son visage était des plus mignons, mais c'était toujours le même visage; on eût dit qu'elle le tirait le matin d'un étui, pour l'yremettre le soir en se couchant, sans s'en être servie. Que voulezvous ? La nature en avait fait une poupée dès son enfance, et, poupée jusqu'à la mort, resta la blanche Wetenhall... » En outre, chez la plupart des Anglaises, le teint trop clair s'altère vite et aisément, et puis quand les caractères de la race s'exagèrent, on voit des choses extraordinaires de grandes filles lymphatiques, aux cils et aux cheveux presque blancs, des tailles plates et mal emmanchées, des poteaux longs de six pieds dans des robes bouffantes, des pieds et des mains longs de plusieurs aunes, des dents immensément pointues et plantées en avant, qui débordent presque de la mâchoire. Et puis, très peu d'élégance, ou même d'aisance naturelle ou recherchée. La toilette dénote la plupart du temps ce que manifestaient déjà les gestes et la physionomie, savoir le manque d'habileté, de souplesse, de mesure et de goût. Sauf l'amazone ou le costume de sport, qui traduit mieux que tout autre sa personne, l'Anglaise, quand elle s'habille, est généralement d'une exagération de costume choquante. C'est souvent d'un éclat brutal, et je me souviens avoir entendu justement comparer l'Anglaise, à un champ clos, où des couleurs ennemies se rencontrent et se livrent bataille. A cet ensemble de caractères physiques, correspondent, dans une certaine mesure, les caractères moraux et intellectuels de l'individu la physionomie froide et sérieuse dénote cette qualité excellente qui consiste à rester toujours maître de soi-même, à ne rien laisser paraître au dehors de ses plus violentes impressions, ce que l'on appelle le flegme britannique. L'Anglais est parfaitement maître de son système nerveux ; il érige en vertu nécessaire, fondamentale, cette qualité de son tempérament. Pour lui, le principal mérite d'un homme est de garder toujours a clear and cool head », la tête froide et reposée, de ne jamais agir sans réflexion, sans peser le pour et le contre, en un mot de ne jamais s'emballer ». On retrouve dans les plus petites choses cette volonté froide et maîtresse d'elle-même voyez déjeunes Anglais s'exercer au football, au cricket; ils se bousculenx, se blessent, font des fautes et des maladresses; pourtant pas un cri, pas un reproche, à peine une observation. Les balles sont renvoyées, les poteaux abattus, la 52 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE partie gagnée ou perdue dans le calme le plus absolu, presque en silence; du reste, les Anglais parlent toujours bas, et pour qui a passé quelque temps parmi eux, entendre des méridionaux paraît assourdissant. Pour beaucoup d'Anglais, parler semble même désagréable ils assistent aux conversations les plus intéressantes, aux discussions les plus captivantes, sans souffler un seul mot. Pourtant ils sont attentifs et n'éprouvent ni distraction ni ennui; ils écoutent, cela leur suffit, Les interroge-t-on directement ils résument leur pensée en quelques mots et retombent dans un silence obstiné; le bavardage n'est pas leur fait ce sont des gens de peu de paroles, few words ». Cette disposition du tempérament, d'apparence paisible et silencieuse, n'est nullement incompatible avec l'aptitude au travail et à l'effort, à l'endurance physique et morale. Chez l'Anglais, ces qualités se manifestent dès l'enfance. Tous les petits Anglais sont amoureux du danger, dit Eliot ; vous en trouverez dix pour se joindre à une chasse, grimper un arbre, traverser une rivière à la nage, et vous n'en trouverez qu'un pour jouer aux billes, rester tranquille sur un sol uni ou là où il a pied. » Le petit Tom, écrit-il autre part, passe une nuit très froide sur l'impériale d'une diligence, en se rendant au collège. II gèle, le froid le saisit, pourtant il reste exposé à l'air, parce qu'il éprouve ce plaisir silencieux, si cher à tout Anglais, d'endurer, de résister, de lutter contre quelque chose et de ne pas céder. » Plus tard, cette prédilection pour la lutte froide et tenace se manifestera mieux encore dans les batailles de la vie l'Anglais appliquera ce besoin d'action, cette énergie, cette sorte de force d'inertie, à la profession qu'il embrassera; il aura toute la puissance de travail nécessaire, il supportera facilement la fatigue et l'assujettissement à la tâche la plus pénible et la plus ennuyeuse ; son tempérament flegmatique supprime les sursauts d'idées, les agacements, les petites émotions intervenantes 1 », et lui permet de fonctionner avec une régularité de machine. Un certain manque de délicatesse nerveuse, l'insensibilité acquise, l'habitude des sensations ternes suppriment non seulement le besoin d'un plaisir vif et varié, mais le désir du changement, de la nouveauté, l'empêchent de se révolter contre une tâche, si monotone, si insipide sait-elle. Une aptitude naturelle à l'effort, .et peu d'aversion pour la monotonie d'un travail quelconque, voici les deux grandes qualités de i. Taine. IMPRESSIONS D ANGLETERRE 53 l'Anglais ; qualités qui en font dans tous les métiers et dans toutes les professions un ouvrier patient, puissant et productif. Ce besoin de lutter et d'agir ne se rencontre pas uniquement chez les travailleurs manuels ou intellectuels de toutes sortes, mais encore chez tous les Anglais, de tout âge, de tout sexe et de toute condition. Ils ont l'amour, ils éprouvent le besoin de l'exercice fréquent, rude et périlleux; cela tient en grande-partie au climat, plus froid et surtout plus humide que le nôtre, qui nécessite un travail plus actif des muscles. Toutes les jeunes filles dès l'enfance, toutes les femmes, même arrivées à un certain âge, sortent chaque matin à cheval ; les longues excursions à pied, les marches les plus dures ne les effraient pas ; une lady qui ne monte pas à bicyclette est une rareté ; beaucoup affrontent les voyages les plus lointains et les plus périlleux ; elles ont du reste une réputation acquise et méritée de courage et d'intrépidité. Tous les jeunes gens font partie d'un club de foot-ball et de cricket ils s'y exercent plusieurs fois par semaine, de manière à acquérir et à conserver l'entraînement. Le rêve de beaucoup, leur plus grand bonheur, serait de se voir admis à lutter pour leur comté dans les grands matchs annuels. J'ai souvent entendu de jeunes Anglais me dire avec conviction Si j'avais le moyen de ne rien faire, je m'entraînerais solidement et tâcherais de devenir assez fort pour être admis dans l'équipe du Kent. » Pendant toute la saison, juillet et août, on ne parle que des grands matchs du jeu national. Chacun se passionne, et l'on s'arrache les cinq ou six éditions que les journaux font parfois paraître dans la même journée, à seule fin de renseigner sur les péripéties des différentes luttes. J'ai vu à Londres un de ces matchs entre deux équipes assez renommées il y avait là, debout et en plein soleil, de 15 à individus, hommes et femmes, échelonnés autour de l'immense cricket ground » ; ils paraissaient captivés et ne quittaient pas une seconde les joueurs du regard ; il y avait des applaudissements, des hurrahs pour les vainqueurs, et aussi des exclamations de mépris et des mots ironiques lancés au camp malheureux. Pour un Français, ce jeu est tout à fait insipide ; il faut être Anglais pour le trouver very much exciting ». Les Anglais ont aussi la passion des voyages; nombre déjeunes gens et d'hommes faits vont chaque année pêcher le saumon en Norvège, tirer le daim au Canada ou l'éléphant au Cap ; les plus 54 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE modestes chasseurs se contentent d'aller tuer la grouse » dans les Highlands d'Ecosse; tout homme qui a la fortune suffisante est plus ou moins sportman ; beaucoup trouvent dans l'exercice de ces sports l'occupation de leur vie entière. J'ai dit tout à l'heure que l'habitude des sensations ternes faisait acquérir à la longue une certaine insensibilité, qui, jointe à peu d'habitude et d'habileté dans la perception de la sensation, était l'une des caractéristiques du tempérament anglais. Cette inaptitude des sens, par manque de finesse naturelle et aussi d'exercice, se découvre dans les choses les plus matérielles. Ainsi la cuisine anglaise est désavantageusement connue pour son manque de délicatesse toujours en mouvement, très robustes, les Anglais ont de grands besoins physiques ; le climat, les brouillards, la grandeur du travail physique ou même intellectuel, tout pousse à la consommation ; mais la quantité est-elle trop souvent obtenue au détriment de la qualité. D'énormes portions de viandes graisseuses et de légumes fades, bouillis dans l'eau, sans assaisonnement, sans sauces et sans saveur voilà le fond de l'alimentation. C'est une nourriture saine et forte, mais que l'on n'a pas d'agrément à manger. La seule flatterie pour un palais anglais, ce sont des condiments extraordinaires poivre, piment, vinaigres concentrés, moutardes'd'un piquant exagéré ; tout ce qui emporte la bouche et produit sur un palais français une sensation de brûlure. Leurs vins ordinaires, porto, sherry, très chauds et liquoreux par eux-mêmes, déjà renforcés par la falsification, sont encore coupés dJeau-de-vie c'est alors un mélange plein de charme pour un Anglais, quoique tout l'arôme, toute la finesse, soient partis. De vrais vins de Bordeaux, même de Bourgogne, leur semblent trop légers; au pale aie » ils préfèrent ces affreuses et noires boissons, le stout et le porter, ou bien des grogs chauds, dans lesquels l'eau-de-vie entre pour moitié. Le gosier anglais doit être raclé, gratté, brûlé cela suffit pour le satisfaire. Toutes ces remarques indiquent des sens moins exercés et moins fins. L'homme doit s'endurcir, se raidir, pour s'accoutumer aux exigences de la vie, à l'inclémence du climat. Un pauvre des régions méridionales n'est pas malheureux ; les choses les plus belles et les meilleures ne lui coûtent rien il a peu de besoins à satisfaire. Quant aux choses absolument nécessaires, il les procurer pour quelques sous. Pour quelques sous, il a une abondance de fruits, un verre de muscat, une livre de raisins, tout cela digne d'être servi aux banquets de l'Olympe il acquiert ainsi IMPRESSIONS D ANGLETERRE 55 l'idée de la sensation délicate et exquise. Pareille idée ne peut naître dans un cerveau anglais, qui commande à un palais solide, à un gosier vigoureux, lequel ne connaît rien au-dessus d'une large tranche de boeuf et d'un verre de whisky. Dans les pays du Nord, il faut acquérir par le travail toutes les choses nécessaires à la vie la nourriture abondante, le feu, la lumière, l'habitation bien close, les habits chauds... Ayez vingt mille livres de rente, ou bien vous ne vivrez pas. Nulle part la pauvreté n'est plus dégradante et plus pénible c'est en grande partie pour l'éviter que l'Anglais poursuit si âprement la richesse. 11 la lui faut pour vivre, car elle est à ses yeux l'accompagnement, l'aliment, la condition sine qua non de la distinction, de la moralité, de l'instruction, de toutes les qualités qui font le gentleman. C'est là le perpétuel coup de fouet 1 » qui fait que chacun travaille à acquérir son idéal, lequel consiste en une maison bien sèche, bien propre, bien close et bien, chauffée, un foyer animé par une femme dévouée, bonne ménagère, et des enfants propres, bien habillés et bien élevés ; avec l'abondance des meubles, des ustensiles utiles ou agréables, de tous ces menus objets qui rendent le home » vraiment confortable et agréable à habiter. Cet idéal réalisé, il est peu d'Anglais qui éprouvent le besoin d'autre chose. A quoi bon se passionner pour les hautes spéculations de l'esprit, pour les théories d'art et les belles oeuvres littéraires? Dès le collège, du reste, les Anglais sont accoutumés à reléguer en seconde ligne la science et la culture de l'esprit; les connaissances pratiques, le courage, la force et l'adresse du corps viennent en premier rang. La première qualité d'un bon maître de collège, c'est d'être un bon joueur de cricket et de foot-ball le reste a bien moins d'importance. » Voilà ce que j'ai entendu cent fois répéter en Angleterre, et c'est là le défaut principal de leur éducation, qui a d'autre part sur la nôtre de si grands avantages. Un Anglais ne va pas au collège uniquement pour se bourrer de grec ou de latin, mais pour apprendre à devenir un brave Anglais, utile, serviable, véridique, un chrétien, un véritable gentleman » dans toute la force du mot malheureusement la part n'est pas faite assez grande, d'ordinaire du moins, aux études purement théoriques ; la formation de l'intelligence reste incomplète, et les gens qui possèdent une forte culture intellectuelle sont bien rares, sauf dans les classes riches et dirigeantes. i. Taine. 56 REVUE. DU MONDE CATHOLIQUE Puis l'oeuvre commencée par l'éducation se continue dans les différentes phases de la vie ; le combat en est particulièrement rude en Angleterre la concurrence deux fois plus violente et acharnée que partout ailleurs en est une preuve. Un des signes extérieurs de cette concurrence, c'est la réclame énorme que chacun fait à son produit, à sa drogue, au raffinement qu'il a inventé dans l'espoir de flatter une envie, un caprice, une manie. Cette réclame envahit tout, depuis les pages entières de journaux jusqu'au moindre espace libre des murs et des constructions ; elle est particulièrement abusive dans les gares, où souvent les annonces empêchent de distinguer le nom de la localité où l'on passe ; il n'est pas rare de voir des étrangers à qui l'usage de la langue anglaise est encore peu familier, se demander s'ils sont à Herne-Hill ou à Sunlight soap », à Sydenham ou à Champion's Vinegar », à Chislehurst ou à Elliman's Embrocation ». Ce qui se dépense de talent, je dirais presque de génie, à inventer de nouveaux modes de réclame, est incalculable. Etonnez-vous ensuite qu'il n'en reste plus pour créer des oeuvres artistiques durables et vraiment belles ! Le goût baisse et s'émousse, tout devient boutiquier, trades m an » âpre et dur, inquiet et triste make money », gagner de l'argent, et ce de quelque manière que ce soit, voilà l'idée qui absorbe et dévore toutes les autres. Aussi, tout ce qui donne la mesure moyenne de l'esprit artistique d'un peuple les objets d'art, les porcelaines, les marbres, les bibelots, les bijoux, tout cela est laid, trop éclatant, trop riche, trop brillant, sans finesse et sans goût. Les expositions, les magasins, croient atteindre un style riche et pompeux, et n'exposent que des choses brillantes, mais grossières ou de mauvais style. Les artistes sont peu considérés ; en France, ils sont mis et surtout se mettent bien au-dessus du bourgeois, du philistin », du profanum vulgus en Angleterre, c'est l'inverse. Les musiciens, dont pourtant on fait à Londres une énorme consommation, sont des singes payés qui viennent faire du bruit dans un salon. Les peintres, les sculpteurs, sont des artisans barbus, mal payés, mal habillés, prétentieux, à peine supérieurs d'un degré aux photographes. Ces idées étroites se modifient peu à peu il y a vingt ans elles étaient telles que je les décris, et ces bons Anglais n'en revenaient pas de voir à Paris les artistes aller de pair avec les gens i. Taine. IMPRESSIONS D'ANGLETERRE 57 du monde, et Delaroche et Horace Vernet dîner chez le roi 1 ». Pour le gros John Bull, un peintre, un musicien, n'est pas un gentleman, car il se sert de ses mains ; il n'est pas respectable, car il n'a pas de ressources régulières, de rentes ni de traitement qu'il touche à jour et à heures fixes or, la respectability », la qualité de gentleman », sont tout en Angleterre. Ces deux mots reviennent sans cesse de l'autre côté de la Manche est-ce un gentleman? est-ce une lady? Voilà les deux seules questions, et la réponse qu'on y fait, y es or no », suffit à donner la mesure exacte du caractère, des moeurs, de l'éducation, de la fortune, de la religion, de toute la vie, de toute la personne de l'être humain dont il est question. Un gentleman, c'est quelqu'un qui occupe une position indépendante, qui a un certain train de maison, une certaine tenue extérieure, des habitudes de luxe ou tout au moins d'aisance, de bonnes façons, et sait tenir sa place dans le monde. C'est encore un homme vraiment noble par le coeur, l'esprit et les manières, un homme d'honneur, un homme de conscience, qui agit bien, non seulement en vertu de ses instincts généreux, mais encore par réflexion, par sentiment du devoir. Ce n'est pas tout, pour être un gentleman, il faut encore être un chrétien ; car l'Anglais reste toujours religieux il croit, sans trop de ferveur souvent, mais il garde les allures extérieures d'un croyant. Les opinions d'un Anglais sur la religion sont fixes et enracinées elles sont une partie de son éducation, des traditions de la grande nation à laquelle il appartient. Il accepte le protestantisme et l'Église anglaise comme il accepte la constitution parlementaire de son pays. Sa religion est un auxiliaire du pouvoir civil, un établissement d'hygiène morale, de bonne régie des âmes ». II faut reconnaître, du reste, que le dogme protestant s'accorde bien avec les instincts moraux, sérieux et un peu puritains de la race. Ils n'ont pas besoin d'effort pour le suivre, ils auraient besoin d'effort pour le rejeter 1 ». Un incrédule ne peut pas être un bon Anglais, ni un honnête homme, cela est généralement admis. Aussi le respect du christianisme s'impose à l'opinion publique comme un devoir, j'allais dire comme une bienséance. Il est vrai qu'en Angleterre tout ce respect de la religion, toute cette foi si vive à l'extérieur, sont trop souvent plus apparents que 1. Taine. 58 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE réels. La mode, le désir de se faire bien voir, tiennent lieu de conviction vraie et profonde. Tout est permis qui n'est pas vu ; tout est toléré qui n'est point entendu par les voisins ; certains disent qu'en Angleterre, l'hypocrisie sert de manteau à tout. Cela est certainement exagéré, mais non complètement faux. Si le christianisme consistait à aller souvent et le plus apparemment possible à l'église, le peuple anglais serait le plus chrétien du monde ; et le plus pieux et le plus croyant, si la foi et la piété consistaient uniquement à se quereller sur les dogmes de la religion, au lieu d'en appliquer les principes. Il est vrai que le dimanche, pour se rendre à l'église, hommes et femmes, ladies and gentlemen », rivalisent de zèle et d'affectation. C'est à qui emportera le plus de livres et les plus gros; ils n'ont, du reste, pas loin à les porter, car les églises de toutes les confessions sont bientôt aussi nombreuses que les public houses ». La religion est devenue bien plus affaire de mode que de conscience les Anglais se vantent d'être le peuple le plus religieux du monde, comme ils se vantent de posséder une foule de vertus, de qualités, dont ils n'ont souvent que l'apparence. C'est le contraire du Français, qui n'est qu'un fanfaron du vice l'Anglais n'est qu'un fanfaron de vertu, quelquefois un simple hypocrite. Les preuves individuelles de cette hypocrisie abondent, les preuves sociales ne sont pas rares l'une des plus saillantes à mes yeux consiste dans l'observation du dimanche à Londres. Tandis que l'aristocratie, les classes élevées et les classes moyennes passent, aussi ostensiblement que possible, la plus grande partie de leur journée à l'église, tous les lieux de distraction, de promenade sont obligatoirement fermés ; on ne laisse d'ouvertes que les tavernes, les public houses » la raison en est simple mais odieuse, à mon avis. Interrogez un Anglais à ce sujet, il vous répondra Nous avons nos maisons, nos clubs bien confortables, nos églises, où nous entendons de bonne musique et de bons prédicateurs, nous ne ressentons pas, le dimanche, le manque de distractions. Quant au bas peuple, qui vit dans d'infâmes quartiers, s'entasse dans d'abominables demeures, il est dans notre intérêt de lui laisser ce jour-là la seule chose qu'il apprécie. Tant qu'il sera stupéfié par la boisson, il ne nous causera ni trouble ni inquiétude. Le dimanche où nous fermerons à Londres les public houses, nous aurons une terrible révolution. » Voilà la morale anglaise pour nous la Bible et l'Évangile; pour les malheureux la taverne et l'eau-de-vie. C'est sans doute un sentiment analogue qui pousse IMPRESSIONS D ANGLETERRE 59 les commerçants anglais à vendre l'opium aux Chinois et aux Indous !... Et maintenant, quelle conclusion tirer de ces quelques impressions d'Angleterre ? Elles sont nécessairement trop superficielles, trop incomplètes pour que je me risque à fonder sur des bases aussi fragiles une comparaison plus ou moins exacte entre la France et l'Angleterre, entre deux nations si différentes par les moeurs, les traditions, le caractère et le climat, qu'une foule de facteurs, très nombreux et très complexes, contribue encore à distinguer l'une de l'autre ; ou bien dois-je examiner s'il convient de dire avec Voltaire Si j'avais eu à élire le lieu de ma naissance, j'aurais choisi l'Angleterre »? Il ne m'appartient pas de résoudre ni de trancher d'un mot de si graves questions et de si importantes controverses. Je dirai simplement qu'en somme, l'Angleterre donne l'impression d'une grande et puissante nation grande par le travail, le sérieux, la constance, l'intrépidité et le nombre de ses enfants; grande par la liberté qui y règne, par la forte organisation de la famille et de la société, par la puissance de ses traditions sociales, politiques et religieuses, et le respect que chacun en garde ; que c'est une nation bienfaisante par ses institutions de charité et de prévoyance, par sa large et franche hospitalité ; peutêtre trop froide de manières, trop lourde et trop tranquille d'esprit, manquant de ressort et d'élasticité. Je crois pouvoir dire d'elle qu'elle est petite par ses préjugés, par l'affectation de son fanatisme biblique et de son puritanisme exagéré, attristée et grossière par le paupérisme et par le vice trop fréquent de l'ivrognerie. L'Anglais se trouve bien en Angleterre, le Français préfère la France; chacun a raison, car, comme ledit spirituellement M. Taine, chacun a le manteau convient le mieux ». JACQUES GAZEAU. Manoeuvres d'automne en 1899 Suite et fin SOMMAIRE § 4. Marches d'approche i° en formation de masse ; 2° en formation demiouverte ; 3° en formation ouverte. — § 5. Déploiement Troupes de préparation, de choc et de réserve. — Des bonds. — §6. Assaut. — § 7. Conclusion. 111e PARTIE. — Manoeuvres de l'Est. — § 1. Intérêt particulier des manoeuvres de l'Est. — § 2. Terrain des opérations. — §3. Principales démonstrations. •— § 4. Conclusions. iv° PARTIE. — Expériences et desiderata. — § 1. L'alimentation sucrée. — § 3. Emploi des automobiles. — § 3. Inventions nouvelles. — § 4. Passage des cours d'eau. — § 5. Les effectifs. — § 6. Conclusion générale. Le manque d'initiative, disait Bugeaud il y a soixante ans, oblige le chef à tirer lui-même la voiture qu'il devrait n'avoir qu'à conduire. J'ai insisté sur ce point de vue, parce que le manque d'initiative est peut-être encore aujourd?hui un des plus grands défauts de nos officiers et surtout de nos sous-officiers, malgré les louables efforts qui ont été faits, je le reconnais volontiers, pour nous délivrer de cette servitude si contraire à notre caractère français, pétillant, actif et primesautier. Trop de chefs considèrent encore tout acte d'initiative comme attentatoire à leur autorité, presque comme un acte d'indiscipline. C'est un préjugé néfaste qu'il faut déraciner à tout prix. § 4. MARCHES D'APPROCHE. — Le directeur, sans rien préciser pour les emplacements de l'artillerie, qui sont absolument subordonnés aux circontances, décrit la marche de l'infanterie jusqu'au moment où les premiers bataillons entreront dans la zone efficace du tir de l'artillerie ennemie, puis de son infanterie. La vulnérabilité va évidemment en augmentant à mesure que les distances diminuent. Pour en atténuer les effets, le général MANOEUVRES D'AUTOMNE EN 1899 61 Giovanninelli prévoit trois formations de marche la formation même de rassemblement, une formation demi-ouverte et une formation ouverte. Dans toutes ces formations, les sections s'avancent par le flanc. Chaque chef d'unité, véritable guide de sa troupe, marche devant elle pour en assurer la direction^ soit sur un point déterminé, soit par rapport à l'unité de direction, base du mouvement. Ces trois formations ne diffèrent entre elles que par les intervalles et les distances. La marche en formation de rassemblement est employée en dehors de toute action de l'artillerie ennemie et en terrain uni et découvert, soit jusqu'à environ quatre kilomètres des batteries adverses. La formation demi-ouverte dans laquelle les compagnies prennent entre elles 50 mètres de distance et 50 mètres d'intervalle, les bataillons, 100 mètres s'emploie en terrain accidenté ou couvert, et lorsqu'on approche de la zone d'action de l'artillerie. Les brigades s'espacent à 300 mètres en utilisant l'intervalle de 1000 mètres qui ^existait entre les divisions rassemblées. Ce dispositif ne saurait être conservé à moins de 3500 mètres de la position ennemie. La formation ouverte espace les sections de 20 à 40 mètres l'une de l'autre; les compagnies s'échelonnent en profondeur à 100 mètres, les bataillons à 300. Cette formation n'est du reste qu'une transition entre la marche d'approche proprement dite et le déploiement. Elle ne saurait être conservée à moins de 3000 mètres des positions ennemies. § 5. DÉPLOIEMENT. — Le principe fondamental posé par le général directeur est que toute troupe engagée doit constituer, au début, trois éléments un groupe de préparation, un groupe de choc et un groupe de réserve. Quand un des éléments se fondra dans l'élément précédent, les troupes de l'arrière seront utilisées pour maintenir intact le principe des trois éléments d'action. Il s'agit, bien entendu, ici du combat inoffensif. Les sections de première ligne ouvrent leurs intervalles jusqu'au front de déploiement; elles se forment en ligne, vers 800 mètres ou seulement vers 600, quand elles sont obligées de riposter par le feu au tir de la défense. Elles progressent ensuite, soit par bond de toute la ligne, soit par échelon, jusqu'à la distance d'assaut vers 200 ou 150 mètres de l'ennemi. Les sections des compagnies de première ligne sont suivies et 62 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE successivement renforcées, d'après les prescriptions du règlement, par les compagnies de réserve des bataillons. Cette marche de déploiement, qui s'effectue de 3000 à 150 mètres, constitue le combat de préparation c'est la phase la plus laborieuse, parce qu'elle s'effectue aux distances où le tir ennemi de plus en plus efficace n'est pas encore impressionné par la marée montante dont l'effet moral ne se produit qu'à courte distance. La seule particularité à noter ici est le procédé de cheminement préconisé par le directeur, frappé à juste titre de la précipitation avec laquelle cette marche s'effectue d'ordinaire, pendant les manoeuvres, sans doute à la satisfaction de la galerie, mais aussi d'une façon très peu vraisemblable, qui a, au surplus, l'inconvénient de ne pas laisser aux troupes voisines le temps d'exécuter les mouvements tournants ou enveloppants. Par une note en date du 31 août 1899, M. le général de Longuemar, commandant le 5" corps, expose comme il suit la façon de progresser Cette instruction, dit-il le schéma Giovanninelli, veut que, dans la zone dangereuse, les sections en formation ouverte cheminent par bonds de 100 à 50 mètres au moins, suivant le terrain, et homme par homme. Cette prescription sera toujours observée dans les marches d'approche pendant les manoeuvres. Les sections arrêtées doivent ou se mettre à genoux ou se coucher. Le chef de section se porte de sa personne à 50 ou 100 mètres en avant, au point où sa section doit se rendre en un bond, puis le mouvement s'exécute lentement, homme par homme, ceux qui doivent se porter en avant se relevant seuls, de manière à n'offrir à l'ennemi qu'un but restreint ou même invisible. » C'est parfait comme procédé, mais à condition d'en restreindre l'emploi aux circonstances exceptionnelles, si l'on ne veut pas tomber dans l'excès contraire à la précipitation, Avec ce procédé, il faut au moins une demi-heure pour gagner cent mètres. En tenant compte des arrêts, il faudrait plus de vingt heures pour arriver sans incident à la distance d'assaut. Vingt heures à passer ainsi sous le feu, c'est évidemment absurde. Dans la pratique, aux manoeuvres de garnison, on a dû faire partir à la fois souvent plusieurs hommes et même plusieurs rangs. Il en serait de même à la guerre. § 6. ASSAUT. — Toutes les réserves encore disponibles,, dit le règlement, et au besoin le bataillon de deuxième ligne, rejoignent la MANOEUVRES D'AUTOMNE EN 1899 63 ligne de combat pour l'entraîner à l'assaut. » Dans quelles formations? Le règlement est muet. Et cependant à ce moment, où la surexcitation de tous est à son comble, il sera à peu près impossible de donner d'autres ordres que le cri £ avant! à la baïonnette! » Le général Giovanninelli a indiqué la formation suivante pour les colonnes d'assaut les groupes seront au maximum d'un bataillon. Le bataillon part de la formation ouverte à courte distance de la ligne de combat où le feu crépite avec violence, ses sections se serrent dans chaque ligne, sans intervalle, sur la section de base. La deuxième ligne suit la première à 100 mètres. Si les compagnies sont à 200 hommes, le bataillon se présente ainsi, dans chaque ligne, avec 32 hommes de front sur 12 rangs de profondeur. Le maniement de cette masse est évidemment un peu lourd ce bloc fournit une belle cible, il faudrait le voir sous les balles! Mais il est permis de croire que la réunion et la conduite de cette colonne n'est pas impossible; car il est reconnu qu'à la distance d'assaut, la justesse du tir d'infanterie est nulle, et l'artillerie des deux partis a cessé le tir sur les premières, lignes pour ne pas s'exposer à faucher ses propres troupes. § 7- CONCLUSION. — Telles sont en résumé les leçons à retenir du schéma Giovanninelli. C'est la première fois qu'un directeur de manoeuvres, parlant en maître qui enseigne, fait sentir son impulsion et affirme sa volonté, sans rien prescrire de contraire aux règlements de manoeuvres. Tout n'est pas à conserver dans ces procédés, mais ils méritent de fixer l'attention de la commission chargée de la révision du règlement de manoeuvres de l'infanterie. Pour récompenser le directeur, on le déclare physiquement incapable ! On lui retire son commandement. Certes, le général Giovanninelli n'a pas une taille de guêpe; mais c'est avec son embonpoint actuel qu'il a fait la campagne du Tonkin, et personne n'avait le droit de lui reprocher une infirmité que son énergie et sa grande vigueur ont domptée'devant l'ennemi. TROISIÈME PARTIE Manoeuvres de l'Est § 1. INTÉRÊT PARTICULIER DES MANOEUVRES DE L'EST. — Le ministre de la guerre ayant supprimé les manoeuvres de Touraine, sous le misérable prétexte de fièvre aphteuse, tout l'intérêt 64 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE I I des opérations effectuées en 1899 se concentre sur les grandes manoeuvres de l'Est, exécutées par les 6e et 20e corps généraux Kessler et de Monard sous la haute et brillante direction de M. le 1 général Hervé. En Touraine il s'agissait de progrès tactiques à faire sanction- J ner par l'expérience. Dans l'Est, la question est tout autre l'ob- ? jectif a été l'étude pratique d'une portion de frontière, au point de vue des éventualités possibles en cas de guerre avec l'Allemagne. Cela vaut la peine qu'on s'y arrête. § 2. TERRAIN DES OPÉRATIONS. — Le pays sur lequel a évolué f le 6e corps 40e et 42e divisions renforcées de la 12e, général j Hartsmidt, et de la 6e brigade de cavalerie, général d'Hugonneau contre le 20e corps, représentant-l'ennemi, est la terre classique \ des invasions ce sont les hauts bassins de la Meuse et de la Moselle, de Bar-le-Duc à Nancy. Les principales phases se sont déroulées entre Saint-Mihiel, Pagny et Thiaucourt ; les derniers j engagements ont amené les combattants sur le vaste plateau de f la Woevre, qui se termine au Nord par les trop mémorables champs de bataille de Gravelotte et de Saint-Privat. j On a manoeuvré si près de la frontière que, pendant l'action, cer- ] tains partis du 20e corps ont pu entendre tonner les canons aile- 1 mands. C'était le 15e corps prussien qui opérait, lui aussi, du côté j de Château-Salins. \ Ce terrain très mouvementé, coupé par de nombreux cours \ d'eau, souvent boisé sur de grandes étendues, est très favorable aux S études militaires. Il a fourni plusieurs fois aux chefs de groupe, et J en particulier à la cavalerie, l'occasion d'exécuter d'heureux mouve- ments tournants. 1 § 3. PRINCIPALES DÉMONSTRATIONS. — Nous n'avons pas l'in- \ tention d'exposer toute la suite des thèmes et d'en discuter f l'exécution. C'est à coup sûr intéressant pour les gens du métier; \ mais cela nous entraînerait beaucoup trop loin. Nous nous borne- puisse y avoir un remède meilleur. 96 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE esquissé un peu mieux pendant deux années dans trois autres. 11 est inutile de montrer combien tout cela est inférieur à nos baccalauréats, à nos brevets même, d'autant plus que l'examen est fragmentaire, sans l'épreuve finale qui synthétise, sans l'oral qui prouve la possession du sujet. A la place de nos épreuves françaises, qu'il est facile à un jury de rendre probantes, nous n'avons ici que des revues de demi-année, soumises aux conditions précaires que nous avons signalées, à toutes les influences malsaines qui découlent des différentes causes que nous avons indiquées l. L'examen de matriculation, à johns Hopkins comme à Bryn-Mawr, est le fondement de l'édifice scolaire, en ce qu'il représente l'ensemble des connaissances communes à tous les divers groupes de spécialités, le minimum de l'enseignement unifié à sa base. Aussi donnons-nous dans l'appendice des détails complets sur ce programme, — ainsi qu'un tableau des cours faits au Collège et à l'Université. — Malheureusement, la possibilité de diviser cet examen en deux ou plusieurs parties, la faveur d'être admise sous condition pour une moitié des matières, sans parler d'autres motifs, enlèvent beaucoup à l'importance officielle de l'épreuve. Il est fâcheux qu'une administration qui autorise et laisse croître des procédés qui n'ont rien de pédagogique ne tire pas un meilleur parti des très bons éléments qui se rencontrent au collège. Pour ce qui concerne les langues vivantes, il serait difficile de trouver mieux. Le français, l'allemand, sont les seules langues usitées dans les classes de ces départements ; le cours supérieur d'italien se faisait, en 1895-96, dans l'idiome de Manzoni. Malgré l'esprit peu travailleur des élèves, malgré les absences cuis qu'elles se permettent bien facilement et sans motif, on obtient de très beaux résultats. Le jour où professeurs et élèves pourront donner tout ce qu'ils ont, le jour où Bryn-Mawr sera soumis à la seule discipline digne d'une institution sérieuse, les défauts qui frappent bien vite l'observateur disparaîtront. — Je suis profondément convaincu que si les maîtres étaient mieux chez eux, si les chefs de départements ne voyaient pas leur autorité et leur compétence enrayées par des interventions étrangères, c'est-à-dire que s'ils étaient libres de dire leur mot souverain à propos de collaborateurs qu'on leur impose ou 1. On trouvera dans VAppendice quelques renseignements sur l'examen américain. Sa caractéristique, disons-le en quelques mots, est de n'avoir aucun oral, aucune revue d'ensemble, et d'être divisé au moins en huit sections, scindées en autant d'examens partiels, dont le programme n'est autre que l'enseignement donné dans les dix à douze semaines précédentes. L EDUCATION EN PENNSYLVANIE 97 qu'on leur enlève sans les consulter, et selon le seul caprice d'autres qu'eux-mêmes, Bryn-Mawr, qui devient de plus en plus l'institution à la mode, serait facilement le vrai collège des jeunes filles. — Mais le Conseil académique n'est qu'une chambre d'enregistrement, la Faculté ne compte pas, les Trustées sont désarmés, et le pouvoir exorbitant, autocratique, que s'attribue la présidence est la cause de tout le mal. — Si un homme peut aisément abuser de l'autorité absolue, que sera-ce lorsqu'une femme est ainsi maîtresse suprême?... Ces abus sont d'autant plus difficiles à réprimer, que l'on n'ose parfois les signaler. Mon devoir de rapporteur spécial m'obligeait à écrire ce que, en mon âme et conscience, je crois être la vérité, et je le résume en ces termes Bryn-Mawr ne peut être-un collège véritablement digne d'avenir et d'attention que le jour où professeurs et élèves seront traités comme il convient, c'est-à-dire bien différemment de ce qui se fait aujourd'huil. Philadelphie La grande ville mérite une mention spéciale, parce que, dans les premières époques, elle fut le foyer d'où vinrent l'activité et la lumière. C'est là que fut établie en 1687 la William Penn Chartered School, qui devait, dans l'esprit du fondateur, être comme le siège de la direction intellectuelle ; si le but rêvé ne fut pas entièrement atteint, l'influence morale, la contagion de l'exemple, exercées par cette institution, demeurée aujourd'hui encore de tout premier ordre, furent souveraines pour l'établissement d'autres écoles et le maintien de l'idéal supérieur. La Germantown Academy, préparée à l'avance par Christophe Sower, ne fut ouverte qu'en 1761, c'est-àdire alors que les difficultés commencèrent dans le Collège de Pensylvanie , et que les Allemands craignirent de ne plus avoir 1. UEducational Review juin 1896 publiait un article de M. Ch. F. Thwing, dans lequel était dénoncé le pouvoir souverain que s'attribuent les présidents, et qui est d'ordinaire fatal au bon gouvernement des études et du collège. Aussi un grand changement s'est fait depuis quelques années. Le Président de l'Université de Chicago, M. Harper, écrit qu'il se ferait scrupule de prendre une décision quelconque à l'égard d'un maître sans consulter le professeur en chef C'est la Faculté qui doit avoir le dernier mot », écrivait un autre président. — Hélas ! je n'ai rien vu de semblable à Bryn-Mawr ! — Peut-être que les trustées comprendront un jour le préjudice qu'une semblable direction cause au collège qu'ils ont le devoir d'administrer de leur mieux. A Yale, par exemple, les trustées ne décident d'une nomination ou d'une révocation que sur avis motivé de la Faculté. CorrîtJiërTd'abus de pouvoir et de dénis de justice auraient pu être évités à Bryn-Mawr si on" avait adopté cette conduite ! / ..''..' s •'/, ' REVUE DU MONDE CATHOLIQUE — Ier JANVIER 19OO { ~ ; \ \ .4 " 98 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE pour leur langue et leur littérature une chaire qui leur donnât toute satisfaction. L'école épiscopalienne de Locust Street fut fondée en 1785, sous les meilleurs auspices et avec une donation de la Législature s'élevant à dix mille acres de terre. Très riche et très aristocratique, le Seminary anglican continue son existence élégante, au profit presque exclusif des fidèles de l'Eglise. Nous avons parlé des institutions catholiques pour jeunes filles, de celles du moins que la Mère Fournier fit naître sur un sol qui semblait peu fertile ; depuis, en 1847, une académie du Sacré-Coeur et. tout au moins vingt-deux autres écoles du même genre ont été bâties jusqu'à ce jour. Les Pères Jésuites érigent le Saint-Joseph Collège, dont la charte d'incorporation remonte à 1852. Onze ans plus tard, les Frères des Ecoles chrétiennes obtenaient l'ouverture de La Salle Collège. Le zèle a été général et constant pour l'instruction, et la liste des nombreuses écoles serait bien longue. Ce qui distingue l'enseignement ici, c'est l'empreinte laissée par Franklin qui donne un; caractère professionnel et technique à l'éducation secondaire et même à celle du premier degré. A ce point de vue, Philadelphie a donné le branle par les Institutes, mais non pas en dehors de notre Stéphen Girard, qui, le premier, présenta, sous forme sensible et pratique,, les idées du grand éducateur. Nous avons parlé déjà du système de Lancaster, —qui fut essayé sur une large échelle à Philadelphie. L'Amérique est le pays des enthousiasmes faciles, des engouements rapides mais peu durables il semble qu'on soit toujours jeune, bien jeune, et que toutes les. nouveautés attirent de façon irrésistible ce peuple d'autant plus impressionnable qu'il n'a pas de traditions et qu'il cherche passionnément à se fixer. Ajoutons qu'il se détourne avec beaucoup d'aise de ses anciennes amours, comme un enfant d'un jouet qui ne sert plus et pour lequel pourtant il avait versé bien des larmes. Le Lancasterian System eut son heure; déjà, en 1803, le système de Pestalozzi avait inspiré toute une série d'actes non équivoques.. William McGlure, de Philadelphie, visitant la Suisse, assistait à une leçon du célèbre maître, — et il n'eut pas de repos avant d'avoir obtenu l'assurance d'une future école de ce genre en Amérique. Joseph Neff, ancien coadjuteur de Pestalozzi, qui, avec un succès, médiocre, essayait d'impianter la méthode à Paris, fut heureux, d'accepter les offres séduisantes de l'enthousiaste Américain *. 1. L'histoire de ces démarches a été écrite par Neff lui-même en une plaquette aujourd'hui assez rare, publiée en 1808 sous ce titre Sketch of a plan and meihod' L'ÉDUCATION EN PENNSYLVANIE 99 Des déceptions l'attendaient en ce pays; son école n'eut qu'une éphémère durée. On se détourna de ce système pour aller à un autre; puis, Fellemberg, Froebel, et toute une série à la suite se poussent et se chassent l'un l'autre dans l'esprit perpétuellement inquiet du peuple et des chefs. Mais si les souvenirs d'autrefois, si l'action des éducateurs ont pu sauver cette seconde forme de l'instruction, on ne peut écrire le même éloge des écoles primaires, dont l'état fut si longtemps déplorable et qui ne sont point encore sorties de la médiocrité. — Une étude sur l'organisation scolaire de Philadelphie a été publiée par le Forum t. XV, mars 1893, par M. Rice. Avec une grande sincérité et une indépendance qui sont le gage d'une consciencieuse et loyale étude, réminent écrivain a indiqué les graves lacunes, les défauts considérables du système, lacunes et défauts qui ont pour cause l'intrusion du politicien dans l'école. Peu de villes ont un agencement administratif plus mauvais de vue scolaire. Le pouvoir réside, en théorie, dans le Central Board, composé de trente-six membres désignés par les juges du tribunal civil Common pleas, un pour chacun des wards ou quartiers; mais les bureaux de quartiers accaparent l'autorité. Ceux-ci sont formés par douze membres élus au vote populaire et présidés par le représentant du tiard au Central Board ils sont les maîtres absolus. Le droit de veto que possède le bureau central n'est jamais mis en oeuvre. Or non seulement il n'y a pas de responsabilité pour personne en particulier, mais ce sont les pires, parmi ces êtres indignes que sont les politiciens américains, qui sont les maîtres. Ils donnentles diplômes, nomment aux diverses places ils agissent sur l'instituteur pour conférer des graduations aux élèves qui ne les méritent pas, ils sont les éléments les plus actifs pour la mauvaise organisation qu'une simple visite permet de constater. En 1883, de bons esprits finirent par s'alarmer et on se • nommer un surintendant. Mais celui-ci est demeuré longtemps dans l'impuissance contre tous ceux qui s'armèrent pour résister à son ingérence. Ce nouveau pouvoir, dit M. Rice, n'a pu se faire pardonner son existence qu'en se tenant dans l'immobilité presque absolue. Aussi les difficultés demeurent-elles les mêmes et les écoles sont tout à fait inférieures. Le jour où la fatale influence des passions politiques ou personnelles, ce qui est tout un en ce pays où la poliof poliof founded on an analysis of the human Faculties and natural Reason, suitahle for the offsprings of a Free People and for ail Raiional Beings. IOO REVUE DU MONDE CATHOLIQUE tique ne se fait pas pour des principes, ne pèsera plus sur l'école, Philadelphie sera la première ville de l'Union par l'ensemble de son organisation. Malgré tout, quelque chose du vieil esprit est resté sous les abus et les erreurs. Le travail pour le dégagement se poursuit dans des Sociétés, des brochures, des conférences, quelques campagnes de presse trop rares, hélas !. Puissions-nous aider à briser l'obstacle! J'ai rarement été plus charmé dans mon voyage que par la visite faite à l'École normale pour jeunes filles en mai 1894. La construction est magnifique, splendidement luxueuse dans le goût un peu tapageur et voyant des collèges et Universités. Le principal, M. Felter, beau et bon vieillard qui allait épouser bientôt une des prof essor esses, me montrait avec amour tous les détails de l'école., qui est son oeuvre en grande partie cours de musique, de chant, de couture, de coupe de vêtements, de cuisine, de gymnastique, tout cela très bien dirigé et exécuté. Les classes elles-mêmes paraissaient moins accomplies les maîtresses ne semblaient pas passionner follement l'auditoire, lequel avait beaucoup de distractions ; mais le grand défaut de cette école normale est de préparer fort peu d'institutrices la plupart s'en vont de très bonne heure, sans se préoccnper de l'avenir pour lequel on les a préparées ; par exemple, en 1892, trois cent dix jeunes filles, sur sept cent deuxy sortent de l'école sans certificat. Depuis 1885, il y a une école pratique de travail manuel, Manual Training School ». C'était justice dans le pays de Franklin, et après Stéphen Girard. Le succès a été considérable il a fallu, en 1890, ouvrir une nouvelle école, et bientôt plusieurs seront nécessaires. Les éléments de la science professionnelle, pour ainsi parler, sont enseignés dans une école spéciale. A cela doivent s'ajouter les cours industriels, de dessin, de sculpture, semblables à ceux que beaucoup de nos villes de France, Nice par exemple, ont su se donner depuis longtemps. En somme, comme nous l'avons indiqué déjà, les bases du système, ses principaux organes, sont bons; mais tout est vicié, rendu presque stérile par l'introduction du politicien dans le mécanisme. Je ne puis que m'associer aux justes critiques de M. Rice, que mon expérience personnelle a confirmées en toute manière, et, comme lui, j'appelle le moment où Philadelphie saura secouer le joug honteux et redevenir la noble et grande ville que rêvait William Penn et que Franklin a essayé de constituer. BARNEAUD. La Fleur merveilleuse de Woxindon Suite LIVRE QUATRIÈME CHAPITRE XIX Deux prétendants, l'un heureux, l'autre malheureux Arrivés en haut, nous laissâmes nos regards errer délicieusement sur le paysage qui se déroulait devant nous, semblable à un merveilleux tapis émaillé d'or brillant aux feux du soleil couchant. Elle me nomma les clochers des nombreux villages qui se succédaient le long de la Tamise jusque bien loin dans la plaine ondulée de Middlesex. Je contemplai la tour qui émergeait sombre et triste de la longue traînée de brume de la Tamise, et j'admirai les nuages frangés d'or derrière lesquels le soleil se couchait lentement. Le .spectacle était si ravissant que ma compagne elle-même, qui n'avait pas cessé une seconde son joyeux babil, se tut quelques instants, et l'on n'entendit plus dans le silence du soir que le gazouillement des hirondelles voltigeant autour des créneaux. Lorsque le soleil eut disparu, Miss Anna m'avertit qu'il était temps de songer au retour. Je jetai une dernière fois un long regard sur cette admirable scène, à laquelle je ne pouvais m'arracher, et en me retournant j'aperçus un petit portefeuille, très élégamment relié en parchemin, oublié sur un banc de pierre du parapet. Je le reconnus aussitôt, l'ayant vu souvent entre les mains de Babington, dont il portait d'ailleurs le nom gravé en lettres d'or. 102 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Qu'est-ce que ceci? m'éciïai-je étonné en prenant le joli livret, le portefeuille de Babington! Comment se trouve-t-il ici? » Miss Anna, déjà tournée vers l'escalier, se précipita vivement vers moi en poussant un cri et m'arracha le livre des mains. Mais presque aussitôt elle se rendit compte qu'elle venait de se trahir elle devint pourpre et me dit d'une voix tremblante Pour l'amour de Dieu, cher monsieur Windsor, n'en dites rien à grand-mère ni à ma soeur. » La pauvre enfant était si troublée que j'eus pitié d'elle. Je ne me sentais d'ailleurs ni goût ni mission pour lui faire un sermon, ni aucune inclination pour le métier de délateur, d'autant plus que je ne suspectais aucunement les intentions de Babington. Mais j'étais outré de ce qu'il n'avait pas craint d'amener cette pauvre jeune fille, très innocente mais quelque peu étourdie, à une rencontre cle ce genre dans le vieux château, et je suppliai miss Anna d'être plus prudente à l'avenir, puisqu'elle sentait combien une telle manière d'agir mécontenterait les siens. Elle me le promit avec une sincère expression de regret. En me renouvelant sa prière de ne pas la trahir, elle voulut me faire une confidence, puisque j'étais l'ami de Babington c'est que déjà avant la mort de son père elle était devenue secrètement la fiancée de Babington. Elle trouvait que sa grand-mère était injuste à l'égard de Babington; elle savait bien qu'elle n'obtiendrait jamais son consentement, mais c'était un si bon et si joyeux jeune homme, et ils se convenaient si bien tous les deux, que jamais elle ne renoncerait à lui. Maintenant que je possédais son secret, je devais être assez discret pour n'en pas livrer une syllabe. De son côté, elle promettait de m'aider à conquérir sa soeur Marie, car elle avait bien remarqué que je songeais à elle. Tout en causant de la sorte nous nous approchions de la maison. Sur sa promesse de secours, je lui donnai à entendre que je n'aurais sans doute pas à y recourir, vu que mon affaire avec sa soeur semblait prendre déjà assez bonne tournure, et que j'avais l'assentiment de sa grand-mère. La jeune fille ouvrit de grands yeux et traita sa soeur d'hypocrite pour ne lui avoir rien dit. Je demandai en riant si elle-même lui avait parlé de la jolie vue qu'on a de la tour. Mais miss Anna avait réponse à tout. Son cas, dit-elle, était tout différent et exigeait le secret, car l'antipathie prononcée de sa grand-mère pour Babington ne lui laissait aucun espoir de succès pour une explication et une demande en règle. Nous rentrâmes juste à temps pour le souper, et la soirée se LA FLEUR MERVEILLEUSE DE WOXINDON 103 passa sans incident. Le lendemain, dimanche, ce fut l'oncle Barthy qui officia, le Père Weston étant parti pour une de ses courses de mission dans les comtés de l'intérieur. Après la pieuse réunion et les prières qui tenaient lieu de messe, je descendis avec Frith pour babiller et nous promener au jardin. Je remarquai un cheval sellé, et étonné d'un départ si matinal le dimanche, je me dirigeai avec l'enfant vers la grande porte. Quel ne fut pas mon étonnement de voir arriver Babington ! Il paraissait surexcité, bouleversé. En m'apercevant il eut un geste de colère et brandit sa cravache vers moi, en criant Bavard! vieille commère! » Puis la cravache s'abattit sur les flancs de sa Diane, qui, peu accoutumée à un pareil traitement, se cabra et faillit le désarçonner. Je voulus le retenir et le questionner, mais il passa près de moi comme un ouragan et disparut en quelques secondes dans la forêt. Frith et moi nous le regardions partir ahuris. Quelques instants après je vis passer miss Anna, hors d'elle-même et tout en larmes. Traître ! me cria-t-elle de loin avec colère. » J'eus alors le mot de l'énigne. On avait rapporté à lady Bellamy le rendez-vous de la tour; elle en fit de sérieux reproches à Babington, et comme celui-ci semblait prendre la chose à la légère, elle lui signifia de ne plus reparaître à la maison. Et tous deux m'accusaient maintenant d'avoir détruit leur bonheur. Cet incident me fut très pénible. C'en était fait de mes relations d'amitié avec Babington. Plus tard même, lorsqu'il eut appris que c'était le vieux John qui l'avait dénoncé à sa maîtresse, il continua à me tenir rigueur, ce qui me mit probablement dans l'impossibilité d'empêcher bien des malheurs. Pour ce jour-là cependant, tout entier à ma joie,, j'oubliai presque cette fâcheuse aventure. Après midi, je fus appelé dans le grand salon du haut, que je connaissais si bien. J'y trouva la vénérable darne et miss Marie. Lady Bellamy me montra la fleur merveilleuse que j'avais vue à diverses reprises déjà elle était dans son plein épanouissement, et sur les cinq petites branches les fleurs rouges étaient ouvertes. Jamais je n'en avais vu de semblables, et je n'ai jamais pu comprendre comment, ayant pris racine dans le plâtre du plafond, elle y trouvait assez de force et de sève pour un pareil accroissement. J'en fis la remarque à lady Bellamy; elle me répondit qu'elle considérait toujours cette plante extraordinaire comme un signe visible de la faveur céleste, et qu'elle avait toujours plaisir et consolation à la regarder. Car, qu'elle fût ou non une fleur naturelle, 104 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE ce n'était que par une volonté et une disposition spéciales de Dieu qu'elle avait poussé et grandi en cet endroit. C'est pour cela qu'elle m'avait appelé ici, afin que je pusse offrir ma main et mon premier baiser à ma fiancée sous l'égide de cette fleur céleste. Et bien qu'il ne pût être question en ce moment de fiançailles publiques à cause de leur deuil, Marie avait résolu dès ce jour de m'engager sa parole. Imaginez-vous avec quel bonheur, sous la fleur merveilleuse et en présence de la vénérable aïeule, je mis ma main dans la main de ma chère Marie. L'aïeule fit sur nos fronts le signe de la croix. Ce n'était point au milieu des plaisirs et du bruit, mais sous l'égide de Dieu, comme il convient aux enfants des saints, que nous devions faire ce premier pas si sérieux qui conduit à l'autel, à l'autel de l'alliance, où nous serions un jour, si Dieu le voulait, unis par les liens du grand sacrement, figure de l'union de Jésus-Christ avec sa sainte Eglise. Ainsi eurent lieu nos fiançailles, le dimanche Jubilaie de l'an de grâce 1586. Mais avant les joies du mariage il devait couler bien des larmes. CHAPITRE XX Le médecin de Marie Stuart Peu de chose à dire de notre visite à la cour. Conduits par Saint-Barbe, Babington et moi, nous amenâmes à Richmond le petit Frith, vêtu d'un fort joli pourpoint de soie vert, et portant crânement sa nouvelle toque de velours à plumes. Mais la reine, ce jour-là, était indispoée, ou bien de méchante humeur ; elle ne quitta pas ses appartements. En vain nous passâmes un long temps au milieu des courtisans pour pouvoir la saluer au passage ; nous en fûmes pour nos frais. Saint-Barbe et moi nous devions pourtant partir le lendemain pour Chartley. En conséquence, nous confiâmes l'enfant, avec des recommandations toutes spéciales, à lord Chamberlain, qui avait la haute direction des pages. Saint-Barbe se montra très aimable pour Frith, et lui remit même un billet à l'adresse de miss Cecil, pour la prier de s'intéresser à l'orphelin. Cette lettre, d'ailleurs, ne contenait rien de particulier, à ce qu'assure Saint-Barbe, sinon une exhortation à LA FLEUR MERVEILLEUSE DE WOXINDON IO5 miss Judith à rester ferme dans la foi, avec la promesse de réfuter bientôt Campion. Je pris congé de Frith, en l'embrassant comme mon futur petit beau-frère, et lui recommandai de ne jamais oublier ses petites prières à la bonne Mère et à son Ange Gardien, d'être avec cela toujours gai et aimable, et de s'adonner avec application aux exercices de chevalier, dans lesquels on instruit les jeunes pages. Lorsque nous le quittâmes il riait, mais dans ses yeux bleus il y avait des larmes. Et il dut bien un peu pleurer ce jour-là lorsqu'il, se vit seul au milieu de tous ces étrangers. Mais ces larmes ne font pas de mal; c'est comme une pluie de mai qu'un beau soleil sèche bientôt sur les feuilles et les fleurs. Le lendemain de bonne heure nous quittions Londres. Lorsque nous traversâmes Harrow, le soleil se levait et dorait de ses premiers rayons les girouettes des tours de Woxindon. Naturellement, je regardai vers la chère demeure, et voilà que tout à coup j'aperçois, à la fenêtre du grand salon où j'avais été fiancé sous la fleur merveilleuse, une jeune femme debout, qui saluait avec son mouchoir. Ai-je besoin de vous dire si je rendis le salut? Mon compagnon semblait peu expansif; il me fut d'autant plus aisé de jouir de la beauté calme de cette aimable contrée du Middlesex et de Buckingham que nous mîmes toute la journée à parcourir ; et je redisais avec mon cher Virgile Rura mihi et rigui placeant in vallibus amnes Flmnina amem silvasque. Combien j'aime ces vastes campagnes, et les ruisseaux sinueux au fond des vallées, et les rivières et les forêts ! Oui, j'apprécie ces beautés, et comme Virgile, j'envie le bonheur de ces laboureurs, qui, loin des luttes et du bruit des armes, trouvent en abondance sur le sol natal toutes les choses nécessaires à la vie. O frotunalos nimium, sua si bona norint Agricolas ! Sur ce thème tranquille du bonheur de la vie champêtre, si bien chanté par le poète des Géorgiques, je voulais entamer une conversation avec mon compagnon. Car je n'ai aucun plaisir, je dois le dire, à chevaucher de longues heures, muet comme un chartreux, à côté d'un autre humain. Je réussis à lui arracher quelques mots, et je remarquai bien vite que je n'avais point affaire à un ami des IOÔ REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Muses, mais à un homme sérieux qui- m'eut bientôt engagé dans une véritable discussion sur différents points de doctrine religieuse. jamais je n'ai aimé les disputes, alors fort à la mode, sur les questions religieuses avec des personnes d'une autre croyance. L'expérience m'a fait voir qu'il n'en résulte le plus souvent qu'une obstination et une amertume plus grandes de part et d'autre. Pourtant, je regardais comme un devoir pour moi de répondre à toutes les questions et de défendre ma foi si l'on venait à l'attaquer. C'est ce que je fis en cette occurrence avec Saint-Barbe ; je repoussai de mon mieux des attaques souvent très fortes ; et je dois lui rendre cette justice, qu'il parlait avec plus de calme et de raison que je ne l'aurais attendu d'un puritain. Déjà même je me prenais à espérer que je réussirais peut-être à le convaincre. Grâce à cette causerie, le voyage nous parut court, et malgré tous nos désaccords, nous étions restés très bons amis quand, le soir du second jour, nous arrivâmes à Burton. Mais Saint-Barbe n'était pas encore le moins du monde décidé à embrasser notre religion, dans laquelle il persistait à voir toujours trop d'éléments humains. A l'auberge du Dragon vert, je fis à mon tour la connaissance du brasseur Tommy Bulky. Je ne pus m'empêcher de rire en voyant pour la première fois le gros homme, et de redire à mon compagnon le mot du vieux Romain Toius ter es atque rotundus. Tout rond et cylindrique. Tommy ne parut pas autrement offusqué de mon rire. Il demanda seulement à mon compagnon si ce que je venais de dire n'était pas un verset de la Bible, car on l'avait déjà souvent comparé à ce vieux roi d'Amalec que Saùl immola sur l'autel du Seigneur, à Galgala. Saint-Barbe répondit que c'était un mot des auteurs païens, que je connaissais bien mieux que la Bible, mais qu'il n'y avait là rien de mauvais. Le gros homme me regarda de travers et dit quelques mots tout bas à Saint-Barbe. Celui-ci fit un signe de tête affirmatif, sur quoi le brasseur me tendit en riant sa grosse main. Pardon, Monsieur, j'aimerais bien que vous sachiez mieux les sentences de la Bible que celles des vieux païens. Mais puisque vous êtes le médecin de la prisonnière de Chartley, qu'on nous a annoncé ces jours-ci de Londres, je ne veux pas vous prendre de LA FLEUR MERVEILLEUSE DE WOXINDON IO7 pointe. Car, voyez-vous, c'est moi qui fournis la bière à la prisonnière et à toute sa maison, et de la bière, Monsieur, comme on n'en boit pas de pareille dans toute la chrétienté; de la bière qui vaut mieux que toutes les potions imaginables des médecins du monde entier. Croyez-moi, Monsieur, c'est la pure vérité. Du reste, je dois encore vous dire une chose, c'est que je suis un partisan du pur Evangile, et que je ne crois rien quand on ne peut pas me le prouver par un bon texte de la Bible. — Dans ce cas, prenez garde, maître brasseur, répliquai-je en riant, je crains bien que vous ne puissiez pas trouver dans la Bible un seul texte recommandant de boire de la bière. Au contraire, c'est le vin qui a la préférence, puisque saint Paul recommande à son disciple Timothée d'en boire un peu à cause de la faiblesse de son estomac Modico vino utere propter stomachum. — En effet, Monsieur, il n'est pas question de la bière dans l'Écriture, et à vous dire vrai, c'est la plus grave objection que j'aie entendue de ma vie contre le pur Evangile. J'en parlerai encore à notre prédicateur, le Révérend Ezechiel Bitterstone. » En achevant ces mots, il donna un grand coup sur la table ; puis se ravisant aussitôt, il reprit Malgré tout, voyez-vous, je ne crains pas de dire que si saint Paul avait connu notre bière, il n'aurait pas manqué de la recommander à Timothée, plutôt que le vin, et quand je dis notre bière,, vous me comprenez, c'est la bière de Buston, la mienne, Monsieur. » On rit et l'on se sépara bons amis. R. P. SPILMANN. A suivre. AUTOUR DU MONDE Le voyage de M. Delcassé à Saint-Pétersbourg a-t-il dépouillé notre ministre des affaires étrangères de son anglomanie que d'aucuns disent incurable? Rien ne le prouve et certaines paroles, des démarches et des actes sembleraient même établir le contraire. Les optimistes malgré tout, ces hommes toujours intimement heureux parce que, bien pourvus, ils nient le malheur ; ces braves gens, quand on va leur dire que Delcassé abat des noix, haussent les épaules et doucement murmurent Vous n'y êtes pas. Delcassé ! mais regardez-le donc et dites-nous dans un instant, après un examen sommaire, si cet homme lumineux n'est pas le phare de la diplomatie universelle ? Cela, un ami obstiné de l'Angleterre, quand la fortune change et quand la débâcle est proche ? Décidément, pauvre homme, vous n'y êtes plus! —Cependant. — Cependant quoi? quand nous disons, nous, que vous n'y êtes pas! » Et très satisfaits d'eux-mêmes, les oracles se retirent. Estimez-vous heureux que, pour vous assommer davantage, ils n'aient pas ajouté Delcassé! caudataire des Anglais! mais il en est la terreur ! Ah ! je vous entends objecter Singulière terreur qu'inspire ce complaisant qui, après tant de bluff, de provocations gratuites et de menaces outrageantes, après Fachoda enfin, est encore le président de l'entente cordiale ! — Qu'est-ce que cela prouve? se seraiton contenté de vous répondre ! A moitié convaincu vous-même et remémorant des faits récents, vous arrivez presque à cesser de douter. Vous songez que Delcassé a vu le tsar, que cette relation tout inattendue l'a charmé et grisé; qu'il a vu aussi des grands-ducs, frayé avec les hauts dignitaires de l'empire! En conversant amicalement avec le comte de Mouraview, Delcassé crut avoir réellement entrevu l'envers des cieux. Ambitieux, il en veut voir maintenant l'autre côté. AUTOUR DU MONDE IO9 L'ambition aidant donc l'amitié, Delcassé selon vous sera fidèle à l'allié de Dieu... Comme preuve, vous rappellez-vous les toasts pleins de cordialité échangés à Saint-Pétersbourg, et dans lesquels M. Delcassé affirmait que l'alliance franco-russe se resserrait de plus en plus et ne pouvait avec le temps que gagner sans cesse en confiante cordialité. Ces paroles aimables, ces toasts chaleureux me font penser à l'arche sainte qui contenait les tables où a été gravée l'alliance conclue entre Dieu et Israël. David dansait ferme et chantait fort, mais c'est l'âne de Balaam qui aux yeux du peuple glorifiait réellement le Seigneur, parce que, stupide à souhait, il donnait du relief à la vérité qu'il proclamait lorsqu'il ne pensait qu'à... braire. Ainsi Delcassé devant l'arche de l'alliance franco-russe... Ne croyez pas que j'exagère. Si Delcassé avait eu une notion exacte des devoirs qui incombent à un patriote français, à l'allié sincère de la Russie, est-ce qu'après Fachoda, alors que, au cours d'une alerte poignante l'opinion publique chez nous avait obtenu l'armement de nos côtes, la mise en défense de nos colonies, l'envoi de troupes sur tous les points de notre domaine où l'animosité et la rapine pouvaient pousser notre implacable ennemie, est-ce que le lendemain d'une menace de guerre aussi inique que l'agression dont souffre l'Orange et le Transvaal, cet étrange ministre des affaires étrangères se serait replongé dans une incurie fatale à l'honneur, aux intérêts de la France? dans cette incurie coupable, faite d'autant de stupidité que de complaisances, dans laquelle l'Angleterre puise son insolence et sa sécurité? Est-ce que les renforts envoyés en Algérie et en Tunisie eussent été rappelés en France, d'où il faut aujourd'hui les réexpédier? Est-ce que les travaux de Bizerte eussent été ralentis, et l'armement des points d'appui de notre flotte laissé à l'état de projet ? Est-ce que Madagascar serait encore à la merci d'un coup de main, et nos intérêts en Chine mis en échec jusques aux portes même de Laos et du Tonkin? Aurions-nous enfin assisté à cet inénarrable spectacle M. Lockroy, ancien ministre de la marine, demande 500 millions, partie pour la réfection et l'augmentation de nos escadres, partie pour la mise en état de défense de notre littoral et pour l'armement des points d'appui de notre flotte. La commission spéciale, frappée par l'exposé des motifs et convaincue de la nécessité urgente des mesures proposées, vota le crédit des 500 millions à l'unanimité. Alors surgit M. Delcassé 500 millions, dit-il, pourquoi faire? Et il les refuse, ayant autre chose à proposer. Il avait MO REVUE DU MONDE CATHOLIQUE sans doute à consulter l'Angleterre, à apprendre d'elle quelles mesures défensives pouvait adopter la France sans éveiller les susceptibilités de la Grande-Bretagne ! On dira après cela que Delcassé est un patriote ; qu'il est, de plus, un "ami sincère de la Russie, notre puissante alliée il n'en est rien; à Saint-Pétersbourg on le sait, et la patience qu'on témoigne à Péterhof repose uniquement sur la situation précaire du cabinet français actuel. Le tsar sait que le peuple français sympathise avec le peuple russe et qu'aucune défaillance gouvernementale chez nous ne prévaudrait contre l'alliance cordiale qui lie le sort de deux nobles nations également éprises de justice, d'honneur et de sage liberté.. Il faut donc regretter que l'angoissante Affaire Dreyfus soit arrivée à diviser les esprits chez nous, jusqu'au point de rendre possible au Quai d'Orsay un ministre ignare, sympathisant avec les pires ennemis de la France ; à la Rue Royale un de Lanessan sectaire, qui a compromis la défense de nos côtes, la sécurité de nos colonies, et qui voudrait en outre repartir sur plusieurs exercices les crédits que les plus autorisés, les plus clairvoyants proposent d'appliquer à l'achèvement rapide des navires en construction dans nos chantiers, comme s'il avait à donner ainsi à l'Angleterre des gages des sentiments d'abnégation et d'effacement qu'il impose à la vaillante marine française; il faut regretter encore que, pour le même motif, un Galliffet haineux et rageur puisse désorganiser notre armée, décourager ses chefs, désaffectionner, qui pis est, le soldat de la discipline et du noble idéal qu'entretient dans le coeur de la jeunesse la vue suggestive du drapeau glorieux ; il faut regretter, en un mot, que les politiciens sans conscience et les ploutocrates sans patrie guident la France héroïque dans les sentiers tortueux où sombrent aisément les instincts et l'honneur d'une race, comme aussi la sécurité d'une patrie. Croyez-le bien, ce n'est que sous l'irrésistible pression de l'opinion, alarmée par les menaces persistantes de l'Angleterre, par ses projets avoués contre nos colonies, que le ministère français se décide enfin à tenter quelque chose pour compléter la défense de nos côtes et de nos possessions lointaines. Il a mis fin brusquement au voyage d'agrément commandé à l'amiral Fournier en Orient. Il faut croire qu'on s'est rendu compte à la Rue Royale, un peu tard nécessairement, que l'étrange concentration des escadres anglaises à Gibraltar justifiait la concentration des forces françaises AUTOUR DU MONDE II I à Toulon ; on a pensé que les desseins inavoués que laissait transpirer cette concentration anglaise imposaient des mesures préservatrices, même dans l'Atlantique, et l'on a réuni en toute hâte l'escadre du Nord dans le port de Brest pour compléter son armement, pour remplir les soutes en vue des pires éventualités. On a prescrit, en outre, d'activer les travaux des chantiers, et l'on se hâte de diriger sur l'Algérie et la Tunisie, sur Madagascar, des troupes et du matériel de guerre. De grands travaux sont de plus entrepris dans les ports du Havre, de Cherbourg, de Bizerte et d'Oran pour en faire des refuges accessibles aux plus forts cuirassés; la défense de la Corse sera enfin assurée par la création d'un régiment nouveau et l'organisation de cadres capables d'utiliser les réserves et les volontaires de cette île qui pourrait être isolée •de la France et livrée à elle-même. La Chambre a voté deux douzièmes provisoires pour n'en point perdre la mauvaise habitude. Jugeant ensuite inutile, vu le temps déjà perdu et l'impossibilité d'aboutir avant la fin de l'année dans l'examen du budget de 1900, elle a sollicité un congé anticipé que le gouvernement n'eut garde de lui refuser. Par la même occasion, et pour mettre à profit l'impatience qu'on avait autour de lui de regagner ses foyers, Waldeck-Rousseau a revendiqué pour lui seul la responsabilité du procès pendant devant la Haute Cour. Il avoua même, et sans façon, qu'il ne s'agissait là ni de réprimer un complot ni de poursuivre des délits avérés, mais simplement de répondre aux défis des nationalistes ! Depuis quand donc la Haute Cour a-t-elle charge et mission de réprimer les défis qu'un parti politique peut jeter à un autre? Les Invalides du Luxembourg trouveront peut-être, et avec raison, que ce service de plongeurs de la vaisselle ministérielle est répugnante; que la Constitution, du reste, leur donne dans l'Etat un rôle plus relevé à tenir, et qu'il leur importe peu de défendre les parias de la politique interlope contre le flot montant du mépris public. Jusqu'ici cependant il semblerait qu'ils sont moins fiers que cela et que les petits profits de la complicité ne les rebutent pas. . Tous les témoins ont été entendus, toutes les preuves, .bonnes et mauvaises, authentiques et fabriquées, ont été produites, et désormais il est établi jusqu'à l'évidence qu'il n'y a jamais eu entente entre les partis politiques incriminés et que, par suite, de complot il n'en existe pas ! D'où il résulte que la Haute Cour, ayant . été réunie pour connaître d'un formidable complot contre les insti- I 12 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE tutions publiques, devrait reconnaître l'inanité de l'accusation, acquitter les accusés en leur offrant des excuses légitimes et une indemnité équitable... demander aussi au gouvernement dans quel but il l'a couverte de ridicule en se moquant d'elle. Ils préféreront condamner parce qu'ils sont, avant tout, avant même d'être des juges, des hommes de parti, des politiciens militants, prévenus, haineux, trop satisfaits de tenir à leur discrétion un adversaire courageux, qui les méprise voilà le crime ! Déroulède, quoique terrassé par les privations, les intempéries et par un mal implacable, s'arracha de sa couche et se traîna jusqu'à l'audience. M. Marcel Habert, député de Versailles, réfugié à l'étranger, venait de rentrer en France pour reprendre sa place à côté de son ami, pour souffrir la persécution injuste avec lui. Malgré l'immunité parlementaire qui le couvrait, M. Marcel Habert fut arrêté et incarcéré le 19 décembre. M. Déroulède voulait, en personne, plaider la cause de son ami, protester contre la haine féroce qui s'acharnait après lui. Messieurs, dit-il à ses juges, je tiens à revendiquer, dans le retour de mon ami Marcel Habert, la part qui me revient. Marcel Habert est parti à ma prière, parce que je considérais qu'il était inutile de nous asseoir tous les deux sur les mêmes bancs, pour être tous les deux certainement condamnés. Mais Marcel Habert m'a vu malade. Bien que je l'aie rassuré en vain par mes lettres, il s'est dit Aucun de nous ne pourrait prendre la défense de notre cause devant vous. 11 a vu, par les articles de M' 110 Gyp et de mon ami François Coppée, que l'on s'en inquiétait ; il savait que je ne pouvais occuper ma place ici ; il a voulu défendre devant vous la République du peuple, pour et par le peuple, il a voulu attaquer à son tour, comme moi, la République du Parlement au profit du Parlement. Lorsque j'ai su qu'il était arrivé, dès hier, je voulais prendre place ici, non pas pour discuter son droit de combattre à mon côté, mais pour le remercier publiquement de ce qu'il avait fait. Il paraît qu'on veut délibérer pour savoir si l'on doit nous disjoindre après que nous nous sommes rejoints je ne puis le croire. Les avocats plaideront le droit qu'ont deux complices, qui marchent côte à côte et coeur à coeur depuis trois ans, d'être jugés ensemble. Je ne sais pas ce que répondra l'esprit judiciaire du Sénat. Je veux croire qu'il y a parmi vous assez de solidarité, de sentiment humain et que vous ne me séparerez pas de mon camarade de combat, de mon camarade de condamnation. Si j'avais fait plus tôt l'effort que je fais aujourd'hui, il ne serait pas là. Ne lui faites pas payer l'inquiétude qu'il a éprouvée pour son ami. Il est venu pour remplir un devoir rendez-le à la justice qui va le condamner. Ne vous attardez par sur ce point de droit discutable. Il ne viendra pas pour vous faire perdre votre temps. Il vient pour servir sa cause au milieu de vous, frappez-le, mais au moins jugez-le ! » Le président. — Voici, messieurs, la requête qui m'est transmise par Me Chenu, au nom de Marcel Habert AUTOUR DU MONDE IIJ Le requérant a l'honneur, messieurs, de vous exposer qu'à la date du 10 décembre présent mois, l'ordonnance portant qu'il serait tenu de se représenter dans les dix jours, a été régulièrement affichée et publiée ; Qu'à la date du 19 décembre, et par conséquent dans ledit délai, le requérant s'est présenté à la Haute-Cour pour déférer au voeu de ladite ordonnance; qu'il a été le même jour appréhendé et incarcéré ; Qu'il a été régulièrement interpellé d'avoir à se présenter à l'audience pour y être jugé, tant par ladite ordonnance que par l'arrêt de renvoi et l'acte d'accusation ; Qu'en conséquence, il doit être conduit à l'audience pour y être jugé en même temps que les autres accusés ; Il requiert donc qu'il vous plaise, messieurs, dire qu'il sera conduit à l'audience, et que sa cause sera jointe à celle des autres accusés pour être sur le tout statué par un seul et même arrêt. Et ce sera justice. » Malgré ce droit évident et les arguments péremptoires de la défense, la Haute-Cour déclara disjoindre la cause des deux amis. En même temps la Chambre déclarait suspendue l'immunité parlementaire en ce qui concerne M. Marcel Habert. Ce qui donne la mesure de l'iniquité dont sont capables deux assemblées délibérantes subjuguées parla crainte et le parti-pris. Outré par des violations incessantes de la loi toujours renouvelées et par le débordement de l'esprit sectaire chez des juges qui affectaient de n'être en la circonstance que des exécuteurs aux gages du gouvernement, Déroulède rentre en scène frémissant de colère Déroulède. — En venant ici, j'avais fait pour Marcel Habert un effort pénible. Après ce qui vient d'être dit, et n'ayant aucun doute, d'une part, sur l'obéissance de la magistrature assise aux ordres du gouvernement... Le président. — Monsieur Déroulède, je vous arrête... Déroulède. — Je suis déjà arrêté ! Le président. — Vous venez d'adresser un outrage à la juridiction devant laquelle vous comparaissez, à la magistrature.. Déroulède. — A l'une et à l'autre; à celle-ci et à celle-là. Le président. —Je donne la parole à M. le Procureur général. Déroulède. —J'ajoute, Monsieur le Président... Le président. —Je vous retire la parole. Vous avez prononcé des paroles outrageantes pour la Cour. Déroulède. — Je tiens à les répéter... Le président. — Vous n'avez rien à dire! Déroulède.—"i M s i "' p Revue Financière Les Boers sont des sectaires sincères et loyaux dont l'erreur, aux yeux du théologien, paraîtra transitoirement invincible. Us sont justes et braves, et comme Israël avant la prévarication, ils aiment et ils craignent le Seigneur, ils espèrent en lui. Cela vaut mieux que d'être, comme l'Anglais jingoë et autre, sectaire uniquement pour le prompt placement d'une pacotille, fût-elle biblique. Or donc, l'Anglais, comme le citoyen romain, se sentant riche, se croyait invincible, et il ne se gênait pas, par amour de la tradition, d'envier le bien du pauvre et de vouloir l'accaparer en passant. Le pauvre, c'était le Boer, et le chemin que parcourait ce bandit légendaire qui rôde sur les grands chemins du continent, qui écume les mers, passait par le cap de Bonne-Espérance. Le bon espoir reposait évidemment sur le voisinage des mines d'or et des mines de diamant*, enfin il y avait par là, pour l'Anglais cupide, de la bonne espérance. L'Angleterre, la grande Angleterre, déclare la guerre au petit Transvaal ; 400 millions d'hommes contre habitants rustiques, isolés, méconnus, et, pour cause de faiblesse notoire, abandonnés à leur pénible sort. L'Angleterre songé à une promenade militaire de Bloemfontein à Pretoria 3 elle prépare plutôt les violons que les canons, et elle se met en route. Le Transvaal, qui ne veut ni chant ni danse, mais qui voudrait raisonner uniquement, prépare des flûtes à sa façon. On en écouta les premiers accords à Giencoë, à Elangslaate, à Mafeking, à Kimberley, à Ladysmith, à Nicolson' neck ; la contre-danse se poursuivit à Belmont, à Grasspan, à Modder-River, à Maggersfontein ; d'autre part, à Stormberg et à Colenso; enfin, pour le pirate universel, il n'était plus, après vingt échecs sanglants, question de penser à Majouba-Hill, mais uniquement de se sauver la face dans une épouvantable mésaventure où ses meilleurs calculs trahissaient son attente, mettant en jeu sa fortune séculaire. En un mot, la scie triomphait de la baleine ; et malgré les suprêmes efforts et la mobilisation des réserves dernières, l'issue de la lutte est ajournée, en tous cas reste douteuse. Et tout ce remue-ménage dans le Sud-Africain nécessite des dépenses lourdes, imprévues. Or, ces dépenses nécessitées par l'entretien d'énormes effectifs, par des transports insolites et des approvisionnements onéreux, coïncident avec la suspension des 30 à 40 millions d'or des mines du Transvaal, avec les retraits qu'occasionne l'humeur nomade des nationaux britanniques à cette saison, avec les exigences du commerce d'importation britannique. D'où disette d'or en Angleterre et nécessité de l'élévation du taux d'escompte de la Banque d'Angleterre. D'où pour l'Angleterre crise commerciale, crise financière, crise politique et militaire. Les Anglais qui, ayant escompté les victoires anglaises et considéré prématurément les valeurs minières. du Transvaal comme des valeurs britanniques, REVUE FINANCIÈRE 125 s'étaient gavés de mines d'or jusqu'à l'étranglement, n'ont pu attendre le triomphe ; il a fallu rendre les achats, comme on rend l'âme, avec déchirement! d'où crise des mines d'or et faillites nombreuses à Londres. On aurait pu se réjouir sans réserve de la débâcle britannique si la solidarité des marchés financiers n'avait été un fait inévitable. Londres fléchissant, Paris baisse, et Berlin, et Francfort, et Bruxelles. Pour éviter le drainage de notre or, la Banque de France a dû porter son escompte de 3 1/2 0/0 à 4 1/2 0/0 et ses avances sur titres de 4 à 5 0/0. Ces taux d'emprunt et d'escompte élevés alors que la rente et les obligations ne rapportent guère que 3 h. ^ 1/2 0/0, découragent la spéculation et la ralentissent, d'où crise à la Bourse et déjà crise commerciale, et voilà comment, à Paris même, le monde des affaires, très content de voir rincer l'Angleterre, pâtit de ses mésaventures... par contre-coup, passager certainement. La Banque d'Angleterre attend son salut, comme en 1890, de l'intervention de la Banque de France et de la Russie ; mais aujourd'hui, ni la France ni la Russie n'interviendront pour encourager les pirates qui opèrent sur les confins du Transvaal. Nous devons aux Boers, sinon des encouragements militaires, du moins l'aide d'une coalition financière qui peut préparer sinon amener la victoire du faible opprimé. 11 n'est pas vrai que la Finance internationale soit sans prévoyance et. sans coeur. Le marché a donc été très mouvementé cette quinzaine. Toutes les banques d'Etat ont élevé le taux de leur escompte à un cours inusité. On cote 3 0/0 99 ; Amortissable, 99,22 531/2 0/0, 101,45 ; Extérieure espagnole, 65,60; Italien, 93,50; Portugais 3 0/0, 23. Les fonds égyptiens sont faibles la Privilégiée, 99,75; VUnifiée, 102,90; la Daïruh-Saniet,-102; le Brésilien, faible à 58,60 ; le Russe j 0/0, 1891, 85,90; 1896, 85,90. Les fonds turcs ont suivi le courant général en arrière Série B, 46; Série C, 25,72; Série D, 25,75; l'Obligation 5 0/0 1896, 491. Banque de France, 4320; Crédit Foncier, 725; Banque de Paris, 1087; Crédit Lyonnais, 997; Société Générale, 599; Crédit Industriel, 627,50; Lfon, 1810; Nord, 2135; Orléans, 1690; Midi, 1340; Est, 980; Ouest, 1074; Sucç, 3520; Messageries maritimes, 550; Chargeurs Réunis, 1205; Transatlantique, 367,50; Omnibus, 1760; Voitures, 574; Gaç de Paris, 1075; Mines d'or les Anglais étant en déroute, on parie pour les Boers; mais les mines baissent en attendant l'issue de la guerre qui s'éloigne dans les brouillards de l'avenir incertain. La Robinsoua. fléchi à 198; la Ferrcira à 472; la Simmer and Jack à 127,50; la Wemmer à 242; la Geldenhuis a monté de 136 à 141 ; la Village main reef réagit à 197 50; la Consolidated main reef à 48; la Rand Mines de 836 à 815; VEasl Rand de 149,50 à 140,50; la société Goerç et Cio de 57 à 56. La Robinson deep a fléchi de 109 à 103 ; la Geldenhuis deep, de 205 à 194; la Mossamedès, de 23 à 2i. La Chartered passe de 79 à 74,25. VHippodrome a été négocié entre 116 et 113. Syndicat des Mines d'Anthracite de Saint-Martin de Belleville et de Montagny {Savoie. — Nous attirons la plus sérieuse attention de nos lecteurs sur le Syndicat des Mines d'Anthracite de Saint-Martin de Belleville et Montagny, et nous' leur recommandons instamment de s'intéresser dans cette excellente affaire qui ©ftre, outre tant d'avantages particuliers, un intérêt national incontestable. Par suite de la résolution prise par le ministre compétent d'accorder à la commune de Saint-Martin, à titre de concession définitive, la légère portion distraite d'un commun accord de l'importante concession demandée parle Syndicat des Mines I2Ô REVUE DU MONDE CATHOLIQUE d'Anthracite de Saint-Martin de Belleville, cette dernière demande a dû être modifiée et réintroduite sods une forme nouvelle, diminuée naturellement de la faible partie cédée à la commune intéressée. M. Adrien Gacon, agissant au nom du Syndicat, a fait sa demande de fouilles, et pour l'appuyer, comme l'annonce Y Avenir des Alpes du 25 écoulé, M. Gacon a déposé une somme de francs entre les mains de Mc Jorioz, notaire, qui en a délivré un reçu ainsi libellé ETUDE DE Mc JORIOZ, NOTAIRE A MOUTIERS SAVOIE. Reçu de M. Gacon Adrien, demeurant à Paris Syndicat des Mines d'Anthracite de Saint-Martin de Belleville, la somme de DIX MILLE FRANCS à verser éventuellement à la commune de Saint-Martin de Belleville. Moutiers, le 17 novembre 1899. Signé M° JORIOZ, notaire. » Ces fonds ont été déposés par M0 Jorioz à la Caisse des dépôts et consignations le 18 novembre 1899, récépissé n° Nous avons vu, ajoute Y Avenir des Alpes, avec le plus vif plaisir M. Gacon renouveler sa demande de permis de fouilles des Mines d'Anthracite de SaintMartin de Belleville. Il est à souhaiter que le conseil municipal de la commune prenne en sérieuse considération cette demande, qui fixera aussi bien les demandeurs que les propriétaires sur la valeur de ces anthracites. Dans l'intérêt du pays, il est à souhaiter que les fouilles confirment la tradition qui indique les gisements de Saint-Martin comme étant d'une richesse exceptionnelle. Cela permettra alors au Syndicat d'apporter des capitaux importants pour la mise en exploitation sérieuse de ces gisements. Le Syndicat de Saint-Martin de Belleville, en attendant la décision qu'il sollicite et dont le résultat ne peut que lui donner satisfaction, a tourné son activité vers le massif de Montagny dont les richesses houillères ne le cèdent en rien à ceux de-Saint-Martin. Nous avons déjà dit les acquisitions que le Syndicat y a faites, les fouilles heureuses qu'il y a opérées ; il vient enfin d'être admis à l'affichage de la demande de concession pour Montagny que voici RÉPUBLIQUE FRANÇAISE PREFECTURE DE LA SAVOIE DEMANDE EN CONCESSION DES MINES D'ANTHRACITE AVIS Par une pétition du 26 août 1899, M. Adrien Gacon, agissant au nom du Syndicat des Mines d'Anthracite de Saint-Martin de Belleville Savoie, dont le siège social est à Châteauroux Indre, 19 bis, avenue de Déols, et dûment autorisé à cet effet, sollicite une concession de mines d'anthracite sur le territoire de la commune de Montagny, arrondissement de Moutiers Savoie. Cette concession sera limitée ainsi qu'il suit Au nord, par une ligne droite allant du point 1, angle ouest d'un pré au Cudrayy appartenant à Clerc Angeline, et cadastré sous le numéro 97 de la mappe ir° partie, au point 2, angle ouest d'une masure, sise à Prachefert, appartenant à Favre Martin, et cadastré sous le numéro 3346 de la mappe montagne. Au nord-est, par une ligne droite joignant ledit point 2 au sommet du clocher •de la chapelle de Morange, et prolongée jusqu'au point 3, sur l'axe du ruisseau de la Roche. REVUE FINANCIERE I 27 Au sud-est, par l'axe dudit ruisseau depuis le point 3 jusqu'au point 3 bis, sur le bord nord du chemin vicinal numéro 3 des Vignes. Au sud, par le bord nord dudit chemin, depuis ledit point 3 bis jusqu'au point 4, angle ouest d'une vigne à Champ-Long, appartenant à Thomas Martin, et cadastrée sous le numéro de la mappe 6e partie^. Au sud-ouest, par une ligne droite joignant ledit point 4 au point 5, angle ouest d'une grange, sise à la Thuile, appartenant à Eynard-Machet Jean-Baptiste, et cadastrée sous le numéro 8241 de la mappe 2e partie. Au nord-ouest, par une ligne droite joignant ledit point 3 au point 1 de départ. Lesdites limites renfermant une étendue superficielle de 5 kilomètres carrés 1 hectare. Le pétitionnaire offre aux propriétaires des terrains compris dans la concession demandée une redevance tréfoncière annuelle de sept centimes et demi par hectare. Il s'engage à livrer à 1 fr. 25 les 100 kilogrammes, sur le carreau de la mine, le charbon nécessaire au chauffage des écoles et de la mairie de Montagny. Il s'engage à livrer à 1 franc les 100 kilogrammes, sur le carreau de la mine, le charbon nécessaire aux habitants de Montagny, pour leurs usages personnels. Il s'engage en outre à verser, pour terminer la route de Montagny à Moutiers, une redevance de dix mille francs fr.. A la demande est annexé un plan en triple expédition et sur une échelle de dix millimètres pour cent mètres de la concession sollicitée. Ladite demande porte sur le même périmètre que celle de MM. Duras, EynardMachet, Léger et Chapuis, affichée en vertu d'un arrêté préfectoral du 13 mai 1899. ARRÊTÉ Le Préfet de la Savoie, Vu la loi du 21 avril 1810, modifiée par la loi du 27 juillet 1880, Arrête Le présent avis sera affiché pendant deux mois, du 12 novembre 1899 au 12 janvier 1900, à Montagny, à Moutiers et à Chambéry. Il sera, pendanr la durée de l'enquête légale, inséré deux fois, et à 1 mois d'intervalle, dans les journaux du département et dans le Journal officiel. 11 sera en outre adressé au Préfet de l'Indre, qui est prié de le faire également afficher pendant le même délai à Châtcauroux, où est situé le siège de la Sociétédemanderesse. 11 "sera publié dans les communes ci-dessus désignées, devant la porte de la maison commune et de l'église, à la diligence des maires, à l'issue de l'office, un jour de dimanche, au moins une fois par mois, pendant la durée des affiches. La pétition et les plans sont déposés à la préfecture, où le public pourra en prendre connaissance en vue des oppositions et des demandes en concurrence auxquelles la demande actuelle pourrait donner lieu. Chambéry, le 30 octobre 1899. Le Préfet, A. DU GROSRIEZ. On sait que l'anthracite est, de tous les charbons de terre, le plus recherché et le plus cher conseillé, sinon exigé par tous les appareils calorifères. Les gise- 128 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE ments de Saint-Martin de Montagny commençant en affleurement sur des sommets de montagnes, et la main-d'oeuvre étant bon marché, l'extraction est facile et peu chère. On sait, d'autre part, quelle hausse se produit sur les charbons. Le prix des transports a été évalué avec la plus grande précision. Il ressort un bénéfice net de plus de vingt francs par tonne. Chaque année, il y aura progression considérable dans l'extraction, qui peut atteindre cinquante à soixante mille tonnes par an. Qui connaît l'histoire d'Anzin et des autres principales mines de charbons ne sera point étonné de pareils résultats et ne saurait émettre un doute sur l'avenir d'un pareil titre. Dès la formation du Syndicat, la part a été cédée à ioo francs sans majoration. Nous la proposons maintenant à 102 et ajoutons Nous surveillerons vos intérêts, d'autant mieux et plus efficacement que nous faisons partie du Conseil de surveillance. Pour cette souscription, nous vous donnerons de grandes facililtés, c'est-à-dire si vous n'avez pas de fonds disponibles en ce moment, la faculté de régler le montant de votre achat par des traites acceptées et payables dans trois mois. Nous avons cru vous être agréable et servir vos intérêts en vous mettant à même de saisir au passage cette occasion exceptionnelle. » VOIR AUX ANNONCES. Novo Pavlovlia à partir du 25 écoulé le coupon des obligations de Novo Pavlovka est payable à raison de Banque française d'Emissions l'Assemblée tardivement convoquée pour le 23 décembre n'a pu être tenue faute d'un nombre d'actions suffisant représentées. L'Assemblée est remise au 10 janvier et elle aura à se prononcer sur la fusion de cette banque avec la Banque nationale des Industries, directeur M. E-ardeL Sacs et cornets en papier l'Assemblée générale convoquée pour le 18 décembre n'a pu être tenue faute d'actionnaires représentés. La Société, compromise par les sieurs Le Picard et Péval, ne marche plus. Les actionnaires auront des comptes à demander à ces administrateurs responsables. Le Picard, immédiatement mis en cause, s'est comporté comme Bideldans sa ménagerie il voulait jeter à la porte les actionnaires récalcitrants, d'où lui vient le surnom de Picard la Foire ou Bidel l'Ecorné. Ces violences ne le dispenseront cependant pas de fournir des comptes à qui de droit. Nous engageons les actionnaires lésés de s'unir au besoin pour exercer leurs revendications. Alliance de la Presse; 133. — Ligugé Vienne, — Imp. Saint-Martin. M. Bluté. — 12-99. L'Eglise catholique à la fin du XIX' siècle Nous vivons au milieu de l'Eglise, et nous ne la connaissons pas ! N'est-ce pas, en vérité, ce que peuvent se dire le très grand nombre, je ne dis pas des incroyants et des indifférents, mais des catholiques? Faire connaître l'Eglise dans son organisation, dans sa hiérarchie et dans son administration actuelle voilà donc ce qui a inspiré à un comité de savants prélats et de religieux éminents — de nationalités différentes, pour offrir une image plus sensible de l'Eglise universelle — la pensée d'élever en cette fin de siècle, et en l'honneur de cette même Eglise, un monument durable et digne d'attirer et de retenir l'attention. Pour cela, les éditeurs se sont servis de toutes les ressources de l'art et de tous les procédés d'invention récente pour mettre l'exécution artistique de l'ouvrage à la hauteur de son objet ». Et de fait, merveilleuse — si j'en juge d'après les livraisons déjà reçues — merveilleuse en sera l'illustration, qui comprendra un portrait en couleur du Saint-Père, soixante portraits hors texte, et environ onze cents illustrations intercalées dans le texte. Léon XIII a daigné honorer l'hommage de cette grande publication et a donné sa bénédiction aux éditeurs, aux différents écrivains, auteurs, artistes, et à tous ceux qui y collaborent » Lettre du cardinal Rampolla. Quant aux noms des souscripteurs, ils seront réunis dans un album pour être déposés aux pieds de Sa Sainteté comme hommage et comme témoignage d'universelle vénération. De plus, et pour répondre au voeu du Souverain Pontife, l'ouvrage doit être publié en plusieurs langues. La première édition, en langue allemande, a déjà paru à Vienne. L'édition française a été confiée à la maison Pion, dont la renommée n'est plus à faire. Ceci dit, entrons dans le coeur de l'ouvrage. A la lumière des REVUE DU MONDE CATHOLIQUE 15 JANVIER I9OO 5 130 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE premiers fascicules, nous étudierons d'abord le Pontife dont la sereine et verte vieillesse préside à cette fin de siècle. Les fascicules suivants nous fourniront l'occasion de pénétrer dans l'intime de la constitution de l'Eglise. 1, — LÉON XIII 1 Nous sommes au 7 février 1878. Pie IX vient de mourir après une courte agonie. L'émotion fut profonde, alors ! elle fut universelle aussi ! Certes, la Providence avait départi dans une large mesure à Pie IX l'art 'de gagner les coeurs des catholiques de tous les pays. Il sut grouper les peuples dans un rare esprit de concorde autour du Pasteur suprême; mais ni lui ni son Secrétaire d'Etat, Antonelli, ne parvinrent à cultiver et à entretenir avec les gouvernements ces relations amicales dont l'Eglise a besoin de tant de manières pour l'accomplissement de sa mission. Cela tenait sans doute en grande partie aux circonstances générales du temps, aux opinions, aux préjugés,, aux tendances des hommes d'Etat, à l'esprit antichrétien et anticatholique qui dominait les partis arrivés au pouvoir. Le fait n'en est pas moins évident à la fin de son règne, Pie IX ne restait pas moins isolé, abandonné même des gouvernement catholiques et conservateurs et en rupture déclarée avec les autres. » Est-ce pour cela qu'on l'entendait répéter sans cesse dans ses dernières années Il est temps qu'un autre vienne à ma place ! » Mais quel sera cet autre ? et que lourde sera la succession qu'il acceptera ! Rassurons-nous Dieu veille toujours sur son Eglise. Le lundi 18 février, les cardinaux entrèrent en conclave vers les quatre heures de l'après-midi. Le lendemain 19, dès le premier scrutin — le scrutin des politesses, disent les Romains, — le cardinal-camerlingue Pecci recueille vingt-trois voix sur soixante et un votants ; au troisième tour, quarante-quatre voix — c'est-à-dire plus des deux tiers —lui étaient acquises l'élection était faite. L'archevêque de Pérouse s'inclina sous la volonté manifeste de Dieu ; et lorsque le cardinal doyen lui demanda Çhtomodovis vocari? il répondit, pâle, mais d'une voix ferme Léon». A ce nom déjà si grand dans les fastes de l'Eglise, le nouveau Pontife devait 1. Fascicules i à 5. L'ÉGLISE CATHOLIQUE A LA FIN DU XIXe SIÈCLE 131 ajouter un bien vif éclat. Il servit cependant de cible à la malignité Non è Pio, non è Clémente, EÈ Leone senza dente. C'est un lion, mais qui ne mord pas. » La prophétie, dit Msr A. de Waal, s'est vérifiée dans un sens que ne soupçonnait pas celui qui la prononçait. Le règne du lion a été pour l'Eglise et pour le peuple une source d'innombrables bénédictions il a fait du chef actuel du monde catholique l'un des plus grands hommes de notre siècle et qui permet presque d'oublier Pie IX lui-même. Cependant Léon XIII revêt les habits pontificaux, passe à son doigt l'anneau du Pêcheur, reçoit les hommages des cardinaux, — ses égaux tout à l'heure, et tandis que le cardinal Cate ri ni jetait du haut de la loggia extérieure de Saint-Pierre YAnnuntio vobis gaudium magnum; tandis que, de leurs grandioses volées, les cloches de la basilique chantaient aux fidèles qu'ils avaient un nouveau Pape » et les convoquaient sous les-voûtes de Saint-Pierre, le Pape, du haut du balcon intérieur de la loggia, donnait sa première bénédiction pontificale. La scène ne dura qu'un instant; mais elle était poignante, cette première entrevue du Pape et des fidèles. Peu de personnes le connaissaient; mais il représentait Jésus-Christ, et, du coup, la foi et l'amour établissaient un lien incomparable entre le peuple chrétien et le Pontife. » Je n'ai pas à retracer ici la biographie de Léon XIII ; je n'ai pas à le montrer enfant, étudiant, référendaire, nonce en Belgique, archevêque de Pérouse. Le sujet a été traité trop souvent, pour que mes lecteurs en ignorent. Mais à ceux qui seraient tentés de s'étonner du contraste entre l'obscurité relative où avait vécu le Pontife avant sort élévation suprême et la profondeur de ses vues Comme de ses lettres encycliques, qu'il me suffise de citer ces paroles de M. LeroyBeaulieu Le Pontife Romain, dit-il en parlant de Léon XIII, n'a guère fait qu'exécuter ce qu'avait rêvé aux montagnes de FOmbrie l'archevêque-évêque de Pérouse. Mais, au rebours de ce qui se voit d'habitude, l'action du Pontife a été plus hardie et a porté plus loin que les songes de sa jeunesse ou les méditations de sa maturité. A mesure qu'il devenait plus vieux, il a osé davantage, sans jamais pour cela se départir de la prudence de son âge, restant sage et modéré jusqu'en son apparente témérité. C'est que ses audaces ont été le fruit de son expérience. » Et de fait, ajoute Msr de T'Serclas, telle est bien l'impression 132 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE que l'on éprouve en comparant les mandements du cardinal Pecci avec les encycliques du Pape Léon XIII. C'est le même fond d'idées, la même préoccupation de montrer dans l'Eglise la mère, la protectrice de tout ce qui est grand, juste et beau, de rendre hommage aux aspirations légitimes de notre époque ; la même sollicitude pour former des générations d'ecclésiastiques vertueux, savants et capables. 11 est vrai que la pensée et l'expression, chez l'évêque, n'ont pas tout à fait l'ampleur, la force, la noble clarté à laquelle parvient le Souverain Pontife. La raison en est, peut-être, que le cardinal écrit en italien, le Pape en latin. Peut-être aussi cette différence tient-elle au changement de situation. La parole d'un Pape a une autre portée que celle d'un évêque; elle emprunte à l'élévation même de celui qui la prononce une majesté, une sérénité particulière. Ce sont les mêmes qualités de fond qu'on retrouve, à quelques années de distance, dans les oeuvres du cardinal Pecci et de Léon XIII, mais, dans ces dernières, elles ont atteint leur point extrême de développement et d'entière maturité. » Une des grandes choses du pontificat de Pie IX, c'est assurément l'essor qu'il sut imprimer à la vie catholique. Sous aucun pape, écrit Ms1'Antoine de Waall, il n'a été établi autant d'évêchés. En beaucoup d'Etats, la hiérarchie a été restaurée ou mieux réglée. Pie IX a approuvé plus de cent nouvelles Congrégations religieuses, qui rivalisent saintement avec les anciens Ordres, qui déploient leur activité dans les missions populaires, les écoles et les hospices. Les associations de tout genre ont fleuri parmi les catholiques et enseigné à leurs membres à mieux connaître et à défendre plus efficacement la religion et l'Eglise. Les évêques de tous les pays ont employé leur saint zèle à créer des institutions et des séminaires destinés à former un clergé pieux et savant. Les découvertes faites dans les catacombes, grâce au généreux concours du Pape, les recherches et les travaux des théologiens et d'écrivains très remarquables ont fait progresser toutes les branches de la science ecclésiastique. L'art ne s'est pas développé avec moins de rapidité architecture, peinture, musique, ont refleuri avec une vie nouvelle. Dans la haute Eglise d'Angleterre s'est dessiné un mouvement de retour vers Rome. En Prusse, les députés du centre se firent une chaire de la tribune aux harangues pour répandre leurs convictions religieuses. Aux Etats-Unis, des couvents et des associations innombrables ont surgi du sol et ranimé la vie catholique dans L'ÉGLISE CATHOLIQUE A LA FIN DU XIXe SIÈCLE 133 toutes les classes de la population. Après les orages de 1848, le plus admirable labeur a rempli les longues années de paix qui ont suivi ; l'humanité, tous les dix ans, a réalisé les progrès d'un siècle entier. Toute cette germination puissante, cet élan intellectuel a spécialement profité à l'Eglise catholique! » s'écriait avec joie Windthorst. De fait, jamais la foi n'a été si forte et si vivante, la piété si profonde et si intime, le dévouement si libéral et si inépuisable. Ainsi le catholicisme était devenu dans presque toutes les nations une puissance avec laquelle les gouvernements les plus hostiles devaient compter le Pape, dépouillé de ses Etats, avait à ses ordres des légions spirituelles de très fidèles champions l'oreille toujours ouverte à sa parole et prêts à tout sacrifier pour lui. A l'avènement de Léon XIII, des esprits craintifs —pusillus grex — purent redouter comme une diminution de cette vie catholique. Leurs appréhensions furent bientôt dissipées. Quatorze jours après son exaltation, en effet, les lettres apostoliques Ex supremo montrèrent que le nouveau Pontife avait à coeur de continuer l'oeuvre commencée par son auguste prédécesseur. Voici d'ailleurs, d'après Msr Daniel, quelques chiffres précis — arrêtés au icr janvier 1897 — qui donneront mieux que toutes les narrations une idée précise de l'accroissement réel de la hiérarchie catholique sous Léon XIII. 2 PATRIARCATS à Goa, Indes orientales; — à Alexandrie, dans la Haute-Egypte. 13 SIÈGES ARCHIÉPISCOPAUX CRÉÉS à Bukarest, en Roumanie; — à Vrhbosna ou Serajevo, en Bosnie; — à Saint-André Edimbourg et à Glasgow, en Ecosse ; à Carthage, en Tunisie ; — à Alexandrie d'Egypte ; — à Tokio, dans le Japon ; — et dans les Indes orientales, à Agra, Bombay, Calcutta, Colombo, Pondichéry, Vérapoly. 16 ÉVÊCHÉS ÉLEVÉS AU RANG D'ARCHEVÊCHÉS Pérouse, en Italie; — Sébaste ou Sivas uni à Tokat, dans la Turquie d'Asie ; — Kingston, Montréal, Ottawa, dans le Canada;—Antequera, Durango, Linares, dans le Mexique; — Chicago, Dubuque et Saint-Paul de Minnesota, dans les Etats-Unis ; —Wellington, dans la NouvelleZélande; — Saint-Sébastien ou Rio de Janeiro, dans le Brésil; —- Adélaïde, Brisbane et Hobart, en Australie. 97 ÉVÊCHÉS FONDÉS, en y comprenant ceux qui furent publiés dans le consistoire du 24 mars 1898 Italie Chiavari ; — Principauté de Monaco Monaco ; — Angleterre Leeds, Portsmouth, Middlesborough; —Ecosse Aberdeen, Argyll, Dunkeld, Galloway ; — Autriche Stanislaow rite ruthène; 134 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE — Pologne russe Kielce; — Bosnie Banjaluka; — Herzégovine Mostar ; — Roumanie Jassy ; — Suisse Lugano ; — Brésil Les Amazones, Curtyba, Parahyba, Spirito Santo ; — Mexique Campoche, Chihuahua, Colima, Cuernavaca, Sinaloe, Saltillo, Tabasco, Tehuantepec, Tepic; — Colombie Socorro, Tolima, Tunja; — Canada Alexandrie, Chicoutimi, Nicolet, New-Westminster, Peterborough, Valleyfield; — Etals-Unis Boise-City, Belleville, Cheyenne, Concordia, Saint-Cloud, Dallas, Davenport, Denwert, Duluth, Fargo, Gran-Rapids, Helena, Kansas-City, Lincoln, Manchester, Omaha, Sacramento, Salt-Lake-City, Syracuse, SiouxFalls, Trenton, Tucson, Wichita, Winona; — République Argentine Santa-Fé, Tucuman ; — Uruguay Melo ; — Venezuela Zulia; — Egypte rite copte Thèbes Louqsor, Hermopolis Major ou Minieh; —Arménie Muse; — Indes Orientales Allahabad, Coïmbatour, Dacca, Damas, Golle, Hyderabad, Jaffna, Kandy, Kishnagur, Lahore, Malacca, Mangalore, Mysore, Nagepur, Poona, Quiton, Trichinopoly, Tricomalie, Vizagapatam; —Japon Hacodate, Nagasaki, Osaka ; — Australie Grafton, Port-Auguste, Rockhampton, Sale, Wilcania; Nouvelle-Zélande Christchurch ; Iles Seychelles Port-Victoria. 2 ABBAYES iiullius dioeceseos ; 2 DÉLÉGATIONS APOSTOLIQUES", 46 VICARIATS APOSTOLIQUES; IO PRÉFECTURES APOSTOLIQUES ÉRIGÉES EN VICARIATS", 25 PRÉFECTURES APOSTOLIQUES. C'est-à-dire un total de 213 sièges nouveaux ajoutés par Léon XIII à la hiérarchie de l'Eglise catholique. Mais cette expansion de l'Eglise dans le monde ne suffisait pas au zèle et au coeur du Pontife. Il se souvenait trop qu'il était le vicaire du Christ, du Bon Pasteur, pour ne vouloir pas courir aussi à la recherche des brebis égarées. Dois-je énumérer tout ce qu'il a tenté en faveur de la réunion des Eglises dissidentes ? L'Encyclique Proeclara, du 20 juin 1894, toute de paix et de suavité, qui renferme un appel direct à tous les chefs d'Etat, à tous les princes et peuples de l'univers, et les engage, par la charité de Jésus-Christ, àne former qu'un seul troupeau-, afin d'obéir aux désirs du Rédemp^ teur,, à sa volonté clairement exprimée tandis qu'il vivait en ce monde? La lettre Amantissimoe voluntatis, du 4 avril 1895, qui, avec, une infinie bonté, engageait les Anglais à retourner à l'unité religieuse, seul gage pour eux de paix et de salut ? La lettre Unitatis,, du 11 juin 1895., qui rappelait aux Coptes les liens étroits L'ÉGLISE CATHOLIQUE A LA FIN DU XIXe SIÈCLE. 13 5 qui ont uni l'Eglise d'Alexandrie à l'Eglise Romaine? Enfin l'Encyclique Cognitmn, du 29 juin 1896, qui définit aux dissidents quel genre d'unité Jésus-Christ désire voir régner parmi ses fidèles, et leur prouve que le centre de l'unité voulue de Dieu n'est autre que l'Eglise Romaine dont ils se sont éloignés ? Il nous resterait maintenant à parler de Léon XIII poète; il nous resterait à montrer de quels soins le Pontife glorieusement régnant a entouré les sciences et les arts. Mais ce sont là sujets que la plume des publicistes chrétiens — et même non chrétiens — a trop souvent abordés pour que j'estime suffisant de me borner à cette simple mention. 11 est temps, d'ailleurs, de clore cet article. Mais comment le faire sans dire un mot de l'influence croissante de la Papauté sous Léon XIII, sans montrer comment, à aucune période de l'histoire, l'autorité morale du Saint-Siège n'a été aussi grande que dans le temps présent ». Intelligence vaste et pénétrante, écrit le Père Zocchi, esprit fin et adroit qui devine les susceptibilités de la politique mondaine et en évite les pièges, âme équilibrée, coeur droit, volonté forte et souple à la fois, Léon XIII a prouvé qu'il possédait par-dessus tout la longanimité qui ne se lasse jamais dans la poursuite d'un but et dans l'essai de moyens multiples pour l'atteindre. Et comme la victoire appartient aux patients, il a tout lieu de se réjouir des nombreux succès obtenus, surtout dans l'ordre religieux et moral, depuis le commencement de son glorieux pontificat. En montant sur la chaire de Pierre dans un âge déjà avancé et au milieu de circonstances difficiles, il ne donna aucun signe de découragement, mais employa toutes les qualités précieuses de son intelligence à pacifier le monde en l'éclairant... Tous les chefs d'Etat entretiennent des relations régulières avec le Pape, qui demeure renfermé dans les murs de son palais, mais n'en reçoit pas moins les hommages officiels des ambassadeurs accrédités près de sa cour et les visites solennelles des souverains de passage à Rome. Il traite en souverain avec tous les gouvernements, il écrit des lettres aux empereurs, aux rois, aux présidents de république et reçoit leurs réponses autographes pleines de vénération et de respect. Dans les contestations internationales, n'est-il pas choisi parfois comme arbitre ? Les chefs des plus grandes puissances ne î'invoquent-ils pas comme un allié nécessaire pour brider le socialisme, pour maintenir Tordre intérieur des Etats et la paix des consciences? I36 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Léon XIII est parvenu à conquérir les hommages universels des hautes sphères officielles en renouant des relations amicales même avec les gouvernements qui s'étaient éloignés du SaintSiège, dans les dernières années du règne de son prédécesseur. Mais en même temps il gagnait le coeur des peuples, ainsi qu'en témoignent l'enthousiasme et l'élan indescriptibles qui accompagnent les manifestations dont sa personne sacrée est entourée, comme le fut autrefois le Pape Pie IX, de populaire mémoire. » A suivre. Abbé P. HOURAT. Les Petites Soeurs des Pauvres POÉSIE Qu'il est aimable et doux, ce nom, Petites Soeurs Des Pauvres ! — C'est en vain qu'aux échos de l'Attique, A Socrate, à Platon, sages du monde antique, Et du dogme chrétien timides précurseurs, On va le demander. — Or, en Ille-et-Vilaine Ce nom fut prononcé pour la première fois Par une humble servante... et les flots et la plaine Sur la terre bretonne ont entendu sa voix Qui bientôt s'élançait par delà la frontière, Où l'on prie, où l'on souffre, où l'on verse des pleurs. Entrez dans la maison qui s'ouvre hospitalière A ceux qui de ce monde ont connu les douleurs ; Hommes, femmes, vieillards, sans appui, sans famille, Y vivent dans le calme et la sérénité ; Jusqu'à leur dernier jour sur eux le soleil brille, Soleil dont les rayons s'appellent Charité. — Et qui donc osera dans la modeste enceinte D'un sort impitoyable adoucir les rigueurs, Et sans un sou vaillant remplir la tâche sainte? Qui donc? demandez-vous. Mais les Petites Soeurs LES PETITES SOEURS DES PAUVRES I37 Des Pauvres] — Elles vont, dès l'aube matinale, L'Evangile pour guide et la foi pour soutien, Par l'ardente chaleur ou la bise hivernale, Quêter les vêtements, le pain quotidien, Pour tous ces grands enfants dont elles sont les mères ; Et cela, chaque mois, et cela, chaque jour ! Sur leurs lèvres jamais de paroles amères ; Le Maître leur apprit l'indulgence et l'amour. Et depuis soixante ans, ces anges de la terre, Sous le voile, souvent, dérobant la beauté, De l'abnégation suivent la route austère, La route qui conduit droit à l'éternité. Au sein des fiers palais, au seuil de la chaumière, Facilement, sans doute, elles trouvent accès ; On leur fait bon accueil... Rejeter leur prière, Mais, ce serait forfaire au vieil honneur français! S'il en était encor, dans ce pays de France, Où le coeur bat toujours, vibrant et généreux, Des citoyens imbus d'orgueil, d'intolérance, Insensibles au cri poignant des malheureux, Nous leur dirions Au nom de la loi fraternelle, A nos Petites Soeurs ouvrez à deux battants Votre porte. — Donnez ! songez que sous leur aile Elles ont abrité de pâles combattants, Des vaincus, dont la vie était un long martyre, Qui s'en allaient périr de misère et de faim. Comme un aimant sacré que leur deuil vous attire; Soyez bons, dévoués, soyez hommes enfin. Ah ! si vous pouviez voir, quand la mort implacable Frappe une Soeur, objet de respect et d'amour, Voir ces déshérités que la douleur accable Auprès du lit funèbre, accourir tour à tour, En murmurant bien bas Mère, soyez bénie ! Au séjour des élus, Mère, priez pour nous! Vos yeux se lèveraient, vers la voûte infinie, Vous ne rougiriez pas de tomber à genoux. AMÉDÉE BURION. Le Pinturicchio au Vatican 1 i La faucille de diamant que la lune avait laissée tomber dans le ciel de Pérouse avait, depuis une semaine, développé l'ampleur de sa lame brillante à couper les blés mûrs dont les derniers épis d'or se tressaient, maintenant, en couronne autour d'elle. Heureux aussi de la gerbe abondante que nous avions glanée autour du berceau même des premiers maîtres ombriens, nous étions reparti sur le chemin de Rome, où un pape, grand tenancier des Alexandre VI et des Jules II dans le domaine impérissable des arts, nous allait inviter à la première» du Pinturicchio, restauré par sa munificence. En descendant les pentes douces de l'Ombrie, par les portières de l'express que les étoiles striaient d'or, nous regardions dans le silence de la nuit s'épanouir, sereine comme une fleur des jardins infinis, cette lune agrandie qui nous prêtait encore sa clarté à travers les campagnes endormies et préludait, par sa splendeur, à la belle fête qui nous attendait au réveil. Le jour allait venir. Des monts Albains, déjà tout ruisselants d'aurore, le soleil, surgissant dans l'air bleu, nous apparut bientôt entre les arches séculaires de l'aqueduc de Claudius, comme s'il fût sorti de son tombeau. Et dans la plaine immense et grise où Rome s'étendait, comme une fleur fanée par une lumière si matinale et si chaude, la lune finissait par tomber blanche et morte, derrière la géante coupole de Saint-Pierre qui se dressait, sur la Ville éternelle, ainsi qu'un mont sur un mont. — Roma, signori !... Roma ! Si ferma !... C'était la halte à la station finale. Quelques heures plus tard, nous étions de retour au Vatican, et, profitant de la faveur de pénétrer dans les chambres Borgia avant le jour officiel de l'inaui. l'inaui. Gli Affreschi del Pinturicchio nell' Appartemento Borgia. Commentaire de Fr. Ehrle et H. Stevenson ; Rome, Danesi, édit. LE PINTURICCHIO AU VATICAN 139 guration, nous prenions, sur l'appartement, notes et photographies qui nous serviraient plus tard de commentaire. Pour une première vue d'ensemble sur les Borgia et leur cour, nous nous sommes trop attardé peut-être autour de l'oeuvre de leur peintre et à la porte de leurs chambres qu'il importe de visiter. Ici, l'abondance des documents sera telle que nous nous bornerons à l'énumération des salles et à leurs trésors artistiques, et que nous réserverons pour la suite de notre étude les impressions esthétiques et les trouvailles d'histoire qui nous attendent là', à chaque pas, à chaque figure peinte, à chaque portrait découvert. Et d'abord, dès la porte d'entrée de l'appartement, notre oeil découvre sur une même ligne droite les quatre premières chambres. Pour pénétrer dans les deux dernières, il nous faudra gravir quelques marches et tourner de quelques mètres vers* la droite où la tour Borgia, qui commence là, s'y cantonne en carré de château-fort. La première salle, appelée la Salle des Pontifes, servait de vestibule ou à'anticamera à la maison du pape. C'est à la seconde que commençaient les appartements particuliers du pontife. On les appelait, pour cet office, les camere segrete, et on en comptait trois qui se commandaient l'une à l'autre et que, d'après les fresques peintes dans chacune d'elles, on appelait la Salle des Mystères, la Salle des Saints et la Salle des Arts Libéraux. Par celle-ci, dans le fond, on accédait à une chambre de recul, qui servait à Alexandre VI de chambre à coucher, où il mourut. Les deux dernières salles, qui se prolongent dans la tour Borgia et qui portent les noms de Salle du Credo et de Salle des Sibylles, servirent apparemment, avec deux autres pièces qu'on trouve encore dans la tour, aux familles du pape et à ses gardes-nobles. De ces huit pièces, on n'en a retenu que six où les beaux-arts ont laissé trace de leur passage, à des degrés différents. La Salle des Pontifes, par où l'appartement débute, ne mesure pas moins de 220 mètres carrés de superficie. Cette pièce, la plus vaste, est aussi celle qui a souffert les plus injurieux assauts du temps. Les meilleurs feux de garde que les soldats du connétable de Bourbon allumèrent dans Rome, pendant un siège mémorable, ne semblèrent pas avoir trouvé de place plus appropriée qu'en cette salle. Les premières peintures de la voûte, que la tradition veut attribuer à Giotto, se ressentirent de la fumée des bivouacs, au point d'en être entièrement obscurcies. La même tradition veut que le Pinturicchio y ait repeint une Histoire des Papes ; mais les couches énormes du salpêtre qui en a dévoré les sujets, peints i. 140 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE jadis dans l'or et l'azur, n'en laissent subsister aujourd'hui que les inscriptions des lunettes supérieures. Ainsi peut-on savoir, par ces devises, qu'à tel endroit de ces frises, remplacées aujourd'hui par des tapisseries, l'artiste avait représenté le sacre de Charlemagne par Léon III, en l'an 800 ; qu'à tel autre il avait brossé les murs du Borgo que Léon VI éleva autour de la Cité Léonine, après la défaite des Sarrasins. La partie la mieux conservée est la voûte que, dans la suite, Léon X confia aux pinceaux de Perin del Vaga et de Jean d'Udine. Ces deux maîtres de la peinture d'ornement et des grottesche y ont laissé, dans une infinité de petits cadres clairs, un amalgame anodin des signes du zodiaque aussi peu mouvementés que l'était le système planétaire avant les découvertes de Galilée. Au centre de la voûte, quatre victoires aptères essayent de s'envoler, avec un essor lourd qui ne vaut pas en mouvement celui du cygne au col goulu, ou du bélier capricolant au voisinage. Cette salle, de toutes la plus étendue, que les grottesques » de la voûte ne suffisent pas à rendre intéressante, ne nous arrêterait guère si le carrelage éblouissant, en majoliques renouvelées de l'antique, ne nous signalait ici, avec le nom de M. Giovanni Tesorone, celui du restaurateur le plus digne d'éloges pour une trouvaille d'art à peu près inespérée et un succès qui, de salle en salle, ira s'affirmant davantage. Ici c'est dans une prairie émaillée de pâquerettes blanches, de pimpons d'or et d'herbes tendres, que vous marchez; et rien n'est plus agréable à voir que ces printanières couleurs, inondées de la lumière éblouissante qui tombe de ces voûtes solaires sur ce tapis transparent de clarté où, comme dans les limbes peints à la palette de Virgile, va pousser l'asphodèle. Seul un classique et un imaginatif mêlé, de la complexité du maître Tesorone, pouvait raviver ces couleurs aux fours éteints et à jamais perdus, croyait-on, des Cosmas et des trois Robbia. La céramique moderne apprend aujourd'hui le nom d'un trouvère nouveau, émule et rival des maîtres anciens en cet art elle ne l'oubliera pas. Les tapis de verdure que nous frôlions dans la première Salle des Pontifes s'arrête brusquement au seuil de la salle suivante, comme ferait un pré au bord d'un lac. Ici les tons brunissent; le tendre vert devient un bleu profond. N'entrons-nous pas dans la Salle des Mystères où tout doit s'éteindre et se taire, pour ne voir et n'écouter que d'incomparables fresques? Dans cette salle, la plus complète peut-être, le Pinturicchio inaugure une épopée chrétienne qu'il nous raconte en huit sujets. C'est la Vierge naissant, blanche LE PINTURICCHIO AU VATICAN I41 comme le lis de Jessé que chanta le prophète et que, sous l'escalier, chante le choeur des fileuses filant, sur leurs quenouilles, le manteau qu'ont les lis et dont Salomon n'a pas eu le pareil. — C'est l'Annonciation avec l'Ange et la Vierge se mirant face à face encore dans un lis, le plus fidèle miroir de leur beauté. — C'est la Nativité du Christ, l'enfant engendré de ce lis et la première fleur de divinité que l'humanité fit éclore. — Ce sont les rois qui viennent reconnaître le Maître, entre le boeuf et l'âne, à la souveraine douceur d'un enfant ; et, dans le groupe des monarques pieux, nous ne sommes pas loin de reconnaître, à son bonnet original et aux fleurs de lis qui le couronnent, le roi de France, Louis XI, en personne. — Et puis, c'est la Résurrection,, avec le pape Alexandre à genoux, comme les vrais grands de ce monde, devant le Christ qui échappe aux ignominies de la terre et qui instruit son Vicaire en lui montrant comme on s'élève parfois sur les tombeaux. — Et puis, l'Ascension; et puis, l'Assomption; encore et encore des survivances glorieuses que le pape Borgia regarde, les mains jointes et peut-être aussi blanches de crimes que de carnation, le visage radieux et serein, comme il convient à ceux qui relèvent d'un autre tribunal que de celui des hommes... Dans cette chambre où de si grandes fresques devaient tenir tant de place, on n'introduisit probablement jamais aucun meuble ; et ce sont des buffets peints sur les murailles qui en constituent encore l'ornement rare et sévère. La troisième pièce est la Salle des Saints. Sacrifiant aux faiblesses d'un père trop indulgent peut-être pour ses enfants, le peintre d'Alexandre VI semble avoir accumulé sous cette voûte les plus riches trésors de son art. La fresque principale est celle dont Lucrèce Borgia compose, à elle seule, le charme incomparable sous le symbole de sainte Catherine comparaissant devant l'empereur Maxence pour se justifier. Et ce charme n'est fait que de douceur, comme cette beauté fragile n'est faite que de grâce enfantine. Quand donc cette frivole libellule prendra-t-elle corps, et quand l'enfant qui comparaît devant nous sera-t-il cette femme que l'histoire a citée à sa barre sous des traits monstrueux que son peintre fidèle, l'incorruptible Pinturicchio, lui refusa obstinément? D'autres portraits l'environnent, et nous reconnaissons sans peine son accusateur qui serait mieux son accusé, sous les traits de César Borgia usurpant sans pudeur le siège de Maxence et. posant à la prévenue des questions auxquelles seul il peut répondre. Où est Gaspard de Procida?... Où est Sforza de Pesaro?... Où est Alphonse d'Aragon?... Le sait-il, lui, qui n'ignore pas où est le duc de Gandie, 142 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE où sont les invités du bal funèbre de Sinagaglia? Elle, innocente, compte sur ses trois premiers doigts le nom des trois infortunés maris qui ne fixèrent pas son triste sort. Peut-être le quatrième consolidera-t-il l'anneau tremblant qui danse aux doigts de la victime, avec une goutte de sang en rubis que cet anneau avait serti déjà, trois fois, autour de son chaton funeste... Et l'assemblée silencieuse attend la sentence du juge indigne, avec une mélancolie que ne surpasse pas celle du prince Djem si haut dans sa tristesse, sur ce cheval du désert qui n'emportera plus son maître là-bas, loin de ces hontes, au pur soleil de la liberté. On veut se soustraire à ces impressions navrantes, se détacher de cette fresque accusatrice pour regarder celles qui l'accompagnent, dans la même salle la visite de saint Antoine abbé à saint Paul ermite, le martyre de saint Sébastien, celui de sainte Barbara, autant d'idylles dont la touchante piété n'a d'égale que la grâce naïve avec laquelle l'artiste les exprima. L'oeil fasciné revient encore et surtout à Catherine la Sainte, qui, se confiant à l'avenir, attend en paix la sentence que les calomniateurs de Lucrèce, silencieuse et accusée, rendront un jour aux partisans de Lucrèce entendue et reconnue innocente. Le théologien pieux de la salle précédente se présente, dans celleci, en historien troublant ; et la plume saura bientôt peut-être rendre au pinceau du premier avocat de Lucrèce l'hommage qui lui sied. Après avoir jeté un coup d'oeil ravi sur la décoration des parois qu'Alexandre VI avait confiées au Pérugin et que Léon XIII a fait revivre sous l'habile pinceau du maître Fringuelli, après avoir encore remarqué, dans cette Salle des Saints, les boiseries qui les entourent et que le pape Sixte IV avait commandées pour sa bibliothèque au sculpteur Jean des Dolci, nous passons dans la salle dite des Arts Libéraux. La cheminée du milieu, due au dessin de Sansovino et au ciseau de Simone Mosca, est, sans doute, un des plus purs morceaux que laissa en marbres de ce genre le XVIe siècle. Mais, là encore, que regarder après les peintures symboliques des sciences où le théologien et l'historien que fut précédemment Pinturicchio se métamorphose en poète de l'idéal, aux crôatiuiis sans rivales? Sous ces ogives aux courbes adorables, où le boeuf des Borgia promène de frise en frise sa corpulence et sa majesté, l'artiste a suspendu pour l'éternelle admiration des âges les créations les plus divines de la réalité matérielle. C'est Y Arithmétique portant, avec une tristesse inénarrable, la table des chiffres par lesquels les jours de l'homme et la fragilité des choses con- LE PINTURICCHIO' AU VATICAN ï%$ tingêntes sont comptés. C'est la Géométrie jouant du triangle, comme d'un éventail; et sa grâce est si parfaite que Bramante, facilement reconnaissable à la calvitie précoce de son front, brise de désespoir son lourd compas aux pieds de son invincible souveraine. C'est la Musique préludant, avec son violon, au concert qu'ordonnent autour d'elle, jusqu'à leur dernier souffle harmonieux, ses insatiables amants, Et combien d'autres créations idéales par lesquelles le Trivium et le Quadrivium des Sciences abstraites auront trouvé, dans ces fresques indescriptibles, leur plus inénarrable expression ! Et le concert de ces grâces savantes finit avec la Rhétorique, une beauté .plus fascinante que ses autres compagnes et qui, voulant personnifier ironiquement Yorê fotondo de l'éloquence cicérohienne, tient d'une main une boule au bout d'un fil, et dé l'autre une épée qui tranchera ce fil, tôt ou tard, comme l'exemple le plus typique de la plus magnifique vanité de ce monde. La leçon est instructive, et nous la retiendrons. Aussi bien, qu'aurions-nous à voir encore, dans la Salle du Credo et dans la Salle des Sybilles où le Pinturicchio n'a pas accompagné Benedetto Buonfigli, à qui il confia l'exécution de ses dessins ? Le maître n'avait-il pas assez travaillé pour l'immortalité, dans les salles précédentes, et le repos si mérité n'allait-il pas fermer en croix ses deux bras sur. son coeur et arrêter sa vie, à l'heure où d'autres comptent sur la leur pour de longs jours encore et pour l'oeuvre qui restera ? La sienne devait finir en moins de cinquante-neuf ans, et une vie si courte n'aurait rien à envier aux plus longues. Le dernier Pontife du Moyen-Age lui avait livré ses chambres pontificales et ses trésors souverains, pour y faire naître et y doter la Renaissance, Cette vraie fille dont le pape Borgia était vraiment le père. La plus fastueuse des cours avait posé devant l'artiste, pour les portraits les plus inconnaissables de femmes adorables et d'hommes magnifiques. A la suite des princes et des rois que ce prince heureux avait comptés à son service, Machiavel arrêtait la*plume qui écrirait plus tard Du Prince, et Bramante le compas qui mesurerait San Pietro; et, perdues dans la foule, les autres célébrités du temps qui faisaient à l'artiste son cortège de modèles. Jusqu'à Raphaël même qui, quelques années plus tard, montant aux Chambres de Jules II, s'arrêtera dans les Chambrés d'Alexandre VI et emportera du Pinturicchio une impression si souveraine que, sans y prendre garde, les créations de l'un serviront de copie aux créations de l'autre. Regardez lé Bramante de 144 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Y École d'Athènes et le Bramante de la fresque des Arts Libéraux, et niez que le Pinturicchio fut l'inspirateur de Raphaël... II Par l'escalier à cordonato où les mules des cardinaux montaient jadis à l'aise chez le Pape, et où le cheval blanc du prince Djem promena tant de fois et avec une si noble élégance son prisonnier mélancolique, nous étions descendus, midi sonnant, dans les soubassements de l'appartement Borgia. Dans une vaste salle, qui avait dû servir de corps de garde aux soldats de la maison pontificale et où les armes d'Alexandre VI régnent encore en clef de voûte, le jour entrait par une meurtrière béante ; et le soleil s'étalait gaiement sur la longueur de deux mètres de table qu'on avait disposée, pour nous, dans l'épaisseur des deux mètres de muraille massive où cette meurtrière s'ouvrait. — Vous êtes dans la tour des Borgia, sous l'appartement que vous venez de visiter. Et vous allez partager le repas des maîtres et des ouvriers, dans cette espèce de restaurant improvisé, sous le chantier auquel nous avons donné le nom pittoresque de Grottino. Là, sans façon, asseyez-vous à notre petit déjeuner ! Le galant homme de qui vient une invitation si cordiale n'est autre que le professeur Tesorone lui-même. Il veut que notre visite à YAppartamento qu'il repave soit terminée ici par un cordial déjeuner. C'est dans cet imposant sous-sol des gardes-ducorps des Borgia que, entre le %abaglione et le caffè, le distingué directeur de l'Institut technique de Naples veut nous faire encore part de quelques souvenirs personnels et nous permettre de terminer, comme nous avions commencé, dans l'intimité même du Pape Léon XIII, cette initiation à la vie et à l'oeuvre de Pinturicchio que nous entreprendrons de raconter dans les pages suivantes, sous les auspices d'un grand Pontife à qui un grand peintre doit sa résurrection inespérée et sa souveraine restauration. C'était un dimanche, le 4 juillet 1895. Les cinq heures d'aprèsmidi venaient de sonner à l'horloge de la cour Saint-Damase. Les salles Borgia, où était suspendu pour un jour le travail qui n'y chômait guère depuis plusieurs années déjà, étaient, tant bien que mal, préparées à recevoir la visite du Pape. On venait d'ouvrir les portes. Encore que, çà et là, traînassent les pièces à conviction des peintres, des maçons, des menuisiers, des marbriers, néan- m LE PINTURICCHIO AU VATICAN M5 moins ces chambres historiques semblaient ressusciter tout à coup à la vie et au cérémonial des Pontifes Romains, après quatre siècles de mort. A travers les vitraux blancs des larges fenêtres de marbre qui donnent sur la vaste cour du Belvédère et d'où, jadis, tombaient les tapisseries d'or pour Alexandre VI et sa suite qui venaient s'y accouder pour assister de là aux carrousels brillants et aux joutes fastueuses, on sentait flotter alentour la tiède ondulation d'une après-midi d'été. Au loin, Rome se reposait, lasse et sans voix. Des hauteurs du Vatican, un silence majestueux et presque lourd tombait sur ces murs séculaires. Telle l'ombre du soir, sur les montagnes. Nous étions quelques-uns seulement, dans les salles Borgia, à attendre l'arrivée du Pontife Monseigneur le majordome Délia Volpe, le comte Vespignani, les commandeurs Seitz et Galli, les professeurs Sneider et Fringuelli. A cinq heures un quart, on signale l'arrivée de la Cour. Presque aussitôt, nous entendîmes les pas cadencés des gardes-suisses se profilant dans le lointain des premières Loges de Jean d'Udine. Ils avançaient de front, par quatre, la hallebarde au flanc, le casque à panache blanc en tête. Derrière eux venaient les gardes-nobles, au port princier. Et puis les familiers, au mantelet rouge et damasquiné aux armes du Pontife, au justaucorps de velours rouge et frappé aux mêmes armes, aux culottes gonflantes et se fermant au genou sur des bas rouges aux soies éblouissantes. Ils portaient à six la chaise du Souverain, à pas cadencés, comme en retenant le souffle. D'autres gardes-nobles et d'autres gardes-suisses fermaient ce court et imposant cortège, avec le scintillement de leurs sabres au clair, de leurs casques d'acier et de leurs jugulaires d'or. Toute la suite ayant pénétré dans la première Salle des Pontifes, la lourde porte d'entrée se ferma et le Vatican retomba dans son majestueux silence. Face à nous, les nobles et les suisses se développèrent de front et présentèrent les armes, tandis que les ' familiers déposaient doucement à terre la portantine tapissée de soie rouge et passementée d'or dans laquelle était assis, tout blanc et toujours bénissant, le grand vieillard. Le majordome s'avança vers la chaise à porteurs, et deux prélats en manteau violet firent une inclination à la garde papale, qui rompit les rangs. Alors Léon XIII apparut, souriant dans l'ivoriale blancheur de son visage où les yeux, vifs étonnamment, rivalisaient en éclat avec les diamants de la croix pectorale constellant la blancheur de la soutane immaculée. Il promena un long regard per- 146 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE çant autour dés salles et dit, encore assis dans sa chaise à porteurs et en accompagnant ses paroles graves et lentes avec le geste large qu'on lui sait — Nous voici donc dans ces chambres célèbres que Nous voulions voir revenir à leur ancienne splendeur. Il souleva ses mains longues et presque diaphanes de blancheur. Par petits coups tremblants mais vigoureux, il plaça sur son nez les lorgnons d'or. Alors, il releva toute sa personne d'un mouvement plein d'énergie et, évitant comme par distraction le bras que lui offrait son majordome, il vint vers nous, d'un pas ferme et résolu. J'avais fait placer mes essais de carrelage dans la quatrième salle, appelée la salle des Arts Libéraux. Il fallait donc, pour les voir, que Léon XIII parcourût l'appartement Borgia presque en entier. Passant de chambre en chambre et offrant bienveillamment sa main aux artistes, à ses chers artistes », comme il les appelait et qui s'inclinaient devant lui, il voulut bien me reconnaître dans le nombre. Se retournant vers moi, sans attendre que monseigneur le majordome eût le temps de me présenter au Pontife — Ah! vous êtes là?... me dit-il, pendant que je posais mes lèvres sur la grosse émeraude, sertie de diamants, qui constellait son anneau pastoral et dont sa main si maigre paraissait alourdie. Vous êtes là, Tesorone ! Je viens ici voir vos essais de carrelage, et vous savez que je les attendais avec impatience. Vous, Vespignani — continua-t-il, — et vous, Seitz, les avez-vous déjà vus ? Que vous en semble ? Sont-ils dignes de l'entreprise ? Cependant le Pape arrivait à la seconde salle, arrêtant son regard sur les voûtes superbes et sur les parois où un pinceau savant avait cherché à raviver les vieilles fresques éteintes; il parut se courber de fatigue sur le côté droit. Cependant, refusant encore tout appui, il continua l'examen des peintures, à petits pas tout au plus comptés; ici, louant les retouches ; là, glorifiant l'oeuvre magnifique de Pinturicchio — Ce serait pour le Saint-Siège une honte, dit-il, que de voir plus longtemps abandonnées ces Chambres, qui rivalisent en beauté avec celles de Raphaël. Quiconque cultive les arts, quiconque est amateur du beau, prendra plus tard rendez-vous dans ces salles, comme dans une école. Et l'étranger aura encore à admirer le faîte où atteignirent les premiers maîtres de notre art italien ! ajouta-t-il avec un fin sourire. Nous faisions cercle autour de lui. De mon bras, je frôlais sa LE PINTURICCHIO AU VATICAN 147 soutane. Chemin faisant, nous évoquions les oeuvres laissées par Pinturicchio, à Sienne, à Spello, à Rome même où la Sixtine, Y Ara Cceli et Sainte-Marie-du-Peuple en conservent ; mais elles sont toutes dépassées par celles des Borgia, pour l'harmonie décorative des parties et de l'ensemble. Ainsi devisant, nous étions arrivés à la quatrième salle. On avait disposé, devant mes essais de carrelage, un grand fauteuil aux hautes boiseries dorées, tapissé de -velours rouge. Le Pape s'y assit et regarda d'un trait la voûte, les parois et les majoliques des pavés, comme pour en surprendre l'égale harmonie des couleurs répondant, par l'uniformité des tons, à l'unité de l'ensemble. De mon côté, sur son auguste personne et sur son entourage, je complétais l'étude de ces mêmes couleurs que ces salles devaient faire chanter en une si parfaite harmonie. Sous ces voûtes sévères, où le bleu avait pris la valeur vitrée et éteinte d'un antique collier phénicien, où le vert s'était diapré, où s'était bronzée la dorure, la blanche soutane du Pape jetait une note à la fois douce et vive, qu'accentuaient davantage le rouge intense du manteau dont il était revêtu et l'or rayonnant des joyaux qui le paraient. Faites chanter encore sur cette gamme, en accompagnement, le bariolage des gardes-suisses audacieusement costumés par Raphaël, et le scintillement des autres armes et des autres costumes dont la Maison Pontificale est habillée. Et vous aurez la raison de la sobriété des fresques répondant à la richesse des soutanes, et réalisant vraiment dans ces chambres la plus magnifique harmonie dont la blanche personne du Pape est le centre unique et toute la raison. — Cet essai de majoliques me semble définitif, dit-il. Il répond heureusement à la coloration des voûtes. Pourtant la partie du milieu ne serait-elle pas un peu assombrie ? J'osai répondre que ces petits losanges étaient semblables aux anciens que nous avions pu retrouver dans les chambres. Ces derniers figuraient, encastrés dans la muraille, pour servir précisément de campioni ou de. point de repaire à la comparaison. Léon XIII eut, sur ses épaules, comme un soubresaut de légère impatience — Ce n'est pas là une raison suffisante pour me persuader. Je crois plutôt que ce sont les voûtes qui doivent expliquer les tons rembrunis du carrelage des pavés, tant elles se sont obscurcies avec les siècles. L'important est que l'harmonie résulte, aujourd'hui comme autrefois, de l'ensemble. Il continua à observer telle chose et telle autre, et à discuter pied à pied nos réponses. Je ne dissimulerai pas l'étonnement que je 148 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE ressentais, à voir cet auguste vieillard pénétrer les raisons techniques d'un art si spécial que celui des carrelages anciens peut le paraître ; et cela, avec une perspicacité d'esprit qui permet à Léon XIII de s'improviser maître en tel sujet qui lui plaît et qui serait étranger pourtant aux pensées ordinaires de sa vie. — Et maintenant, reprit-il en se tournant vers moi, à quand la reprise des travaux? De vous, je demande encore plus qu'un effort de volonté. Je demande, oserai-je le dire ?... Eh bien ! oui, un prodige ! ajouta-t-il en souriant. Comprenez la raison qui m'oblige à vous parler ainsi. Je voudrais avoir la grande joie de voir accomplie cette restauration des salles Borgia, avant que ma vie ne s'arrête. Et, loin de se troubler, donnant plutôt à ses paroles une expression de béatitude et d'aimable résignation, comme s'il eût voulu corriger ainsi la tristesse qui avait tout à coup saisi son entourage attentif, il ajouta — La fin du jour, ahimè ! n'est maintenant guère lointaine ! Un silence profond accueillit ces paroles, traduisant ainsi l'émotion de toute l'assistance. Le grand vieillard reprit haleine et continua — Je ne voudrais pas qu'il m'arrivât une infortune pareille à celle de mon prédécesseur, le pape Alexandre Ottoboni, qui désira, de tout son coeur, voir achevé le palais qu'il érigeait aux Fiano, et qui mourut avant que la bâtisse en fût finie. Allons, courage ! remettez-vous vivement au travail. Dans trois mois, n'est-ce pas? vous aurez achevé le carrelage de cette salle. — Oui, Saint-Père, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour obéir aux ordres de Votre Sainteté ! répondis-je, non sans me rendre compte de la gravité d'un tel engagement. — Et pour quand, le carrelage de la grande salle d'entrée ? Certainement, pour le milieu de l'année prochaine ? Je fis signe de la tête, sans mot dire ; car ces paroles marquaient une telle force de volonté, qu'elles ne permettaient pas la moindre hésitation. — Et pour la fin de l'année tout le reste, n'est-ce pas ? Prenez bien garde que je prends acte de votre engagement. . Cela dit, il quitta résolument le fauteuil pour terminer l'inspection, avec la visite des deux dernières salles situées dans la tour Borgia, au-dessus même du Grottino, où je vous raconte ces souvenirs inoubliables, pour moi et pour ceux qui furent les témoins. Je m'attarderais trop à vous raconter par le menu cette visite aux salles Borgia, qui dura plus d'une heure et dont les moindres LE PINTURICCHIO AU VATICAN 149 détails restent présents à ma mémoire. Parlant tantôt à son majordome, tantôt à l'architecte Verpignani, tantôt au professeur Seitz, Léon XIII ne cessait de recommander à tous la plus grande activité pour la prompte exécution des travaux. Avec une étonnante précision des choses et des dates, il rappelait, chemin faisant, le passé de ces chambres et leur oubli injustifié, depuis le pontificat de Jules II jusqu'à celui de Pie VIL Le pape Chiaramonti avait eu, enfin, l'idée de le convertir en musée de peinture, pour y recevoir les tableaux pris par Bonaparte et restitués par Louis XVIII. Et puis survint leur malheureuse conversion en décharge de bibliothèque où les volumes, grimpant aux murs, avaient fini par atteindre aux voûtes. Ce fut en 1884 que, soucieux de rendre aux fresques de Pinturicchio la splendeur qui leur était bien due, le pape Pecci ordonna le désencombrement des salles et confia l'étude des travaux de restauration complète à une commission, qui conclut à une immédiate mise en train. J'ai rarement constaté chez les vieillards une mémoire aussi rapide et aussi sûre que celle dont use Léon XIII. Elle touche parfois jusqu'à l'invraisemblance. A propos de ces carrelages renouvelés des anciens et des essais de majolique ombrienne que je venais d'entreprendre au Cambio de Pérouse en même temps qu'au Vatican, le Pape vint à parler de ce pays aussi cher à son coeur que le pays natal. Il me guidait bien mieux que je n'aurais su le faire moi-même, et nous cheminions par la pensée à travers cette Ombrie idéale, à laquelle la Nature et les Arts à la fois ont si divinement souri. J'en vins à nommer Deruta, un village assez éloigné de Pérouse, là-bas, dans la campagne, du côté de Todi. Jadis, ce hameau fut célèbre pour ses majoliques aux reflets d'or , et le sol où surgirent de si magnifiques fabriques en conserve encore des restes précieux. Je parlai d'un vieux paysan de ce village, un certain Carloni, qui occupe ses dernières années à recueillir et à collectionner, en autant de fragments qu'il trouve, ces carrelages primitifs — Deruta ! fit le Pape avec un accent d'inexprimable tendresse. Le beau pays, où je suis allé me reposer tant de fois !... Eh ! ditesmoi, Carloni vit-il encore ? — Le vieux Carloni dont je parle, répondis-je, ne peut être celui dont Votre Sainteté se ressouvient. C'est un pauvre paysan... — ... Qui a mon âge ! ajouta Léon XIII. Oui, oui, c'est bien notre même Carloni. Je le vois encore homme jeune, au travail, dans les champs où je le rencontrais. Je me rappelle encore l'endroit où s'élevait sa maison. 150 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Et Léon XIII se plut à me la dépeindre dans le pittoresque charmant du pays ombrien dont l'idéale vision poursuivait manifestement l'auguste Souverain dans ce Vatican clos d'où il ne sortirait, sans doute, jamais plus. Vers six heures trois quarts, le Pape, suspendant sa visite, revint s'asseoir dans la chaise à porteurs, que flanquaient de droite et de gauche les gardes-nobles et les gardes-suisses. Visiblement, il était satisfait. N'emportait-il pas, avec nos promesses, l'espoir d'inaugurer, — lui, pape Léon XIII, — les chambres du pape Alexandre VI? Et cet appartement historique ne serait-il pas élevé, sous le protectorat d'un Pecci, à la dignité de monument pontifical? La portantine se releva doucement, précédée et suivie de son familial cortège. Je les regardais s'en-aller sous les arceaux fuyants, dans la lointaine perspective des Loges bramantesques ; et cependant, dans mon imagination, à larges traits, se profilaient les grandes figures de Julien de La Rovère, de Léon Médicis, de Paul Farnèse, au temps où les Arts furent rois et où les Papes se firent leurs serviteurs les plus fidèles... Sur ce dernier tableau, la conversation de Tesorone, mon précieux introducteur, s'arrêta, cependant que, par la géante meurtrière du Grottino où notre table était dressée dans la tour Borgia, je regardais vers la pleine lumière du dehors. De cette vieille tour flanquant l'ancienne construction de Nicolas V comme une inébranlable forteresse, je voyais se développer les énormes arceaux sur lesquels le lourd balcon des chambres Borgia est assis. Sur la même longueur, au deuxième étage, se développaient les festons plus légers, plus élégants peut-être, des chambres de Raphaël. C'était donc là que, d'un étage à l'autre, la gloire avait convié, pour les siècles, deux amis, deux rivaux." Pinturicchio et Raphaël ainsi retenus chez les Papes, l'un au premier, l'autre au deuxième, n'étaient pas près de déserter de longtemps, avec leurs incomparables génies, cet asile inviolable de la plus enviable immortalité. Et, sinon la gloire, du moins la justice ne préparait-elle pas une intronisation nouvelle au Vatican, après quatre cents ans d'un bannissement peut-être immérité, en la personne du plus merveilleux initiateur de la Renaissance des arts et de la politique modernes, sans qui Pinturicchio eût été une ombre et Machiavel un fantôme, ce pape Borgia Lenzuoli, qui eût également épuisé tout l'or de la nouvelle Amérique sur la magique palette de son peintre et, sur l'échiquier branlant de la vieille Europe, la séculaire patience des anciens papes unie à la moderne diplomatie des pontifes de la Rome nouvelle ? LE PINTURICCHIO AU VATICAN I 5 I III Pour cette première » du 8 mars 1897, midi sonnant, YAnticamera pontificale n'avait lancé que les invitations d'office aux cardinaux résidents, aux ambassadeurs accrédités, aux officiers et aux familiers de la maison papale, aux artistes collaborateurs de Sa Sainteté Léon XIII pour la restauration de YAppartamento Borgia, qui était enfin prêt et qu'on allait ouvrir à l'admiration du siècle. Malgré la réserve imposée à cette fête des beaux-arts dans un palais qui ne célèbre que les fêtes du culte, une insolite animation régnait au Vatican depuis les premières heures de cette matinée où un grand pape allait recommander son nom à la reconnaissance des âges. Au portail de bronze, la consigne avait doublé le poste des gardes-suisses dont la tenue, tri-partie noire, rouge et jaune, mettait une première note d'éclat et de gaieté à cette fête des arts. La gendarmerie pontificale stationnait à la cour Saint-Damase, le colback aux grands poils noirs et à l'aigrette rouge bridée de cordelière blanche, la tunique noire à collet et à manchettes de buffleteries blanches, passementée de brandebourgs blancs se rattachant, sur un côté, à l'épaulette blanche et, sur l'autre, au ceinturon de la cartouchière dont le large cuir blanc plastronnait en sautoir de haut en bas, sur la poitrine ; la culotte de peau blanche et les bottes vernies complétaient le brillant costume de ces gardes, sabre au poing, dontla taille et l'allure rivalisaient avec celles des plusbeaux hommes de Rome. Les plus distingués, qui joignaient à la majesté de la stature l'élégance des manières, étaient les gardes-nobles, en tuniques rouges ou noires galonnéees d'or ou d'argent, selon le grade, en culottes blanches collant aux hanches dégagées et aux bottes éperonnées d'acier, l'eline d'argent mi-drapé de noir à la dragonne d'or, à l'aigrette blanche et rouge, à la crinière flottante ils tenaient, sabre au clair, la garde d'honneur dans les appartements pontificaux. Autour de la portantine de gala, à capitons rouges et en bois dorés, se disposaient les six sédiaires de service en jabot blanc, gilet rouge, bas et escarpins rouges, veste flottante, culotte courte à velours frappé de rouge sur soie rouge, en gants blancs. Les cardinaux, en mantelette paonnée et en simple tenue de ville, arrivaient l'un après l'autre, accompagnés chacun de son majordome en longue redingote noire, passementée de noir et ouvrant sur le gilet noir, la culotte noire, les bas noirs, les souliers noirs à boucles d'or. Le service des introductions était fait I52 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE par les camériers d'honneur, en cape de velours noir s'agrafant de travers, en fraise blanche et toque noire à boucle d'or, en tunique à jupe noire dont les plis flottaient sur la culotte courte, les bas noirs et les souliers découverts. L'antichambre des invités était précisément celle de l'appartement Borgia, dans la partie où celui-ci tourne et longe les Loges de Jean d'Udine, au voisinage de la chapelle Sixtine, à laquelle ces deux pièces, admirablement décorées par Louis XIV de tapisseries d'Arras et des Gobelins, sert de vestiaire auxEminences depuis le siècle du grand roi. — Sua Eccellen^a, corne sta?... De cardinal à ambassadeur et de prélat participant à officier de la maison du pape, on se présente ses hommages dans un demisilence où les soies des manteaux font plus de bruit que les voix des maîtres et n'empêchent pas d'entendre sonner enfin midi à l'horloge de la cour Saint-Damase. Aussitôt s'ouvrent les portes de la partie des chambres Borgia que leur généreux restaurateur, Léon XIII, s'est proposé d'inaugurer aujourd'hui. Sur les tapis qui étouffent les pas, nous suivons le sillage de pourpre qu'ouvrent les xardinaux et, avec eux, nous pénétrons dans la première salle, dite des Pontifes, où des fauteuils sont disposés en hémicycle, autour de celui qu'occupera le pape sur une petite estrade formant trône} au centre, et sous le buste commémoratif que le sculpteur Ugolini a érigé là. Pendant qu'on découvre le monument voilé, je lis, sur le socle de marbre noir, l'inscription suivante LEO XIII P. M. PAVIMENTUM REFECIT PARIETES EXORNAV1T C'est, en effet, dans une prairie d'asphodèles, de violettes et de myosotis, que nous marchons en cette espèce de vestibule des Champs-Elysées des Beaux-Arts que nous promet le sage; tant ce carrelage de majoliques imitées des anciennes et d'une composition heureuse répond à l'éclat des voûtes peintes en clair par Pierin del Vaga, comme une glace vénitienne aux reflets pâles qui en reproduirait à terre la splendeur. Comme la suite de l'inscription commémorative l'indique, le contour des murailles est tapissé d'authentiques Arrazzi et de vieilles broderies de Flandre, par carrés fort harmonieux qui représentent les scènes de la Bible. Entre ces LE PINTURICCHIO AU VATICAN 153 tapisseries et la voûte où le peintre collaborateur de Raphaël prodigua autour des signes du Zodiaque la richesse de ses arabesques et de ses grotesques follement imagées, une bordure de panoplies de tous les styles orne les frises et fait, de cette salle, une armeria merveilleuse qui place, sur cette matière, le Vatican en rivalité avec les plus intéressantes collections de l'Europe. Je remarque, entre autres, aux deux angles extrêmes de la longue muraille du fond, l'armure fine aux ciselures que Jules II aurait portée sous un rochet de dentelles, pendant le siège de Bologne, et celle du connétable de Bourbon dans laquelle il mourut à la porte Cavallegieri, pendant le sac de Rome dont l'histoire rend responsable ce fils déchu de France et de l'Eglise. Cette armure, lourde de forme, ne porte pour tout enjolivement qu'un creux fait au cuissard par la balle'dont le connétable mourut, soit que cette balle fût celle de l'arquebuse dont se prévaut Benvenuto Cellini dans ses Mémoires^, soit que ce farouche Bourbon n'ait pas voulu d'autre artiste et d'autre trait pour agrémenter son pesant uniforme de guerre. Mais voici que l'officier chargé de la garde de cette salle signifie à haute voix son commandement aux suisses, dont le fer des hallebardes domine l'assistance — Attenti!... Garde à vous !... 1. Comparso di già l'esercito di Borbone aile mura di Roma, il detto Alessandro del Béni mi prcgo che io andassi secoa farli compagnia cosi adammoundi quelli miglior compagni ; e per la via con esso noi si accompagno un giovannetto addomandato Cecchino délia Casa. Giugnemmo aile mura di Campo Santo, e quivi vedemmo quel maraviglioso csercito, che di già facevaogni suo sforzo per entrare. A quel luogo délie mura dove noi ci accostammo, v'era molti giovani morti da que di fuora quivi si combateva a più potere era una nebbia folta quanto immaginar si possa. Io mi volsi a Alessandro e li dissi Ritiriamoci a casa il più presto che sià possibile, perce qui non è un rimedio al mondo; voi vcdete, quelli montano e questi fuggono. » Il ditto Lessandro spaventato disse Cosi volesse Iddio che venu noi non ci fussimo. » E cosi voltossi con grandissima furia per andarsene. Il quale io ripresi dicendogli Da poi che voi mi aveto menato qui, gli è forza fare qualehe atto da uomo. » E volto il mio archibuso dove io vedevo un gruppo di battaglia più folta e più serrata, posi la mira nel mezzo apounto a uno che io vedevo sollevato dagli altri ; per la quai cosa la nebbia non mi lasciava discernere se questo era a cavallo o a piè. Voltomi subitto a Lessandro et a Cecchino, dissi loro che sparassino i loro archibusi ; ed insegnai loro il modo, acciocchè e' nen toccassino una archibusata da que' di fuora. Cosi fatto due volte per uno, io mi affacciai aile mura destramente, e veduto in fra di loro ug tumulto istraordinario, fu che da questi nostri colpi si ammazzo Borbone ; e fu quel primo che io vedevo rilevato dagli altri, per quanto da poi s'intese. Benvenuto Cellini, t. 1, pp. 93-94, edit. ail' Inegna di Dante, Fircnze. 154 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE La porte principale, donnant sur les loges, s'ouvre aussitôt aux deux battants; et le soleil, qui entre le premier dans l'appartement Borgia, fait briller éblouissamment les dalles marbrées du passage extérieur d'où la foule est, balayée en un clin d'oeil, comme dans une fantastique avenue du désert où restent seules, entre les arcatures de l'immense baie vitrée, les ombres concentriques que la lumière du jour y dessine comme sur une grande page blanche. Et là-bas, tout au fond, des silhouettes rouges, violettes, blanches, noires, se profilent marchant vers nous. C'est la Maison du Pape qui arrive. Quatre gardes-suisses flanquent en quenouille l'escorte, leur officier au milieu ouvrant la marche, tout de^pourpre vêtu, la canne du commandement à la main. Suivent les deux massiers, en tunique noire à fraise blanche, en mantelette violette, l'épée à poignée d'or au ceinturon, la masse d'argent sur l'épaule, la toque noire à bordure violette les coiffant. Puis viennent les chapelains privés en soutane violette et en aumusse noire sans manches ; les camériers violets et rouges, les gardes-nobles en tenue noire et les exempts-colonels en tenue rouge, l'épée tirée à une main et le fourreau vide à l'autre. Au centre, les sédiaires et la portantine qu'ils portent et qui balancent triomphalement au soleil ses soies rouges, ses bois d'or et ses glaces biseautées où la lumière se joue, comme dans un prisme dansant, dans un arc-en-ciel qui marche. Est-ce le signe gracieux de l'union mystique des arts et de la religion, dont Léon XIII avait si noblement parlé dans son discours du trône l'autre matin? Le voici lui-même, en soutane blanche et manteau rouge ; une clémentine de velours ponceau, bordée d'hermine, le coiffe et semble accentuer la pâleur du visage et la maigreur des traits. La portantine pénètre dans l'appartement et s'arrête devant le fauteuil pontifical où Léon XIII, sur pieds, se dirige en bénissant ses gardes qui lui présentent les armes, un genou en terre, et l'assemblée qui s'incline sur son passage. Tandis que les porteurs se retirent avec la portantine et vont attendre la fin de la cérémonie sur le pas de la porte refermée sur eux, le pape, d'un mouvement qui lui est familier quand il est assis, relève droit et ferme son buste souverain et, s'aidant du lorgnon d'or, inspecte d'un regard ravi la belle ordonnance de la salle. Puis, de sa longue main de marbre où brille le plus bel anneau d'or de sa cassette pontificale, il a fait signe au Comm. Seitz qu'il, lui donne la parole, pour la remise de l'appartement Borgia dont la restauration avait été confiée à cet article. — Santo Padrel... Très Saint-Père!... LE PINTURICCHIO AU VATICAN I 55 D'une voix chaude et parfois éloquente, c'est l'historique de ces chambres et l'exposé des travaux faits en dix années d'un labeur long et difficile, que le sympathique artiste développe en son nom et en celui de ses dévoués collaborateurs, rangés derrière lui. Léon XIII écoute ce discours avec une attention soutenue, non sans laisser parfois ses yeux se promener des voûtes aux murailles, et des murailles aux carrelages du parquet. A ce discours terminé, le pape répond par quelques paroles de remerciement et de satisfaction à l'adresse des maîtres distingués qu'il a appelés à son aide, dans ces salles que le Vatican ouvre aujourd'hui à l'admiration du monde ». Puis, se levant brusquement, il veut visiter chaque chambre. De l'une à l'autre, son cortège le suit en recueillant de sa bouche les impressions qui lui inspirent surtout les fresques des plafonds et la grande oeuvre du Pinturicchio, remise enfin dans le cadre d'honneur qu'elle attendait depuis longtemps. Comme si Léon XIII avait voulu se rappeler la célèbre réminiscence de Pie IX citant au général Kanzler les premiers vers de la Gerusalemme Liberata du Tasse, quand les troupes pontificales, revinrent de Mentana, Canto l'armi pietose e 1' capitan Che il sepolcro libero di Chiisto, l'heureux restaurateur de ces chambres célèbres traduisait ce triomphe nouveau de la Papauté dans les Beaux-Arts qui furent placés de tout temps sous sa tutelle, par ce vers de la Divine Comédie qu'il répéta plusieurs fois, au cours de cette visite Onorate l'altissimo poeta! L'ombra sua torna ch'era dipartita. Et ce n'était pas seulement la mémoire du Pinturicchio qu'évoquait la parole de Léon XIII. C'était,, autour du glorieux vieillard, la phalange entière de la Renaissance qui s'éveillait sous ces voûtes, comme dans son tombeau, et qui faisait à Léon XIII son escorte, avec le souvenir de leur grandeur passée; ne semblaient-elles pas tout à coup renaître, avec leurs portraits mêmes se détachant des fresques et acclamant l'inespéré thaumaturge? Voici d'abord les peintres que Nicolas V avait amenés de Florence, pour commencer à faire fleurir, dans Rome et dans la maison même des papes que Thomas de Sarzano voulait habiter magnifiquement, cette glorieuse Renaissance qui avait déjà germé dans les couvents et dans les palais;de la Toscane. Voici l'Angelico, qui porte dans son nom le 156 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE caractère de son idéale palette ; et voici Benozzo Gozzoti, son élève fidèle jusqu'à l'imitation du génie par le génie l'un sort de la chapelle du pape Nicolas, où il a célébré les actes de saint Laurent; l'autre, de la chapelle du Saint-Sacrement, qui n'existe plus que par le souvenir des belles fresques qu'il y exécuta et que Paul III a abattues depuis, pour faire place à la Salle Royale. Leurs élèves les suivent, demandant justice aussi pour les oeuvres perdues qu'ils laissèrent au Vatican ; Buonfigli le naïf, Simone le mystique, Gentile daFabriano et Zanobi Strozzi, Bartolomeo deFoligno et Andréa del Castagno, sur qui pèse encore, injustement peut-être, le meurtre de Domenico Veneziano, qu'il eût assassiné pour garder à lui seul le secret de la peinture à l'huile, trouvée et révélée, dit-on, par ce joueur de guitare à ce joueur de stylet. Qu'en saura-t-on jamais? En attendant, l'épitaphe suivante de Saint-Marie-la-Neuve ne pèset-elle pas trop cruellement, encore aujourd'hui, sur ces deux malheureuses mémoires ? Castaneo Andreae mensura incognita nulla, Atque color nullus, linea nulla fuit. Invidia exorsit fuitque proclivis ad iram ; Domitium sic hinc Venetum sustulit insidiis, Domitium illustrem picturoe. Turpat acutum Sic soepe ingenium vis inimica mali. Le stylet meurtrier de l'assassin réel du Veneziano servit, sans doute, à graver ces mauvais vers sur la tombe du Castagno, qui attend encore son vengeur. Comme l'on aime mieux lire sur la tombe de l'Angelico de Fiésole ces deux distiques, dictés par Nicolas V lui-même, à la mémoire de celui qu'il avait voulu faire évêque et qui préféra rester peintre Non mihi sit laudi, quod eram velut Apeîles, Sed quod lucra tuis omnia, Christe, dabam Altéra nam terris opéra exstant, altéra caelo. Urbs me Joannem flos tulit Erutria3. Et puis voici la phalange des Ombriens, moins divins et plus naturels, moins grandioses et plus harmonieux que les magnifiques Toscans. C'est le sobre Piero délia Francesca, dont le pinceau fut une toise et la palette un volume de géométrie; ce même Traité des Proportions que le maître écrivit et que signa, en le publiant, un élève. Et la mémoire de ce juste ne devait-elle pas éprouver un plus irréparable outrage, avec le vandalisme qu'osa commettre Jules II, LE PINTURICCHIO AU VATICAN I 57 ce barbare sublime, sur les fresques que Piero avait peintes à la place où figurent depuis la Délivrance de saint Pierre et le Miracle de Bolsène? Raphaël, le coupable, substitua ainsi son oeuvre, non sans avoir relevé les portraits historiques de Spinola, de Bessarion, de Fortebraccio, de Colonna, de Vittellesco, de Charles VIII, dont étaient illustrées les fresques premières de Piero et dont s'enrichirent les cartons de Jules Romain, qui les transmit à Paul Jove !... C'est encore l'élève glorieux d'un tel bon maître, le non moins correct mais plus élégant Luca Signorelli, à qui il fut donné de venger la victime des chambres de Jules II, en attachant leurs deux noms inséparablement unis par le même dessin serré qui les caractérise, dans la chapelle de Sixte IV. C'est ce même rang de gloire qu'y partagèrent également Ghirlandajo, Botticelli, Roselli, Pérugin et Pinturicchio. Et voici, à leur tour, ces deux derniers amants de la même grâce idéale, dont le premier fut tout au plus l'aîné, et le second l'émule, sans que ni l'un ni l'autre n'aient pu emprunter à leur misérable famille un nom valable. L'injustice le remplaça par un sobriquet devant lequel, depuis, les fronts les plus hauts se découvrent. Le Pérugin, non plus, ne voulut pas risquer contre l'ingratitude de la postérité son immortelle mémoire, et, dans le Camhio qu'il avait choisi pour son tombeau impérissable, il eut bien soin d'inscrire sous son portrait ce pauvre nom d'un montagnard qui traverserait les âges, avec la légende suivante Petrus Peruginus, egregius pictor; Perdita si fuerat, pingendo hic retulit artem ; Si nunquam inventa esset, hactenus ipse dédit. Restait aussi au Pinturicchio à relever, à son heure, l'insulte du sobriquet de barbouilleur » que des contemporains jaloux lui avaient infligée. Le doux Bernardino Betti avait-il, de son vivant, porté d'autre qualificatif que cette appellation bouffonne? En avaitil. été épargné même par le plus ardent de ses premiers imitateurs, ce Sanzio Raphaël du premier poil dont Pérugin avait été le maître et dont Pinturicchio, malgré la différence de l'âge et par respect pour le génie qu'il découvrit en ce jeune homme, n'avait accepté que l'amitié? Lequel des deux y avait-il falli? Etait-ce Pinturicchio, se complaisant à répéter dans ses fresques le portrait idéal de Raphaël? Etait-ce Raphaël, acceptant sans y contredire l'honneur d'avoir tracé, à la Libreria de Sienne, des cartons prodigieux pour lesquels un maître si expérimenté n'eut, certes, pas besoin d'un si habile élève, —trop habile peut-être, et peut-être pas assez franc pour démentir à temps I58 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE l'odieuse légende qui plane encore, à Pérouse, sur un de ces cartons? C'est la cinquième fresque qu'expose le palais Baldeschi à la curiosité des visiteurs. L'heure de la réparation devait venir. Cette heure a attendu quatre cents ans pour sonner; et c'est un pape qui s'en fait le sonneur, aujourd'hui, dans ce même Vatican où la grande mémoire de Raphaël pesait peut-être injustement sur celle de l'ami qui l'aima tant! Aujourd'hui, dans cette même aile du palais à deux étages que le pape Nicolas V édifia pour un duel fameux qu'il n'aurait pu prévoir, le pape Léon XIII ouvre toutes grandes les portes et s'en vient, conviant le monde des beaux-arts et de la critique au spectacle de haute lice qu'y engagent deux champions redoutables, deux maîtres peut-être également calomniés et également immortels? Une dernière réparation s'imposait à l'histoire, dans ces chambres célèbres où le pape Borgia vécut. Et le voici aussi lui-même, au milieu de sa famille nombreuse, aussi sacrifiée que celle du vieux roi dont Homère et Virgile ont chanté les malheurs. Comme le vieux Priam à genoux devant l'aveugle fatalité qui vouait aux enfers la race maudite des Dardanides, l'inconsolable père d'un autre Hector tend vers un autre Achille ses mains jointes et ses supplications. Du haut de la fresque imposante où le pape Alexandre règne encore, descend, vers le pape Léon, qui lui a succédé, cette prière qu'il entend. Est-ce parce qu'un vaincu de l'histoire est par terre qu'il faut à tout jamais refuser de l'entendre? Qu'était donc l'Etat pontifical, du temps des Borgia, sinon un vaincu aussi à qui Alexandre VI ne craignit pas de tendre sa forte main pour un relèvement presque inespéré? Agonisant sous les étreintes conjurées de France et d'Aragon, trahi de Milan à Naples par ses propres vassaux dans sa propre Italie, que lui restait-il à faire du patrimoine de saint Pierre confié à sa charge, sinon ce qu'il en fit? Ses mains furent de fer, mais les clefs d'or de la papauté en furent du moins conservées? Par une politique géniale que les détracteurs des Borgia ne se refusent plus de reconnaître, ne maintint-il pas en échec la France et l'Espagne, entre le Milanais et le Regno? Eh! que fut autre chose qu'une oeuvre de génie ce groupement, par la persuasion ou par la force, de tous les petits Etats italiens autour du grand Etat national, avec un seul maître pour souverain lé pape ? La formule qu'Alexandre VI avait trouvée, Victor-Emmanuel l'appliqua quelques siècles plus tard; et c'est la même, avec là différence que, sous les Borgia, les papes eussent conquis à l'Italie son unité sans le secours des Savoie qui ne l'obtinrent'que bien plus LE PINTURICCHIQ AU VATICAN l59 tard. Quql est donc ce crime irrémissible qu'auraient commis alors les Borgia et dont les Savoie seraient absous aujourd'hui? Ce crime- qui consiste à. comploter le bonheur d'un peuple divisé en l'unissant, malgré lui-même, sous la tiare d'un pape ou. sous la couronne d'un roi ? Tel fut pourtant cet acte qu'osa jadis une famille de maîtres en politique; et ce fut aussi dans ce projet digne d'une fortune meilleure que sombrèrent la gloire d'un grand pape, la valeur d'un invincible capitaine, la fortune et l'honneur d'une famille entière dont les malheurs ne sont plus comparables qu'à ceux de quelque atroce Orestiade ou de quelque Priamide sanglante, pour le récit desquels il faudrait ressusciter encore de nos jours quelque antique Eschyle, quelque Homère préhistorique et fabuleux. Sed si fata deûm, si mens non Leva fuisset, Trojaque nunc stares, Priamiquc arx alta maneres! Et ce sont, devant le pape Léon XIII dépouillé de son patrimoine séculaire et généreux réparateur des restes magnifiques que ses prédécesseurs lui laissent, ce sont autour du pape Alexandre VI à genoux et demandant grâce, toutes les gloires de la Renaissance qui, du haut de leurs fresques où le peintre des Borgia les portraitura dans ces chambres, escortent le Pontife déchu, le redressent et l'amènent au tribunal devant lequel l'histoire n'a pas toujours gagné fous ces procès. Devant cette cour souveraine où eurent leur place d'honneur les plus belles figures de la politique, des lettres et des arts dont les Borgia furent les protecteurs fastueux. Machiavel s'est déjà levé pour la défense. Le prince Djem attend sur son cheval qu'on l'appelle, en témoignage de l'hospitalité inviolée qu'il a reçue. Bramante, à l'écart, plus loin, ouvre déjà son compas pour mesurer les chefs-d'oeuvre qu'on lui commande. Cent autres gloires présentes, dont Pinturicchio a illustré ces voûtes, s'approchent à leur tour et demandent à proclamer le nom et la magnificence de ces maudits Lenzuoli d'Espagne, sans lesquels l'Italie du XVe et du XVIe siècle, n'aurait pas écrit, au chapitre de ses arts et de sa politique, la grande page qu'il nous importe aujourd'hui de tourner d'une main moins hésitante, et de lire avec un esprit plus tranquille. N'est-ce pas l'heure où la fille de Cicéron vient de se réveiller dans la beauté intacte de son corps d'ivoire et de sa chevelure d'or qui lui servait de vêtement, au fond d'un tombeau presque deux fois millénaire de la voie Appienne? Et cette belle morte, qui res- 1ÔO REVUE DU MONDE CATHOLIQUE suscite aux acclamations de Rome entière assistant au miracle, n'est-elle pas le plus gracieux et le plus consolant symbole de l'antique vertu qui se révèle encore au monde et qui lui demande tout à coup, pour lui préparer la terre idéale qu'il lui sied d'habiter, une armée d'artistes précédant celle des génies de la science et des héros de l'épée 1? BOYER D'AGEN. I . L'étude du Pinturicchio et son OEuvre sera publiée cette année par notre collaborateur à la Société d'édition artistique, Pavillon de Hanovre, 32-34, rue Louis-le-Grand, Paris. N. D. L. R. Une famille sous la Terreur LES BAILLARD DE TROUSSEBOIS Vivarais et Bourbonnais Le 24 avril 1794 — 5 floréal an II, — à huit heures du soir, une jeune femme, presque une enfant, dix-huit ans, se présente au commissaire de police. Elle se déclare émigrée, suspecte, et veut être emprisonnée ; elle sait que la prison dans ces conditions, c'est la mort. Aussi, est-ce la mort qu'elle veut. Elle est dans une telle exaltation qu'elle ne répond que d'une façon incohérente. On la presse de questions ; elle ne sait rien, sinon qu'elle veut être arrêtée. Laquelle, raconte le procès-verbal, laquelle interpellée de nous dire ses nom, prénom, âge, pays de naissance, profession et demeure, a répondu se nommer Louise-Armande-Amédée Baillard Troussebois, âgée de dix-huit ans environ, née à Paris, vivant originairement sic dans la maison de son père, et mariée depuis environ deux ans à Charles Renaud, militaire, homme de loi et négociant, lequel elle avait épousé dans une ville d'Italie près de Gênes, et revenue à Paris aussitôt leur mariage, et séparée de lui depuis environ deux mois, refusant de dire où est sa demeure à Paris. A elle demandé si elle sait où est maintenant son mari ; — a répondu qu'il y a deux mois il était à la Conciergerie, et qu'il y est mort. Si elle était avec son mari, lorsqu'il a été arrêté; — a répondu non; qu'elle était séparée d'avec lui; et nous a dit qu'elle ne pouvait ni ne voulait nous déclarer où elle résidait, ni où elle avait résidé depuis ; mais qu'elle travaillait comme ouvrière; n'a pas eu d'enfant de son mariage; et sur l'interpellation faite à la répondante de nous déclarer où elle avait travaillé et résidé à Paris REVUE DU MONDE CATHOLIQUE 15 JANVIER I9OO IÔ2 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE depuis son arrivée, — a répondu par des gestes et des déclamations qui caractérisaient une personne qui est dans un état d'affaissement et de crispation difficile à décrire. A elle demandé dans quel endroit elle a séjourné avec son mari en revenant d'Italie ; — a répondu qu'elle a séjourné à Lyon, environ un mois, pour voir la famille de son mari à laquelle elle fut présentée. A elle demandé où ils sont descendus en arrivant à Paris ; — a répondu qu'elle croit se rappeler qu'ils sont descendus dans un hôtel garni, rue Thomas du Louvre. A elle demandé si, lors de son arrivée à Paris avec son mari, elle y avait des parents, et si elle les vit ; — a répondu qu'elle avait vu sa mère; et par réflexion ajoute qu'elle ne l'a point vue. A elle demandé si elle avait encore son père lors de son arrivée à Paris et si elle sait où il est ; — a répondu qu'elle avait son père, mais qu'elle ne savait où il était. A elle observé comment il est possible qu'elle se soit trouvée si éloignée de Paris sans le consentement de son père et de sa mère; —a répondu que, se trouvant en Italie, et son mari rentrant en France, elle l'a suivi par suite de l'attachement qu'elle avait pour lui. Son mari s'est mis copiste et a cherché à vivre de ce travail ingrat. Pour elle, elle a vécu du travail de ses mains commeouvrière. Sa mère, Charlotte Bigeard de Saint-Maurice, demeure rue du Foin, au Marais. En ce moment, elle la croit détenue aux Anglaises. Son père a été aussi arrêté; et son mari, craignant d'être enfermé, crut prudent de se cacher — Mais, lui demande-t-on, comment vos parents vous ont-ils laissée dans la misère? » Elle ne répond pas. * Evidemment il y avait quelque chose d'extraordinaire dans tout cela. Une jeune fille,' mariée à seize ans en Italie, séparée de son mari, abandonnée de ses parents, noble et riche, forcée de se faire couturière, et venant un soir devant un administrateur du département dé la police, se soumettre à la loi sur la police de sûreté générale décrétée par la Convention nationale, et demander quelle marche elle doit suivre pour y satisfaire », n'était-ce pas-un fait étrange? Quel roman, quel mystère se cachait là ? Le commissaire de police ne vit qu'une aristocrate bonne pour la guillotiné. Il essaya encore de tirer d'elle de plus amples renseignements. Vu la réticence, l'avons interpellée de nouveau à nous parler d'une manière plus claire et plus catégorique. — A persisté à garder le silence et a ne vouloir rien nous dire de plus ». Et UNE, FAMILLE SOUS LA TERREUR 163 ; ont signé Louise-Armande-Amédée Baillard TROUSSEBOIS, PARO, LELIEVRE. » Il l'envoie donc tout simplement au tribunal révolutionnaire, où Fouquier-Tinville la saura bien faire parler. Nous soussignés, administrateur au département de la police ; vu ce que résulte de l' et attendu que. ladite Troussebois cherche à éluder sur nos demandes, et. feint d'être dans, un état qui. pourrait faire croire qu'elle est en démence, tandis qu'elle nous paraît avoir toute sa raison; que de plus il paraît qu'elle a émigré, vu qu'elle ne conteste pas sa rentrée en France, disons qu'elle sera traduite au tribuual révolutionnaire pour y être jugée suivant la loi... Disons de plus Troussebois sera traduite en la maison d'arrêt de la Conciergerie pour y être écrouée et y rester jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné. — PARO, LELIEVRE. » On savait mieux qu'elle ce qu'on lui demandait ; et il y a une ironie bien cruelle à l'interroger sur son père, qui depuis deux mois est mort guillotiné, et sur son mari depuis vingt jours. Sa mère en prison, son oncle et sa tante en terre, qu'avait-eîle à faire ici-bas ? Elle était jeune, et l'on sait avec, quelle facilité à son âge on fait le sacrifice de la vie. Ce jour-là même, elle avait vu guillotiner du coup trente-quatre personnes, parmi lesquelles celles qu'on a appe- . lées les vierges de Verdun. Ce spectacle affreux et touchant, joint à l'horreur de sa position, l'avait-il exaltée au point d'en vouloir finir avec la vie? Sans ressources, privée par l'échafaud de tout ce qu'elle aimait et qui était son appui, tombée de l'opulence dans la misère, en fallait-il davantage pour réduire au désespoir une jeune femme de dix-huit ans naturellement exaltée? Louise-Armande-Amédée-Victoire Baillard de Troussebois était née à Paris en 1776. Elle était fille de Jean-Jacques Baillard de Troussebois, colonel au régiment de Savoie-Carignan, et de Charlotte-Victoire-Armande de Saint-Maurice de Béjeard. A quinze ans, elle avait suivi son père à la cour du roi de Sardaigne. Elle devait épouser le comte d'Harcourt et devenir dame d'honneur de la comtesse d'Artois. Beaux projets! Que s'était-il passé? Comment ces rêves d'avenir avaient-ils en si peu de temps abouti au bureau du commissaire de police du 24 avril 1794? Cette date peut expliquer bien des catastrophes. Or ce dénouement tragique avait été précédé d'un roman. 164 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE I Dans l'église romane de Besson, canton de Souvigny, à douze kilomètres de Moulins-sur-Allier, on voit un pilier sur lequel une inscription gravée atteste qu'il a été refait aux frais du seigneur de Ris, le 30 mars 1625. Ce seigneur de Ris, qui était aussi seigneur de Saint-Aubin, est nommé sur la cloche; c'est Jean-Florimond de Troussebois, principal bienfaiteur de l'église ». La marraine est damoiselle Jeanne de Troussebois, veuve d'Antoine de Chantelot, écuyer, sieur des Gardais ». Jean-Florimond de Troussebois avait épousé Geneviève de La Croix, dont il eut un fils, le 27 septembre 1652. Les Troussebois, dont Thaumas de La Thaumassière, Histoire du Berry, adonné, page 998, la filiation, étaient une ancienne famille du Berry et du Bourbonnais, qui remonte jusqu'à Sadon Troussebois vivant en 1150. De la branche aînée de la maison de Troussebois il ne resta qu'une fille, Elisabeth, fille de Charles, marquis de Troussebois, qui en a porté les biens dans la maison de Montboissier, en épousant 1749 Edouard de Beaufort-Montboissier, comte de Canillac, dont le fils Charles, patrice romain, prince de l'Eglise, contre-amiral, commandeur de Saint-Louis, né au château de Beaumont, commune d'Agonges, le 17 mars 1753. La seconde branche était représentée par Louise-Madeleine, fille de Jean-Louis de Troussebois, écuyer, seigneur de Launay, et de Madeleine Gardet de Chervil, et par son cousin-germain, Jean-Baptiste-Ferdinand de Troussebois, officier dans le régiment royal d'artillerie. LouiseMadeleine de Troussebois, qui mourut en 1763, avait épousé, par contrat du 6 juin 1736, Jean-Marcellin Baillard des Combeaux, écuyer, seigneur baron de La Mothe-Mourgon, de Beauvoir, de Chervil 1, etc. De cette union vinrent i° le 9 mars 1740, Jean-Jacques de Baillard de La Motte, capitaine au régiment de Provence, colonel au régiment d'Angoulême, maréchal de camp ; 20 le 1. Il demeurait en son château de Chervil, dars l'Ardèche, paroisse de Gluyras,. au diocèse de Viviers. Né le ier juillet 1705, il était issu des Baillard des Combeaux, en Vivarais, originaires du Languedoc, qui portaient Ecartelé aux 1 et 4 d'or, au rameau de 3 palmes de sinople; et aux 2 et 3 d'azur au croissant d'argent accompagné de 3 mollettes d'éperon d'or, qui est de Charbonnel de Retz. Voir pour les Baillard, La Chenaye, II, 193, et d'Hozier. UNE FAMILLE SOUS LA TERREUR 165 28 décembre 1743, Jean-César-Martial de Baillard de Chervil, premier page de Madame la Dauphine, lieutenant de dragons au régiment d'Autichamp, chef d'escadron au régiment de Languedoc; 30 le 14 février 1747, Louis-Ferdinand de Baillard de Beaurevoir, mousquetaire du roi; 40 le 28 décembre 1736, Louise Baillard des Combeaux; 50 le 16 janvier 1738, Marie-Anne de Baillard de Chervil; 6° le 29 janvier 1737, Françoise-Hélène de Baillard du Rivier, née le 29 janvier 1737, mariée à Jean de Luzy, écuyer, mousquetaire du roi dans la seconde compagnie ; 70 le 20 février 1749, Thérèse-Elisabeth de Baillard de La Motte, religieuse à l'abbaye royale de Saint-André-le-Haut, à Vienne en Dauphine; 8° le 9 octobre 1754, Agathe-Angélique de Baillard de Beaurevoir. Nulle famille n'a payé un plus lourd tribut à l'échafaud. L'aîné, Jean-Jacques Baillard, comte de Troussebois l, parut dans les assemblées de la noblesse en 1789, pour des biens situés dans les châtellenies d'Ainay et de Billy. Le cadet, Jean-César-Martial de Chervil, y fut aussi présent. Au moment de la Révolution, pendant que Troussebois remplissait une mission, à la cour de Sardaigne, Chervil vint avec sa soeur, Louise-Madeleine Baillard des Combeaux, habiter la Motte-Mourgon. en la paroisse de Magnet, district de Cusset 2. Troussebois ayant été considéré comme émigré, ses biens furent mis sous séquestre et sa maison sous scellés; on le voit à la séance du 29 novembre 1792 du directoire du district, où Garaud, receveur de l'enregistrement, étant venu raconter sur des bruits que le mobilier avait été enlevé, on nomma pour vérifier le fait Bilhaud et Gontier 3. 1. Jean-Marcellin Baillard des Combeaux, son père, à la suite de son mariage avec dame Madeleine de Troussebois de Chervil, avait été autorisé à relever le nom et les armes des Troussebois. " 2. La Mothe-Mourgon, aujourd'hui propriété de M. Rigal, de Montpellier, avait appartenu aux Coligny-Saligny. Echue à René Bardon, écuyer, sieur du Méage, elle fut vendue en 1721 à Alexis Robert, écuyer du duc d'Orléans, et en 1730 acquise par Jean-Marcellin Baillard, gentilhomme originaire du Velay. 3. Le citoyen Garaud, receveur de l'enregistrement, est venu annoncera l'administration qu'il soupçonnait que les scellés, apposés dans la maison de l'émigré Troussebois, n'avaient pas été respectés et qu'il craignait d'après divers bruits qui se répandent que les effets de cet émigré n'eussent été enlevés et conduits nuitamment dans des maisons tierces ; il a donné quelques renseignements qui paraissent justifier ses soupçons. L'administration, délibérant sur la pétition du citoyen Garaud, considérant qu'elle est chargée de surveiller les propriétés des émigrés déclarées nationales par la loi, et qu'il est important de vérifier promptement les bruits qui se répandent l66 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE La vente est annoncée pour le 13 mai 1793. Le 8, Baillard-Chervil et la citoyenne Baillard-Descombeaux, sa soeur, demandent à. rester à La Motté-Mourgon. jusqu'après, la vente du mobilier de l'émigré Baillard,. leur frère». répond qu'il n'y a pas lieu à délibérer, les pétitionnaires se trouvant dans l'un des cas prévus par l'arrêté du conseil .général du, département au 18 de ce mois 1 ». Deux mois après, on s'en prend aux personnes. Le 24 juillet 1793, .Givois,.le procureur syndic du district, donne avis au comité de surveillance publique que Baillard-Chervil, frère de l'émigré Troussebois, tient journellement des [propos] inciviques qui tendent à troubler l'ordre public; il publie que la. Convention a détruit la religion, que les rebelles de la Vendée se proposent de la rétablir ; il vante beaucoup .les* villes qui ont insurgé contre la Convention ; il cherche à faire croire, que le succès de la mauvaise cause est infaillible., que tous les députés qui ont voté la mort de l'infâme Capet, méritent d'être suppliciés. suivies faits le juge Dufloquet, le citoyen Mativet, levicaire Goûte', la domestique d'Artaud, négociant, celle de Fontbouillant et les autres personnes que ces témoins indiqueront. Telles sont les dénonciations qui ont été faites au procureur syndic ; il prie le comité vérifier dans le jour ; et a signé .F. Givois. » Givois à lui seul pouvait faire guillotiner M. de Chervil 2. Mais sur l'enlèvement du mobilier Troussebois; après avoir entendu le procureur-syndic, a arrêté que les citoyens Bilhaud et Gontier, administrateurs, se transporteront le plus promptement possible Motte-Mourgon pour y constater l'état actuel des scellés, s'assurer s'ils n'ont pas été forcés et altérés de quelques manières que ce soit; faire, s'il est besoin, le récolement de l'inventaire, recevoir les déclarations de ceux qui auront connaissance de quelques enlèvements ou autre voie de fait exercés sur la propriété nationale de l'émigré Troussebois; à cet effet, autorise lesdits commissaires à se faire assister de la gendarmerie nationale et à requérir, s'ils le jugent à propos, la force publique pour l'exécution de leur mission. » {Registre du directoire de Cusset, p. 17. 1. Fournier, administrateur du district, avait été chargé de surveiller la vente des meubles du comte de Troussebois. Mais on le nomme commissaire du dépar- tement de l'Allier. Le 14 mai, on le remplace par Mure, autre membre du district, 2. Givois, dit l'opuscule Crimes connus des principaux terroristes de [Cusset, p. 19, livrait au tribunal révolutionnaire tous ses ennemis ; et des notes envoyées à Fouquier-Tinville dispensaient de témoins. Cet envoi de notes est prouvé par le rapport de ceux qui ont vu la lettre écrite au sujet de Baillard, dans laquelle Givois disait à Fouquier-Tinville Voici les prémices de notre contingent » ; parce qu'il dit après la condamnation de Dubost, que des notes suffisaient et qu'il ne fallait pas de témoins, et par ce qu'il dit encore chez Virotte Que faites-vous de cette vieille B... de Dupuis Lajarousse? Voulez-vous la faire guillotiner? Son affaire UNE FAMILLE SOUS LA; TERREUR ^n pour être plus sûr du succès, il employait son oncle Pierreioresl tier. C était lui qui avait découvert le domicile-de M de Trousse 12, page 54 du Secret des horreurs commises dans le district l'affirme Givois. a dit souvent que Forestier son. oncle, avait découvert la. maison qu'habitait Troussebois xi que bientôt il disparaîtrait du sol de la liberté. » A eux deux ils croient venir à bout de leurs victimes. Le 5 août 1793, Forestier écrit de Paris au citoyen Julien de Toulouse, qui faisait alors partie du comité de sûreté générale de• la Convention Revenu depuis hier, mon-cher collègue, je me suis empressé de venir à ce comité demander des nouvelles de l'affaire ci-jointe ; il a fallu bien du temps pour la retrouver .• ^elle me paraît très grave. Je te prie de l'examiner et de faire prendre par le comité les mesures nécessaires et plus promptes — FORESTIER. » Toutefois il faut croire que Julien n'avait pas autant à coeur la mort du malheureux car on ne se pressait pas d'envoyer Chervil a l'echafaud ; et lui, qui ne savait trop ce qu'on lui voulait demande sa mise en liberté au comité de Cusset. Le .24août 1703' le comité, considérant que le comité général de la Convention est saisi de cette affaire et qu'il demande copie de toutes les pièces », déclare qu'il n'y a pas lieu de délibérer jusqu'à la réponse, du comité. Mais le service des gendarmes étant nécessaire auprès des commissaires chargés de la vente du mobilier de Busset il arrête que le commandant de la garde nationale désignera chaque jour un garde national qui remplacera la gendarmerie-chargée de garder Baillard-Chervil, lequel sera tenu de payer ladite garde à raison de cent sous par 24 heures— Signé Brizard, Garaud, Poucet, F. Givois, procureur syndic, et Brunet, secrétaire. » ..... Six jours après, nouvelle demande du prisonnier. 11 trouve quepayer cent sous, par jour le plaisir d'être tenu -en charte privée même par un garde national à la place d'un gendarme, c'est un peu cher, d'autant qu'il n'a, rien pour Alors le comité délibérant sur la pétition présentée par le citoyen Baillard-Chervil' tendant à .obtenir qu'il ne soit pas .gardé, à vue, sous la cautionqu il a prise de sa personne de celle du citoyen Bouquet, un des notables de ..cette. ville ; le comité, considérant l'extrême détresse du citoyen Baillard-Chervil ; considérant qu'il n'a d'autre but que sera bientôt faite. J'ai deux hommes dans ma manche. » Sans doute Dumas et rouquier-Tinville. l68 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE de veiller à la sûreté publique en s'assurant des personnes suspectes et non de fatiguer les individus par des moyens rigoureux et vexatoires ; considérant qu'il peut exercer une surveillance sans frais sur le citoyen Chervil, arrête en conséquence, sans qu'il soit même besoin de caution, que Baillard-Chervil cessera d'être gardé à vue, se réservant le comité tous les moyens de surveillance que la sagesse lui suggérera. Signe Boudai, Poncet, Garaud et Goûte, secrétaire ». Cette mansuétude n'était qu'un accident. Le 8 octobre 1793, parut un arrêté du comité de sûreté générale de la Convention qui décide que le nommé Baillard-Chervil, détenu chez lui en la ville de Cusset, sera traduit devant un tribunal révolutionnaire. Le 13, le comité de Cusset le fait conduire à Paris par la gendarmerie. Signé Gaspard Saint-Quantin, Arlouin, Poncet, Marpon, Garaud, Brunet. On a assigné comme témoins contre Baillard-Chervil et sa soeur, contre Baillard-Troussebois qu'on avait aussi arrêté dans le même temps à Paris i° Germain Mativet, 31 ans, aubergiste et membre du comité de surveillance de Cusset, demeurant à Busset; 20 Jacques Corps, 40 ans, brigadier de gendarmerie du département de l'Allier ; 30 la citoyenne Anne Meunier, 40 ans, femme de Fontiance, maître de poste à Cusset ; 40 Charles-Pierre Amelot, 33 ans, officier de santé à Cusset ; 50 Genêt Goutte, 28 ans, demeurant actuellement à Paris, étudiant en chirurgie ; 6° Bias Dufloquet, 42 ans, juge du tribunal au district de Cusset; 70JeanBaptiste Durand, 28 ans, instituteur à Cusset ; 8° Antoine SainteMarthe, 35 ans, ci-devant procureur au ci-devant Châtelet à Paris, demeurant à Paris. Voici la lettre que, de Cusset, le 9 pluviôse, an II de la République une et indivisible », F. Givois écrivait à l'accusateur public du tribunal révolutionnaire pour lui recommander ses témoins et aussi les prévenus Je te renvoie, citoyen, la cédule relative au royaliste Baillard-Cherville et l'original de l'assignation que j'ai fait donner à sept témoins, pour le 17 pluviôse. Tous se disposent à partir, et je crois que leurs dépositions orales seront infiniment plus concluantes que celles écrites. Tu verras sans difficulté un conspirateur dans ce fanatique ex-noble ; il avait des relations très fréquentes avec son frère Baillard-Troussebois, émigré rentré que tu tiens dans la geôle ; ils s'écrivaient des lettres mystiques et à double sens, que je tâcherai de me procurer et de te faire passer le plus tôt possible. Parmi les témoins que je t'envoie, deux connaissent Troussebois et te serviront pour le mettre de suite en UNE FAMILLE SOUS LA TERREUR 169 jugement ; ces deux témoins sont Germain Mativet et CharlesPierre Amelot 1, médecin ; ainsi tu pourras faire danser les deux frères à la fois et les faire juger le même jour car il y a une liaison intime entre eux je dis une liaison, parce que la seule correspondance de Cherville avec son frère, émigré rentré, suffira pour motiver sa condamnation, indépendamment de ses propos contrerévolutionnaires. L'huissier Duchon, qui a donné les assignations, est un bon sans-culotte, père de volontaire, qui s'en rapporte à toi pour ses honoraires; Mativet, l'un des témoins, est chargé de recevoir la somme que tu arbitreras... » On eut égard à ces instances, et Fouquier-Tinville sut faire danser les deux frères à la fois », avec la soeur aussi, et la fille et le gendre. Le 15 pluviôse 3 février, dans son acte d'accusation, il s'exprimait ainsi Cherville est évidemment le complice de Troussebois, son frère. C'est lui qui était le centre de ses correspondances dans l'intérieur. C'était lui qui recevait toutes les lettres de Troussebois, pour lui et les autres individus avec lesquels il correspondait ; c'était lui qui recevait, payait, administrait, gérait et lui faisait passer des fonds à Turin ou ailleurs ; c'était encore lui qui s'était chargé de tromper la surveillance des autorités constituées sur les trames, complots et conspirations de son frère, en faisant valoir comme une absence légitime son émigration contre-révolutionnaire et liberticide. C'est au moment de sa rentrée en France que Troussebois surtout fit faire le plus de démarches. J'avais, écrit-il à sa femme, chargé Jeannette de quelques lettres pour mettre à la poste quand elle serait arrivée atix frontières. Il y en avait, je crois, une pour le chevalier dont je comptais trouver la réponse ici. Mais je n'en ai point trouvé ; je lui ai écrit hier, en lui envoyant des passeports que j'avais eus pendant deux années de suite, pour sortir du royaume et vaquer aux différentes affaires que j'avais à Turin. Je comptais lui envoyer aussi d'autres papiers que j'attendais de mon fermier de La Motte, que je n'ai pas encore reçus, qui sont un certificat des affaires étrangères à Turin, qui atteste que je n'ai pas bougé de ladite ville, où j'étais pour mes affaires. » Malgré les voyages à Milan et de Paris. 1. Amelot, administrateur, fut destitué comme modéré par les terroristes ; il ne se vit accolé au sanguinaire Mativet que parce qu'on avait formé le projet de le faire arrêter à Paris ; mais, instruit par ses amis, il eut le rare bonheur d'échapper à la rage de ses persécuteurs. 17© REVUE DU MONDE CATHOLIQUE D'autres lettres attestent les intrigues, les manoeuvres, les démarches de tous genres, employées par Chervil pour circonvenir -et tromper les dépositaires de l'autorité et jusqu'aux représentants du-peuple, pour réintégrer ledit Troussebois dans ses propriétés, -malgré les connaissances qu'il avait non seulement de son émigration,- mais encore de ses trames, complots ' et conspirations contre la nation française. C'est lui qui, après avoir retardé la vente du mobilier de Troussebois à La Motte, par l'ordre qu'il en avait obtenu du traître Roland, employait encore, lorsque le sursis a été levé, -de-nouvelles intrigues pour rendre cette vente sans produit" pour la nation, en s'en faisant remettre la plus grande partie du prix -au-nom de la belle-mère de Troussebois, sa soeur et lui, ainsi que le constate sa lettre du 31 juillet dernier ; enfin une note écrite de sa main prouve qu'il entretenait une correspondance avec le nommé Regnault, major de la-place de Turin. . D'autres faits établissent encore la haine de Chervil pour la liberté et l'égalité, et démontrent ses complicités dans les trames de son frère. Il n'a jamais renoncé à ses dénominations de l'aristocratie et de la- féodalité que les lois ont proscrites. Dans' lés lettres qu'il écrivit à sa belle-soeur Troussebois, pour lui faire passer celles qu'il recevait de Turin en '1792,- il ne prenait d'autre titre que le chevalier,- et les -adressait par suscription à M. lé comte de Troussebois ». Enfin Chervil, chef d'escadron éni'789, a quitté le service en-1790,-à-cause du serment alors exigé par la loi. A Cusset,-où Chervil résidait; il manifesta; le 23 juillet dernier, ses opinions liberticides en présence dé plusieurs témoins en déclarant que les-rois ne tenaient leur puissance que de Dieu ; que le peuple n'avait pas le droit de lés juger et de les punir ; que la Convention, en détruisant les rois, détruisait la loi et Dieu, que les rebelles de la Vendée venaient'rétablir la religion'; que tous les-représentants du-peuple qui avaient voté Ta mort du tyran seraient eux-mêmes punis de mort; applaudissant à la' rébellion de Lyon, à la dissolution de la société populaire-de Montbrison, dont il répandait la nouvelle, ce qui a donné ;liéu à une dénonciation contre lui-de la part-des autorités constituées de Cusset. Dans ces entrefaites il a reçu une lettre de son frère qui lui dit, en lui parlant dés démarches qu'il fait pour-le faire réintégrer dans'ses biens, qu'il y a des détails qu'il ne peut faire dans une lettre. Cette lettre renferme des expressions figurées que l'on a voulu attribuer à des opérations chimiques....parce que. l'on y parle de, .-ouvrir^ dont,;deux sont, 4fi-pâte-,. mais donfcfe troisième était-devenu UNE FAMILLE. SOUS LA TERREUR I 71 rouge, expressions assez indifférentes et approfondies d'après l'es preuves multipliées de la complicité de Chervil avec son' frèrè'r » Ce que l'accusateur reproche surtout à Chervil, on le voit, c'est d'avoir essayé de sauver les biens et la vie de son frère. En d'autres temps on admire, on loue, on récompense ces beaux exemples de dévouement fraternel. Le 19 pluviôse 9 mars, les juges Herman, Foucault, Denizot et Subleyras, les jurés Auvrest, Compagne, Fouvetty, Payan, Gravier, Thounin, Dix-Août, Garnier, Trinchard, Dufour et Martin, sur le réquisitoire de Liendon dé Cusset,-substitut/'et malgré Tronçon-Ducoudray et Lafleuterie, défenseurs, prononcèrentque cela méritait la mort et envoyèrent à réchafàud le chef d'escadron du régiment du Languedoc, convaincu d'avoir correspondu avec son frère, le colonel du régiment d'Angoulême. II Après lé frère, la soeur. ' "' Louise-Madeleine Baillard des Combaux eut le malheur d'habiter près de Cusset et d'être ainsi en la puissance de François Givois. Que pouvait-on reprocher à cette femnie dé cinquante-deux ans ? Dans son acte d'accusation, Fouquier-Tinville ne relève, que ce grief son frère Troussebois avait l'intention de la prier de venir' à la frontière chercher sa nièce, qui voulait se marier malgré son père, et d'avoir reçu de l'argent de son autre frère Chervil Des Combeaux, dit-il, soeur de Troussebois, est convaincue d'avoir entretenu des intelligences et correspondances avec lui ; elle était chargée, à La Motte, des intérêts de Troussebois et lui faisait passer de l'argent. La Descombaux, dans la lettre du 4 juin 1792,, mande que tu lui aurais écrit que tu partirais de la province le 22 du mois dernier. » Plus bas, il ajoute Si la Descombaux, à qui j'écris par ce courrier, pouvait venir chercher ma fille au pont Beauvoisin où je la conduirais/» Dans celle du 24 du même mois, il écrit à Chervil Je viens de recevoir la réponse de la Descombaux, qui serait venue bien volontiers au pont Beauvoisin chercher sa-nièce. ». "'•-' Enfin, outre ces-correspondances, on voit la Descombaux se faire remettre par Chervil une sommé de '2430 francs'sùï là vente du mobilier appartenant à Troussebois dans son domaine de La Motte. » Le total s'était élevé à livres. M 172 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Tout cela se résume en un mot Mlle des Combaux était soeur de Chervil et de Troussebois, dont on voulait la mort parce qu'on convoitait leurs biens. Elle vivante ou sa nièce, il y avait des héritiers naturels et une partie des propriétés échappait à l'avidité des bourreaux, si cette victime évitait la hache ! Voici la lettre que, le 16 pluviôse an II 4 février 1794, le lendemain du jour où Fouquier dressait son acte d'accusation, écrivait de Cusset au comité de surveillance de Moulins François Givois, qui mit tant de zèle dans cette affaire je reçois à l'instant de l'accusateur public du tribunal révolutionnaire de Paris l'ordre d'y faire conduire sur-le-champ, en poste, la femme Descombeau,, soeur de l'émigré Troussebois ; il faut qu'elle arrive le 18 au soir, pour être jugée le 19 avec Troussebois, Chervil, etc.; je vous conjure de remettre sur-le-champ cette femme au gendarmé Dehay,' qui est chargé de la conduire à Paris, et de lui faire fournir des chevaux de poste. De la promptitude, citoyens, de la promptitude. —- F. Givois. » On usa de promptitude, en effet. La lettre du 16 arrive à Moulins le 17. Ce jour même, Mlle des Combaux part de Moulins. Le surlendemain, à dix heures, elle paraissait devant le tribunal révolutionnaire. L'interrogatoire fut court ; on était pressé. Si elle avait été en correspondance avec son frère à Turin. — Oui. — Si, lors de la vente du mobilier à La Motte-Mourgon, elle ne s'était pas réservé une somme de deux mille et quelques livres. — Oui, parce qu'elle y a été autorisée par l'administration et qu'elle était héritière de son père pour sa légitime. » Et aussitôt elle s'entendait condamner à mort. Certes les mots ont perdu leur sens, si ce n'est pas là un assassinat. III Ce n'était pas assez du frère cadet et de la soeur. Il fallait aine. L'aîné, c'était Jean-Jacques Baillard des Combaux, sieur de La Motte, comte de Troussebois, né en 1720. Lieutenant au régiment de Monsieur le 9 décembre 1755, capitaine le 3 août 1758, colonel le 7 avril 1773, commandant le régiment de Savoie le 26 avril 1775, plus tard régiment d'Angoulêmeinfanterie, il avait été fait brigadier le 5 septembre 1781, mestrede-camp le 22 novembre 1785 et maréchal-de-camp le 9 mars 1788. UNE FAMILLE SOUS LA TERREUR 173 Il avait reçu une blessure en Allemagne, à Eberfeld, en 1759, avait fait la campagne de Corse en 1768-69, et obtenu la croix de Saint-Louis le 6 février 1774. Une légende lui fait jouer un rôle peu honorable au siège de Longwy par les Prussiens en 1792. Un historien local, le docteur Gigon, a raconté dans Les victimes de la Terreur dans le département de la Charente 1866, cet épisode émouvant qui eut de si funestes suites. Le comte Baillard de Troussebois était colonel au régiment d'Angoulême et avait pour major M. Lefebvre de Buffon. Son régiment avait l'esprit royaliste de son chef. Il se trouvait, en 1792, dans la place de Longwy, la première exposée aux coups du duc de Brunswick. Le commandant était M. de LavergneChamplaurier, qu'on était allé, le 27 mai 1792, tirer de sa retraite de Champlaurier, près de Saint-Claud, en Angoumois, où il s'était retiré deux ans auparavant, avec le grade de capitaine du régiment de Rouergue-infanterie. On l'avait fait lieutenant-colonel, et le maréchal Luckner lui avait confié Longwy, le 13 août, au refus du général Berruyer, qui n'avait pas voulu exposer dans cette bicoque ses quarante honorables années de service. Les fortifications, en effet, qui depuis Vauban n'avaient pas été réparées, tombaient de vétusté; les fossés étaient à moitié comblés. De plus, la garnison n'avait avec le régiment d'Angoulême que trois bataillons de volontaires un de la Côte-d'Or, deux des Ardennes, soldats braves mais inexpérimentés, quarante-quatre cuirassiers, en tout deux mille cinq cents hommes. L'artillerie se composait de soixante-dix pièces avec de mauvais affûts, et les canonniers étaient si peu nombreux que les servants devaient s'occuper de plusieurs pièces à la fois. La situation était extrêmement difficile. Aussi, quand le malheureux colonel Lavergne se fut rendu compte de sa position, il s'écria Je suis un homme sacrifié » ; c'est dans ces conditions qu'il fallait résister à soixante-dix ou quatre-vingt mille Prussiens. La place fut investie et les ouvrages extérieurs occupés, le 18 août. Le 21, un parlementaire somma la place de se rendre, et sur le refus du commandant, le bombardement commença. Le feu prit sur trois points à la fois; six femmes furent tuées. Les secours promis par Luckner n'arrivaient pas, les habitants murmuraient. Lavergne fit mettre hors des remparts les femmes, les vieillards et les enfants, et menaça de pendre ceux qui parleraient de capitulation. Les notables de la ville, le colonel du régiment d'Angoulême, les officiers, lui firent des représentations inutiles. Le découragement était partout. Les soldats du régiment d'Angoulême, au 174 • REVUE DU MONDE CATHODIQUE ;'m'oins .le Ier bataillon; -refusaient de tirer sur lès Prussiens. Troussebois, dès le commencement, voyant l'état-de là-place, avait refuséle commandement, puis était parti en poste" pour demander qu'on fît sortir'ses hommes, voyant bien que c'était les 1 sacrifier inutilement. Lavergne,-dans son 1 adresse -aux Français publiée-au Moniteur- pour sa défense, ne l'a pas ménagé Il n'est" pas, écrivit-il, de mauvais conseils, d'avis faux, d'insinuations perfides, idont'il. ne ;iw'ait entouré. Je puis dire qu'il épuisa à mon égard toutes lès ressources de la perfidie. » Ces accusations sont graves. Peut-être n'y faut-il-'voir que l'exagération naturelle à-un soldat malheureux et àJùn prisonnier qui - cherche à se justifier. Dé l'avis'Unanime, Longwy ne pouvait être -défendu. Le colonel d'Angoulême partagea les sentiments de tous les gens du capitulation fut signée le 23 courant. Le duc de Brunswick accorda les honneurs militaires à la garnison, qui sortit avec amies et bagages. Les esprits étaient singulièrement excités et l'époque" troublée. 'Avec -les dispositions naturelles 1 des 'Français-îquine Veulent pas croire à la défaite, on arriva-vite à criera la trahison. L'Assemblée nationale attribua cette reddition à la lâcheté. Vérgniaud, le-27 août Moniteur du 29, se-déchaîna contre la garnison ef les habitants avec-une violence souverainement injuste. ; Le -26, le ministre de la guerre ordonna de juger ma'rtialement les lâches qui ont rendu Longwy », et Lavergne, arrêté,;fut 4éféré,-le 30, à une cour martiale Moniteur du iel" septembre. Louis-François Lavergne fut enfermé à Langres. Il publia au Moniteur du 30 septembre 1792, "ri 0 274, son apologie. Elle était • complète. On- comptait- que lès tribunaux militaires ne" le condamneraient pas ; if fut-donc traduit devant le jury, à Troyes ; niais il Tut absous à 1;Unanimité.' Cependant, eOhtre toute loi,-on le garda ensprison ppUis-il-fut-Mtèrné d'abordà Trôyes, ensuite à'AngôuTême. Mais!le-tribu'ilâlfévoiùtio\ïnâire,;créé par le 1 décret des 10 et i2 mai> 1793,-le fit arrêter et conduire 'à-Paris. -Le 31 mai 1794 2 germinal râli II, il fut-apporté, expirant, sur un matelas à l'au-dïenee du sanglant pourvoyeur de l'échàfaud, et sans qu'il pût comprendrez une question ou répondre un mot, il fût condamné à itn'ô'ft - comme -auteur ou complice d'une conspiration -contre le •pèuplfefrançais, *ën!ehtreténant des intelligences avec lès ennemis pour-leur livrer-tés villes frontières -et notamment Ltihgwy, et favoriser ainsirinvàsiondutefiitoirë français»Jll avait cinquante-quatre ans. Sa jeune épouse. Victoire 'Résilier, d'Angoulême, -q'ui avait UNE FAMILLE SOUS LA TERREUR 175 montré un pour défendre sou mari et n'avait pu obtenir départager son cachot, voulut partager sa mort. A la; porte -du tribunal, elle cria . Roi ! » Amenée aussitôt-devant les juges, elle répéta son cri. C'était assez. Quelques'heures après, elle eut la joie de monter sur la fatale charrette où son mari, un peu de paille, était conduit à la guillotine..Dévouement sublime •que nous admirerions Mme Lavergne avait un ou romain. L'erreur est flagrante pour Troussebois il n'était pas à Longwy. Fouquier-Tinville, dans son réquisitoire, n'eût pas manqué de rappeler cette charge et d'ajouter ce crime Or, il constate sa présence hors de France jusqu'à la fin de 1792. De plus, le ier bataillon sçul du régiment d'Angoulême était à Longwy ; le 2e en Amérique depuis le commencement de 1792; enfin, d'après Y État militaire de 1792, c'était le colonel de Bisson qui commandait la partie du régiment rentrée en France; le lieutenant-colonel était, de Montfort. * * * Le comte de Troussebois s'était, après sa mise -à la retraite, retirée dans ses propriétés de l'Allier. Mais il n'y pouvait rester inaperçu. Riche, titré, général, il deyait être suspect. Il habitait La Motte-Mourgon ; .c'éfait bien près de Cusset, qui fut un des foyers réyolufio-nnaires du département de l'Allier,. A lui seul, Cusset envoya à autant de victimes que les trois autres districts-du département. Dès le mois d'octobre 1789, les persécutions commencèrent contre le châtelain de La Motte-Mourgon. Le 19, il écrit au ministère de la guerre cette lettre Monsieur le comte, J'ai informé hier M. le comte de des excès auxquels s'était portée visà-vis de moi la populace de Cusset, en venant, il y a deux jours, me surprendre à main armée et fouiller mon château depuis la cave jusqu'au grenier, en me forçant de lui ouvrir toutes mes armoires, mes commodes, tiroirs et secrétaires, sous prétexte, disaient-ils, que j'avais beaucoup de poudre et autres munitions, que j'avais même fait enterrer toutes celles qui étaient, à Cusset et autres endroits des environs. Cette troupe, qu'on a d'abord prise pour des voleurs et des bandits, a jeté l'alarme dans le canton, d'autant qu'on débitait qu'on venait brûler et démolir mon château et même me couper la tête, car cette cérémonie devient fort à la mode, j'ai su, depuis, qu'on avait répandu encore que j'avais icy une vingtaine de 176 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE canons de cachés, que j'étais grand partisan du comte d'Artois, que j'agissais de concert avec lui, et qu'il était depuis trois jours avec moi et incognito, et qu'enfin je devais aller avec lui et de concert avec lui attaquer et détruire la ville de Cusset. C'est avec de pareilles extravagances et absurdités qu'on soulève et qu'on arme l'imbécile crédulité du peuple. J'espère que cela n'aura pas d'autres suites; cependant, je ne puis me flatter de rien. J'apprends même en ce moment des circonstances qui doivent diminuer ma sécurité, et le bruit court aussi qu'ils doivent aller dans plusieurs autres châteaux, ce qui paraît un nouveau feu que l'on souffle et que l'on vient de nouveau rallumer dans le royaume. A tout événement, je vous prie, Monsieur le comte, de vouloir bien m'obtenir du roy la permission de passer en païs étranger et m'accorder un passeport en conséquence. Je suis avec respect, Monsieur le comte, votre très humble et très obéissant serviteur. C 10 DE TROUSSEBOIS, Au château de la Motte-Mourgon, par Saint-Gerand-le-Puy, en Bourbonnais, le 19 octobre 1789. Demeurer, c'était les tourments, l'inquiétude, les alertes continuelles, c'était le pillage, l'incendie, la mort; partir, c'était la trahison, le complot, l'inscription sur la liste des émigrés, la confiscation, la misère, et à l'occasion l'échafaud. On comprend que, devant cette alternative, beaucoup de gens aient hésité et que la fuite ait été pour beaucoup une nécessité la moins dangereuse ; on s'explique ainsi l'émigration. Troussebois ne profita pas de ses passeports. Il croyait à une bourrasque, et qu'à force de patience, de bonté, de prudence, de condescendance, de modération, et secondé par les officiers de la milice nationale, il parviendrait à calmer l'orage, à dissiper les préventions. Il se trompait la haine, la mauvaise foi, ne désarmeront pas. Une seconde lettre, datée de Saint-Gerand-le-Puy, le 18 décembre 1790, nous le montre en butte aux mêmes attaques Monsieur, Votre prédécesseur dans le ministère de la guerre avait été informé des dangers que j'ai encouru, il y a environ an an, par la populace d'une petite ville de ces environs, que des gens mal intentionnés avaient soulevée contre moi et qui était venue pour abattre mon château et me couper la tête, sous prétexte, disait-on, que j'étais des partisans de la reine et surtout du comte d'Artois, qu'on disait alors être caché dans mon château depuis quelques jours et où j'avais une provision de canons et de munitions de guerre; et enfin cent autres absurdités pareilles qu'il serait trop long et inutile de vous répéter ici. Je n'échappai à leur rage que par un coup de la Providence et après avoir été conduit, le pistolet sur la gorge, de la cave au grenier pour montrer tous les coins et recoins de ma maison. Pour me soustraire, si le cas échéait, à de nouvelles violences et persécutions, UNE FAMILLE SOUS LA TERREUR 177 je demandai au roy la permission de passer dans les païs étrangers avec un passeport, ce que Sa Majesté m'accorda sur-le-champ. On tenta ensuite de soulever encore cette même populace de Cusset par des lettres anonymes qu'on lui adressa contre moi à qui on fit aussi, par la même voye, toutes sortes de menaces ; mais à force de prudence, de modération, de peines et de soins, secondé par les officiers de la milice nationale de ladite ville dont je n'ai eu qu'à me louer, je parvins à rendre infructueux les efforts des gens mal intentionnés et j'évitai de m'expatrier. ... J'éprouve, Monsieur, depuis quelque tems, de nouvelles vexations de la part de la municipalité de mon endroit, qui a à sa tête un païsan pour maire, qui ne sait ny lire ny écrire et qui, m'a-t-on dit, est excitée elle-même par le district de Cusset. Après m'avoir fait différentes insultes, après m'avoir mis des impôts audessus de toute justice et raison, en répondant, sur les représentations qu'on faisait pour moi, qu'on ne pouvait trop charger un aristocrate et qu'il fallait le faire payer pour le tems passé, et moi n'ayant jamais à leur opposer que les armes de la politesse, ils ont encore cherché à indisposer et aigrir le peuple contre moi, sous prétexte que je ne voulais pas me soumettre aux décrets de l'Assemblée nationale, et voicy comment au mois de mai dernier, me trouvant à Paris, où j'avais cy devant un domicile, je m'empressai de payer au trésor royal mon don patriotique conformément aux décrets; en arrivant un mois après dans ce païs cy, je présentai à la municipalité ma quittance du trésor royal qu'elle visa et signa. Malgré ma conduite et cet acte que j'ay entre les mains, elle n'a pas rougi de prendre un arrêté qu'elle m'a fait signifier, il y a une quinzaine de jours, par lequel, après avoir employé les tournures les plus insidieuses pour aigrir et soulever le peuple contre moi, elle ose dire que je suis le seul dans la municipalité qui me sois soustrait au décret qui ordonne le payement du don patriotique et m'impose de nouveau à une somme exorbitante. Je me borne, Monsieur, à vous citer ce seul trait, car je ne finirais pas si je voulais vous dire tout ce que j'ay à souffrir et endurer. Aussi, pour me soustraire à de nouvelles vexations, je me propose d'aller le mois prochain voyager avec un de mes enfants dans les païs étrangers. Un autre motif se joint à celui-là, c'est que, par les effets ou les suites de la révolution, de trente mille livres de rente que j'avais, il ne me reste plus en ce moment que mille écus et que je me vois contraint de supprimer toute ma maison. Je vous supplie donc, Monsieur, de vouloir bien mettre ma nouvelle position sous les yeux du Roy, à l'effet de m'accorder la permission dont j'ay besoin avec un passeport que je désirerais qui fût pour un an à compter du mois prochain. Je désirerais encore, Monsieur, que vous voulussiez bien m'obtenir de Sa Majesté la permission de pouvoir passer au service de quelque puissance étrangère si les circonstances m'y nécessitaient et que je pusse en trouver l'occasion, en assurant aussi Sa Majesté que je n'en serai pas moins dans tous les tems soumis à ses ordres et disposé à sacrifier ma vie pour ses intérêts et sa gloire, comme étant un de ses plus dévoués et fidèles sujets. Je suis avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. DE TROUSSEBOIS, Mai des camps et armées du Roy. Saint-Gerand-le-Pui en Bourbonnais, le 18 décembre 1790. Muni de passeports du ministre de la guerre, muni de toutes les I78 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE permissions réglementaires, le comte de Troussebois se rendit à Turin, le 13 juin 1791 ; il allait, comme il le dit, chercher la sécurité qu'il ne trouvait plus chez lui, le moyen de vivre sans train de maison et aussi de recouvrer quelques fonds sur le gouvernement sarde. Le -comité" de sûreté générale vit là un prétexte à, émigration, les actes d'un agent de Louis XVI au profit delà contre-révolution ; on l'inscrivit sur la liste des émigrés du département de I'Ardèche, et ses biens furent mis sous le séquestre. Il protesta dans un mémoire où il expliquait son absence. ce,père avait le désir de marier sa fille au comte d'Harcourt, qui,était gentilhomme émigré, et placer auprès de la comtesse d'Artois, projets qui ne furent jamais réalisés, mais qui furent une des causes de .sa condamnation à' mort. Fouquier-Tinville nous expliquera tout cela, et au long. Louis AUDIAT. A suivre. s FÊTE de la fondation de la République 0795 Si la République avait été proclamée le 21 septembre 1792 et si l'on avait appelé cette année l'an Iei> de la République française par décret du même jour, on n'avait jamais pensé à célébrer particulièrement sa fondation. Le 12 août 1793, on avait tenté d'organiser une Fête de la Constitution dont Hérault de Séchelles avait été l'interprète. Elle n'avait pas réussi. On devait être plus heureux pour celle qui déclarerait définitive la Fondation de la République. Ce fut le 18 septembre 1795 que la proposition en fut émise pour la première fois par Boissy-d'Anglas, le courageux président de là Convention à la journée de prairial.' Celle-ci avait bien rédigé un décret spécial sur l'abolition de la royauté le 4 décembre 1793, mais elle s'en était tenue là. Toute tentative de rétablissement ayant entraîné la mort depuis cette époque, soit pour tentative par parole, soit pour tentative par action, on n'avait pas osé fêter un gouvernement quis'affirmait constitutionnellement par l'échafaud. En septembre 1795, au contraire, les tribunaux révolutionnaires n'existaient plus; depuis le 31 mai ils avaient été fermés pour toujours, on pouvait maintenant se réjouir. Les partisans de la République le crurent et entendirent répondre aux menaces grandissantes dU parti royaliste par l'affirmation de lafondation du nouveau gouvernement. On ce parti choisit précisément le lendemain de ce jour pour faire l'émeute du 13 vendémiaire ! illusions constantes des hommes qu'aveugle trop souvent le but secret de leurs ambitions ou la force de leurs convictions. Le deuxième jour complémentaire de l'an III, Boissy dénonça les l8o REVUE DU MONDE CATHOLIQUE violents de tous les partis ; mais il avait été précédé, et l'assemblée avec lui, par les administrateurs du département de la Loire-Inférieure. De Nantes, ils avaient écrit en ces termes, le 25 août Citoyens représentants, de toutes les époques de la Révolution, la plus mémorable sans doute est l'établissement de la République, Le 14 juillet et le 10 août seront à jamais célèbres; ils ont donné à la France la liberté et l'égalité; mais le Ier vendémiaire lui a donné la République ; ce jour est le complément des deux autres ce sera le jour chéri des Français. Nous demandons, citoyens représentants, que vous décrétiez comme article constitutionnel que, chaque année, le 1er vendémiaire sera fêté dans toute l'étendue de la République. » Accueillie avec faveur par la Convention, cette proposition eut pour rapporteur Boissy-d'Anglas ; il la formula dans un discours net, vigoureux, où on lit Vous avez décrété, sur la motion de Thibeaudeau, que le 3 octobre il serait célébré une fête en l'honneur des vertueux représentants immolés par la tyrannie, et vous avez chargé votre Comité d'instruction publique de vous en présenter le projet c'est de cette loi que je viens vous demander l'exécution ; mais cette solennité auguste et touchante ne doit pas avoir seulement pour objet vos infortunés collègues, ce doit être encore, si je puis parler ainsi, une cérémonie expiatoire pour tous les forfaits de la tyrannie. Il faut que toutes les victimes frappées par elle, celles des 2 et 3 septembre, celles, plus nombreuses encore, immolées sur ses échafauds dans toutes ,les communes de la République, reçoivent l'hommage de vos regrets ; il faut que leurs parents, que leurs amis, sur les blessures desquels vous avez, autant que vous avez pu, versé un baume consolateur, ceux que les mêmes échafauds attendaient et que votre courage en a délivrés, se réunissent autour de vous et consacrent, par leur reconnaissance, l'anéantissement d'une tyrannie qui ne renaîtra plus. Ce n'est pas tout il revient aussi, ce jour mémorable où vous avez proclamé la République; ce jour où, pendant que l'ennemi envahissait le territoire français et menaçait d'asservir cette grande commune, vous avez eu le mâle courage de proclamer, à la face de l'Europe, ces mêmes principes que vos ennemis voulaient combattre ; il faut aussi une commémoration à cette éclatante journée qui a fixé les destinées de la France. Je propose d'en réunir la solennité à celle dont je viens de parler. Quelle plus belle circonstance, pour célébrer la proclamation de la République, que celle où vous jetiez des fleurs sur la tombe des hommes qui, après l'avoir préparée par leur courage, l'avoir défendue par leurs vertus, ont eu la gloire de la sceller de leur sang!... Cette solennité auguste et touchante sera la proclamation éclatante, quoique muette, des principes que vous avez professés et dont vous ne vous départirez point ; par elle vous annoncerez que c'est en vain que les fauteurs de la tyrannie décemvirale s'agitent pour reprendre leur sanglant empire. Vous direz au peuple que c'est vainement aussi que les coupables sectateurs I FÊTE DE LA FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE l8l de la royauté que vous avez abolie peuvent ourdir des trames pour rétablir un régime justement et éternellement proscrit; vous rassurerez les bons citoyens, ces hommes vraiment républicains, qui forment, quoi qu'on en dise, l'immense majorité du peuple que vous représentez, sur vos propres intentions, sur vos propres sentiments ; vous répondrez à cette calomnie abominable que vos ennemis répandent pour vous perdre, et qui consiste à dire que, d'une part, vous voulez relever le terrorisme, soit pour l'opposer au royalisme, soit pour le faire servir d'instrument à votre ambition, et que, de l'autre, quelques-uns de vous favorisent le royalisme impur, odieux à la France entière;... tandis qu'il est vrai, qu'il est constant qu'au lieu de tenter d'armer l'une ou l'autre de ces factions, ou toutes les deux, vous voulez les combattre avec courage, les anéantir à la fois, pour ne laisser subsister que le républicanisme le plus pur, que la seule liberté fondée sur les éternels principes de l'égalité, de la morale, de la justice et de la vertu. » Si nous n'avons pu trouver une trace de cette célébration en 1795, nous avons été plus heureux pour l'année suivante. Le 15 août 1796, Chénier présenta aux Cinq-Cents un projet de résolution avec un rapport à l'appui où il exposa des pensées analogues à celles de Boissy. On entendit alors Mercier, leur collègue, soutenir que Y Ere républicaine ne devait pas commencer du temps où l'on faisait périr les Lavoisier et les Condorcet. Il demanda qu'elle datât seulement de la mise en activité de la constitution actuelle ; sa motion fut repoussée, comme étant anticonstitutionnelle. Plusieurs membres déclarèrent s'en rapporter au Directoire exécutif pour la célébration,, mais en la maintenant au iei> vendémiaire. L'opinion de Doulcet, édictée en ce sens, fut votée. Le gouvernement eut la charge de prendre les mesures nécessaires pour que cette solennité reçût tout l'éclat dû à une époque aussi glorieuse et aussi chère à tous les bons Français. Les rédacteurs officiels de cette époque n'ont pas brillé, on le voit, par la simplicité et la brièveté littéraires L Le 20 septembre 1796, le ministre de l'intérieur dressa un programme pour la capitale. On célébra la fête anniversaire le Ier vendémiaire, donc le premier jour de l'an V, au Champ de Mars. Une salve d'artillerie annonça le commencement de la solennité à trois heures de l'après-midi. Le Soleil, sous la figure d'Apollon assis sur un char attelé de douze chevaux, entouré des Heures et suivi des Saisons chacune sur un char, s'avança dans l'arène et en fit le tour en commençant par la droite. Le terrain formait un cirque. 1. Cette fête fut célébrée en 1798 aux armées. L'armée d'Orient agit de même à Malte après sa conquête, et planta un arbre de la liberté pour glorifier la prise de la Bastille. l82 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Les chars des Heures et des Saisons étaient entourés, précédés et suivis de groupes divers de corps de musique; on leur adjoignit des détachements de troupes. .. L' Soleil au signe de Ia;,Balance, ce dernier étant placé près de l'Ecole militaire, fut saluée d?une deuxième salve d'artillerie. Au même moment,- les insignes de la royauté placés entre le char et le tertre central s'écroulèrent. Sur un fût de colonne apparut alors. la statue de la .République française, appuyée d'une main sur le faisceau départemental et montrant, de l'autre, la statue de la Liberté. Des militaires en nombre égal à celui des départements se détachèrent de la force armée après la chute des emblèmes royaux, et formèrent une triple enceinte autour du faisceau départemental. Un hymne à grand choeur, analogue à la situation, fut exécuté 1. Le tout se passa en présence des membres du Directoire, des conseils . qui étaient venus de l'Ecole militaire assister à la fête entourés des ministres, des autorités constituées et des représentants des cabinets amis de la France. A la fin de la cérémonie, le Directoire exécutif étant rentré à l'Ecole militaire, le public fut admis à se répandre aussitôt dans le cirque. Une illumination générale égaya ,1a soirée; du Champ de Mars on eût dit que Chaiilot était en flammes; des danses furent organisées partout dans Paris 2; un feu d'artifice brillant préluda aux joies d'une paix qui était momentanément retardée par l'entêtement de l'Autriche et par les subsides de l'Angleterre. Aux Cinq-Cents, Chénier honorait en termes lyriques les anniversaires des grandes journées Gloire immortelle au 9 thermidor qui a renversé la tyrannie décemvirale, ou, si l'on veut, triumvirale ! mais aussi, gloire immortelle au 14 juillet, premier jour de la Révolution, française ! gloire immortelle au 10 août, dernier jour du despotisme royal! » On célébra à Paris, cette même année,Tes fêtes du 9 thermidor et du 10 août dans une solennité unique, le 10 thermidor; elle eut lieu sur l'emplacement de la Bastille. Des débris de la redoutable 1. Une proclamation du ministre de l'intérieur déclara dignes de la reconnaissance nationale les poètes, les musiciens qui sont restés les plus renommés de la Révolution ;. Chénier, Lebrun, Rouget de-Lisle,ïGossêc-et Méhùl; ' 1 2. Ces fêtes ne se passaient pas toujours sans accident à celle du 10 caoût précédent, des pièces d'artifice brûlèrent plusieurs personnes et l'éclat d'une bombe en tua trois autres. FÊTE DE LA FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE 183 forteresse existant encore, on y planta un drapeau portant cette inscription Elle ne se relèvera jamais. On se réunit après avoir traversé la rue Saint-Antoine et les quais du Champ de Mars, où Garriôt flétrit Robespierre et les siens au nom dû Directoire qu'il présidait/' Que dis-je? déjà de nouveaux événements sont sur la scène; déjà des jours désastreux, des jours de deuil et de servitude commencent à reparaître au despotisme couronné a succédé'le règne des factions; elles se disputent l'empire,-elles s'arrachent le sceptre, elles se dévorent et s'engloutissent tour à tour; leipèuplè se de-nouveau, il est dans les fers du monstre qu'il croit son libérateur; il est livré aux. fureurs de ses bourreaux, alors même qu'il les invoque comme des dieux tutélaires. L'excès de l'oppression en amène enfin le terme; les yeux du peuple sont dessillés; il sïétonne, if s'indigne d'être égaré par un lâche et stupide vbcifératéùr; .le,tyran tombe; ce sera le dernier.;-" '! - .0 journée du 9 thermidor, c'est à toi qu'était réservée cette glorieuse époque ; c'est à toi qu'elle demeure attachée pour l'immensité des siècles. Prononcées par un tel homme, ces paroles vengeaient les milliers des victimes sacrifiées et sont pour l'histoire d'un prix que nous ne cachons pas. Que se pàssa-t-il aux armées? Soigneux de sa renommée, Bonaparte ne s'était pas contenté d'envoyer Junot et Andréossy, en mai, à Paris y porter les trophées de ses victoires ; il avait renouvelé en octobre ce système d'enthousiasme. Marmont avait reçu ce mandat avec ordre d'y parler politique et de ne pas se borner à un récit militaire. Son discours nous a été conservé dans les archives de l'Etat, et il est des plus instructifs. " L'armée de la liberté devait être celle de la victoire; les Autrichiens sont défaits-, et le peu qui échappe aux fers des Français n?a d'autre espoir que-de se j'eter-dans circonstances le favorisent, il pénètre jusqu'à cette place'; c'est alors que Wurmser, fort de quelques troupes fraîches qu'il y trouve,' veut encore tenter la fortune ; mais un combat est une nouvelle occasion de gloire poulies Français; nos troupes marchent dans le plus bel ordre; et grâce à l'excellente combinaison de nos forces,' la victoire ne chancelle pas un "moment. Les Autrichiens rentrent en foule par le seul passage qu'ils possèdent nous nous en rendons maîtres, et ce qui reste,-ne pouvant ni fuir ni se défendre, se confie à notre générosité... . ' '•' Les 22 drapeaux que j'ai l'honneur de vous présenter, sont les témoignages éclatants de ces succès; Ils ont été pris en 14 jours aux combats de Sarrayalle, de Lavis, des gorges de la Brenfa, et aux batailles de Roveredo, de Bassano et Saint-Georges. L'armée d'Italie, pendant cette brillante campagne, a détruit deux armées, pris 184 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE hommes, 280 pièces de canon et 49 drapeaux. Ces victoires vous sont un sûr garant, citoyens Directeurs, de son amour constant pour la République ; elle sait défendre las lois et leur obéir, comme elle a su battre le ennemis extérieurs. Veuillez la considérer comme une des plus fermes colonnes de la liberté, et croyez que tant que les soldats qui la composent existeront, le gouvernement aura d'intrépides défenseurs. Cette allocution ne prouve-t-elle pas l'existence d'un Parti militaire qui attend son heure prudemment, mais qui s'y prépare? Dans une imprudence qui confond, le président du Directoire avait répondu en parlant des victoires pour l'idée républicaine, les assimilant à celles des troupes sur les ennemis de l'extérieur. Que devenait alors la liberté du suffrage électoral dans l'avenir l ? Un an plus tard, après le bruit qu'avait fait la célébration du 14 juillet à Milan, Bonaparte jugea qu'il importait d'être plus modeste. 11 appela bien dans sa proclamation la fête de la fondation Y époque la plus chère aux Français, ce qui satisfit, certes, le gouvernement, mais il donna à sa célébration une couleur locale. Elle parut être autant un acte de l'indépendance italienne qu'un acte français ; on lui en fut reconnaissant à Paris, tant on pénétrait peu ses intentions. La narration que nous donnons, et qui est officielle, va établir le caractère très italien de la démonstration. La fête eut lieu à Milan, Bonaparte s'y rendit de Passeriano, précédé par la proclamation que l'on sait; c'était le 22 septembre. Au point du jour, les canons du château annoncèrent la solennité. Les journaux l'avaient annoncée de leur côté, appelant le retour de cette date glorieuse pour les Français mémorable pour l'univers ; ils avaient exhorté leurs compatriotes à célébrer avec pompe une solennité digne de la grandeur de l'événement. De quels sentiments devaient donc être inspirés les citoyens d'un peuple amoureux de la liberté et qui veut témoigner sa reconnaissance à ses libérateurs? 1. Le ministre de la guerre avait été aussi mal inspiré. Il avait placé Y armée d'Italie au-dessus de tous les faits d'armes de fin 1793 et de la campagne de 1794. La postérité croira avec peine, avait-il dit, au témoignage de l'histoire, lorsqu'elle apprendra que, dans le cours d'une seule campagne, l'Italie entière a été conquise, que trois armées ont été successivement détruites, que plus de 50 drapeaux sont restés entre les mains des vainqueurs, que Autrichiens ont déposé les armes, enfin que Français et un guerrier de vingt-cinq ans ont opéré tous ces prodiges. L'armée d'Italie n'a plus de triomphes à obtenir ; elle a rempli la plus glorieuse et la plus étonnante carrière; qu'elle renvoie donc la victoire aux armées du Rhin. » A FÊTE DE LA FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE 185 A huit heures, le congrès général d'Etat, le conseil suprême, les tribunaux, se dirigèrent vers l'hôtel de ville ; une nombreuse garde nationale s'y était rendue et s'y était mêlée aux troupes françaises. On les vit rangées avec elles en file dans le Pala^p commune et dans la rue qui conduisait à la cathédrale. Les officiers de nos troupes s'étaient assemblés en corps au palais Serbelloni, où était descendu le général en chef et sa femme. A neuf heures, le cortège se mit en marche, précédé d'un détachement d'artilleurs avec deux canons; l'infanterie avait délégué un piquet de grenadiers; la garde nationale milanaise suivait, représentée par un bataillon complet. Divers corps de musique faisaient entendre des airs militaires ou patriotiques, devenus officiels. Les autorités municipales et les tribunaux marchaient derrière, par groupes et mêlés entre eux, attestant par là que les vaines distinctions avaient pris fin. Une seule pensée occupait les anciens sujets de l'Autriche, la reconnaissance pour la France. A cette époque, la célébration d'une fête républicaine était une nouveauté, et le peuple tenait à tout ce qui affirmait un nouvel état de choses. Sur la place de la cathédrale arriva à son tour le général en chef, entouré d'une escorte de généraux et d'officiers formant cavalcade; ils se rangèrent sur le côté droit. Le congrès d'Etat, la municipalité, les tribunaux et les autorités eurent l'honneur d'une estrade en face de la cathédrale. A gauche, les troupes et la garde nationale, toutes également à pied. Les musiciens garnissaient les deux côtés de l'entrée. Le canon disposé sur l'avant-place du Palais de V Archiduc tonna alors; la fête commença par la plantation d'un arbre de la liberté. Il était plus grand et plus beau que celui de la prise de possession de Milan, planté pour attester nos triomphes accomplis si rapidement, du col de Tende à la capitale de la Lombardie, quelques mois auparavant. Une série de discours dans le goût du temps déclara l'Empire irrévocablement chassé des pays injustement possédés par l'Autriche, l'orgueil de sa maison impériale fut traité de despotique, son concours à la coalition vitupéré, l'or anglais signalé à l'indignation publique, et la politique de ce cabinet traitée de perfide. La valeur, la force et les principes de l'armée républicaine l'emportaient au nom de la justice, de la liberté. L'Italie était reconnue digne de ce don, le premier, le plus précieux de tous, sous un ciel que le Créateur avait fait pour honorer l'humanité. Wurmser, assiégé étroitement dans Mantoue, allait succomber, les fers de 186 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE l'étranger seraient brisés-avec lui, l'antique indépendance serait proclamée par la grande nation, l'Italie serait organisée par ses soins. Les succès de l'armée de Sambre-et-Meuse étendaient avec ceux de l'armée du Rhin et Moselle le même bénéfice aux pays d'Empire, le Tyrol était bloqué par nos soins, s'écriait le représentant Garrau, ajoutant aux promesses de Bonaparte les indignations du gouvernement qu'il personnifiait en Italie. Après les remerciements enthousiastes que prononcèrent les autorités milanaises et les corps d'Etat de la Lombardie, devenue la République Cisalpine, soeur considérable de la République Transpadane créée par nous en Emilie, eut lieu le défilé. En présence du général en chef, de Garrau, des officiers du quartier général, les troupes et celles qu'on nommait déjà nationales à Milan passèrent devant eux par pelotons. Au milieu des applaudissements, elles firent le tour de la place, s'acheminèrent vers le cours principal de la porte d'Orient où se rendit Bonaparte avec son cortège. Environné d'un concours de peuple ivre de ce spectacle militaire si nouveau pour lui, le vainqueur rentra au palais Serbelloni, acclamé jusqu'à la frénésie. Là encore, moins général d'armée que souverain, il fut salué par les représentants de cette capitale où un empereur romain et quantité de Césars germains avaient paru, dans le palais qu'il a immortalisé par sa présence répétée. Il y reçut des hommages que la joie italienne rendait touchante et qui s'adressaient à sa compagne autant qu'à lui. Une lettre privée le constate et expose en termes curieux la participation de Mms Bonaparte à la solennité '. i. Mmc Bonaparte jouissait du coup d'ceil de la fête de dessus la grande loge du Casino di recrearioni; toutes les fenêtres étaient garnies de spectateurs. Au fond de la place, on avait élevé un temple avec la statue de laLiberté. La déesse elle-même parut bientôt sur un superbe char triomphal traîné par six beaux coursiers; c'était une jeune femme vêtue à la grecque et agitant un drapeau tricolore. Six jeunes garçons folâtraient autour d'elle, ornés de guirlandes de fleurs et de feuillages, et portant les emblèmes de la liberté victorieuse, de la tyrannie vaincue, de la coalition foudroyée. Entre les guirlandes fleurs on lisait sur une large inscription les noms des armées qui ont bien mérité, de la pairie; d'autre part, celui de la Lombardie, présenté à la déesse par ungénie_qui l'implorait en faveur de nos belles contrées. Ce char,,après avoir comparu au palais du général, parcourut la ville, puis retourna à la place du palais national pendant le dîner, dont le général fit les honneurs. '•.. '- Au sortir du dîner, le cortège se rendit,-au .bruit du canon, au cours de la d'Orient, et assista à jeux qui rappelaient les. beaux jeux ,de ,1a. Grèce-. IL" y eut des courses à pied et à cheval, exécutées par des officiers français ainsi que par nos citoyens; le soir, des représentations théâtrales, des danses, et une joie FÊTE DE LA FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE 187 Répétés au gouvernement, commentés par la presse, ces triomphes de notre cause et de nos armes adoucissaient les douleurs nées d'une persécution révolutionnaire. On y voyait la promesse d'une paix chèrement achetée mais sûre, et le,'gage de tous les apaisements à l'intérieur. ' En 1797, nouveau spectacle et nouvelle leçon. Sur les façades d'une pyramide élevée au centre de leur réunion, les troupes avaient vu inscrits les noms de leurs morts par division. Elle était ornée de tous les attributs représentant leurs victoires; on y avait joint les emblèmes républicains, la Constitution de l'an III qui avait servi de modèle à celle des Cisalpins. Les troupes s'étaient rangées autour en bataillon carré et avaient salué de leurs acclamations les vétérans et les blessés défilant devant elles au son des tambours, pendant que l'artillerie leur rendait un suprême hommage. Une revue passée par Bonaparte à la tête de son état-major avait achevé d'enivrer les soldats et les spectateurs. Parvenu devant les carabiniers, de la 11e demi-brigade d'infanterie légère, il leur avait dit en un langage dont il avait déjà le secret Vous vale% à vous seuls 3000 hommes. A la 13e, qui formait la garnison de Vérone Les tyrans ont péri avec la tyrannie. Aux officiers réunis en corps pour recevoir les drapeaux Ojie ces drapeaux soient toujours sur le chemin de la liberté et de la victoire. Pendant le défilé, un caporal de la 9= sortit des rangs pour s'écrier Général, tu as sauvé la France sauve la République! L'enthousiasme, la vérité alors, la voilà dans les larmes et le cri de ce héros inconnu. Les applaudissements de la foule, ce spectacle grandiose quoique préparé, attestaient la popularité de Bonaparte, les voeux des troupes et l'ardeur qu'elles apporteraient un jour à se tourner contre ceux qui indigneraient par leurs sarcasmes, contre les insulteurs de leur gloire, quel que fût leur camp politique. Bonaparte offrit, le soir, un dîner aux généraux, aux officiers et aux vétérans. Il porta un toast aux généraux et à tous les braves morts pour la défense de la liberté. Leurs mânes devaient prévenir des embûches des ennemis... de la patrie. A la Constitution de l'an-II, s'écria Berthier, et au Directoire ! Qu'il anéantisse les coniredont coniredont éprouvons encore les douces cl enivrantes sollicitations, en nous écriant Vive, la République française! vive le jour de sa fondation ! Puisse la cinquième époque de son anniversaire devenir la première de notre république lombarde et italique ! » 188 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE révolutionnaires L — A la destruction du club de Clichy ! ajouta Lannes. — A la réémigration des émigrés! » répliqua un vétéran couvert de blessures. Ces paroles enflammées étaient saluées par la musique jouant tantôt le pas de charge, tantôt le terrible Ça ira des faubourgs parisiens. Cette fête devenue violente par la politique se termina par une collection d'adresses émanant de chaque division, signées par des milliers d'officiers et de soldats et que leur chef envoya au gouvernement. Il y avait désormais un parti militaire, né des circonstances, développé avec le temps, que les Jacobins avaient créé contre leurs forfaits, que les émeutes avaient fait éclore, que les conquêtes ennoblissaient, dont le génie s'emparerait un jour. Les directeurs publièrent les adresses. Elles signifiaient clairement que les vainqueurs italiens étaient prêts à combattre la faction qui divisait les conseils et se prêteraient à un coup d'Etat. Leur langage ne pouvait laisser aucun doute. Quoique Masséna ne fût pas un fougueux, sa division écrivit sous son inspiration La route de Paris offre-t-elle plus d'obstacles que celle de Vienne? Non. Elle sera ouverte par les républicains restés fidèles à la liberté; nous la défendrons, et nos ennemis auront vécu. » A la Favorite comme à Arcole, officiers et soldats s'étaient illustrés et entendaient garder leurs grades comme leur position sociale, fruit de leur sang. La division d'Augereau était commandée par un soldat dont la violence des opinions étaient telle qu'il querellait à tout propos les généraux moins faubouriens que lui. De là une adresse rédigée dans le langage des clubs Conspirateurs, vous êtres rusés, astucieux, perfides; mais vous êtes encore plus lâches, et nous avons, pour vous combattre, du fer, des vertus, du courage, le souvenir de nos victoires, l'enthousiasme irrésistible de la liberté. Et vous, méprisables instruments des forfaits de vos maîtres... tremblez! De I'Adige au Rhin et à la Seine, il n'y a qu'un pas, tremblez ! Vos iniquités sont comptées et le prix en est au bout de nos baïonnettes. » Tel fut le langage du vainqueur de Castiglione. Avec Bernadotte, accouru de Sambre-et-Meuse ! on eut la fierté i. Bcrthier envoya à toutes les administrations de département le détail imprimé de tout ce qui s'était passé à Milan. La lettre avait pour en-tête une vignette représentant la pyramide du Champ de Mars, un génie tenait des tablettes où figuraient les préliminaires de la paix; le tout était surmonté d'une renommée dominant une carte géographique où on voyait Turin et Gênes, Rome et Venise, Mantoue et Vienne. FÊTE DE LA FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE 189 républicaine en appelant aux soutiens de la Constitution légale. Les mêmes bras qui ont assuré l'indépendance nationale, les mêmes chefs qui ont guidé les phalanges existent encore. Avec de tels appuis, vous n'avez qu'à vouloir pour faire disparaître les conspirateurs du tableau des vivants. » On n'admettait pas la mise en discussion du gouvernement et de son pacte. Serrurier fut aussi explicite et se porta garant de l'opinion de ses compagnons d'armes contre ceux qu'il nommait des scélérats. Il vous suffira sans doute, pour les anéantir, de détacher quelques-uns de nos braves frères d'armes des armées du Rhin et Moselle et de Sambre-et-Meuse. Nous désirons partager avec eux l'honneur de purger la France de ses plus cruels ennemis. » Ces ennemis, Lannes les avait vitupérés en leur reprochant le sang des patriotes qu'ils voulaient répandre. Un de ses collègues devait aller plus loin encore. Le glorieux vainqueur de Rivoli, Joubert, mit en scène Louis XVIII en ces termes Eh quoi! l'odieux Capet qui, depuis six ans promène son opprobre d'Etat en Etat, toujours chassé par nos phalanges républicaines, les mettrait aujourd'hui sous le joug 1 Si cette idée est révoltante pour tout citoyen que l'amour de la patrie a aiguillonné une seule fois, combien ne l'est-elle pas davantage pour les vieux soldats de la République ! » Au jour des périls intérieurs, tel était celui que Siéyès devait choisir pour sauver les républicains débordés. Bien que soldat, Baraguey-d'Hilliers s'écriait Nous renouvelons le serment solennel de haine aux factieux, de guerre à mort aux royalistes, de respect et de fidélité à la Constitution de l'an III. » Ici, on n'oubliait personne, le général en chef avait été rudement compris. Républicain décidé, Delmas de la Corrèze prononçait un serment des grands jours. S'il était possible que la liberté jamais périsse, nous sommes déterminés à nous ensevelir sous ses ruines! » Delmas fut disgracié plus tard par Napoléon. Le futur duc de Bellune empruntait à Hoche ses imprécations Plus d'indulgence, plus de demi-mesures ! La République ou la mort! » Les directeurs ne comprirent que trop, en fructidor, la valeur de ces apostrophes ; l'exil et les prisons en confirmeront la portée. Bonaparte témoigna une colère redoutable. Il accompagna l'envoi des adresses de ses lieutenants de la lettre suivante Le soldat demande à grands cris si, pour prix de ses fatigues et de six ans de I90 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE guerre, il doit être, à son retour dans ses foyers, assassiné comme sont menacés de l'être tous les patriotes... N'est-il donc plus en Fiance de républicains? Et après avoir vaincu l'Europe, serons-nous donc réduits à chercher quelque angle de la terre pour}' terminer nos tristes jours? Vous pouvez, d'un seul coup, sauver la République, deux cent mille,têtes peut-être qui sont attachées à son sort, et conclure la paix en vingt-quatre heures; faites arrêter les émigrés, détruisez l'influence des étrangers. Si vous ave% besoin de force, appelé^ les armées. Faites briser les presses des journaux vendus à l'Angleterre, plus sanguinaires que ne le fut jamais Marat. Quant à moi, il est impossible que je puisse vivre au milieu des factions les plus opposées; je donne ma démission. L'armée de Rhin et Moselle célébra à son heure la fête nationale, à Strasbourg même, en 1797. Moreau l'annonça à ses troupes par une proclamation où il honora le pacte gouvernemental et déclara qu'elles devaient rester étrangères à toutes les factions. Elle était ainsi conçue Soldats, Au moment où tous les partis s'agitent dans l'intérieur, il est du devoir des défenseurs de la patrie de leur faire connaître qu'étrangers à toutes les factions, ils seront aussi fidèles observateurs du gouvernement républicain que la France s'est donné qu'ils ont été courageux à combattre l'ennemi extérieur. Nulle occasion n'est plus favorable pour prouver notre attachement à la Constitution de l'an 111 et notre amour pour la République Française, que la fêle de sa fondation. Si l'arrivée de notre solde et la suspension momentanée des services des subsistances ne nous ont pas encore permis de célébrer avec la pompe qu'elles méritent les fêtes du 14 juillet, 9 thermidor et 10 août, les secours que vient de nous envoyer le gouvernement et ceux que sa sollicitude nous fait encore espérer rendront la réunion des différents corps de troupes qui composent l'armée plus facile pour consacrer Y époque mémorable de l'établissement de la République française. En vertu de cet ordre, les généraux de division firent rassembler leurs troupes en totalité ou par détachements de tous les corps qui les composaient, le Ier vendémiaire à midi. Chaque quartier général annonça la fête la veille par une salve d'artillerie tirée au soleil couchant; on la répéta le jour même à l'aube, et on la renouvela au moment de la fête. Chaque officier général dut prononcer un discours devant la troupe rassemblée, avec ordre de faire surtout ressortir les avantages du gouvernement républicain, paroles textuelles du commandant en chef. Mais Moreau était un homme trop éminent pour ne pas avoir rappelé à tous, officiers et soldats, les services par eux rendus aux FÊTE DE LA FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE I91 frontières depuis le début d'une guerre contre l'Empire, qui avait' vu tant de fortunes diverses et tant d'actions d'éclat. Or, elle durait depuis sept années. C'était par des souffrances de tout genre, par les sièges qu'elle avait faits, par ceux qu'elle avait subis de" Mayence à Kehl, par les passages répétés du Rhin, par une longue suite d'actions réputées, par une retraite magnifique accomplie l'année précédente, que cette armée était devenue glorieuse. Son courage toujours, son dénûmërit de 1795 et sa quasi-désorganisation sous Pichegru, son concours précieux aux frères d'armes de Sambre-et-Meuse, sa coopération à des plans gigantesques et dont l'armistice de Judenburg avait seul arrêté le résultat final, une paix déjà obtenue à Bâle, celle qui se discutait de Leoben à Radstat, quel passé merveilleux ! On l'avait célébré à Paris, on l'avait conté en termes magnifiques aujourd'hui consacrés par l'histoire, de Jomini à Sybell, étonnant les contemporains, renversant les combinaisons savantes des cabinets, désolant l'Angleterre, écrasant les armées de la coalition en cents combats, ne comptant plus les drapeaux ou les canons conquis par l'intrépidité, la constance, la valeur. N'était-il pas juste de le rappeler à ceux qui avaient été les acteurs ou les héros de ces campagnes que Moreau déclarait mémorables ? Le génie de la liberté et de la victoire s'était répandu des bords de la mer du Nord au Tagliamento et aux Alpes Juliennes pendant que des tyrans avaient frappé à l'intérieur la vertu et le talent. Mais la Constitution nouvelle avait heureusement mis d'accord les triomphes des frontières avec ceux qui venaient d'être remportés contre les factions. La vertu au dedans et l'honneur dans les camps l'emportaient désormais pour applaudir de tous côtés un gouvernement réparateur. Les trophées militaires devaient prendre placé auprès des tables de la loi et du pacte fondamental organisé par la Convention au bénéfice des pouvoirs publics nés du vote légal des assemblées primaires. Le vote recensé dans les bivouacs assurait le concours des soldats à l'oeuvre de l'an III, acclamé par le pays que l'Europe appelait déjà la Grande Nation, des rives du Rhin allemand aux rives du Tibre et du Danube. Le serment qu'ils avaient prêté et qui les obligeait à la maintenir les honorait comme citoyens et comme force armée. Tels furent les sentiments auxquels firent appel les généraux, chacun dans sa division. Or, ces hommes s'appelaient GoûvioriSaint-Cyr, Lecourbe, Davout, Duhesme, Vandamme, Delmas,. 192 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Férino. On avait à parler aux troupes de Desaix, le nouveau Bayard, de Beaupuy, tombé pendant la grande retraite de 1796, de Kléber et de Hoche, leur ancien chef; enfin, de leurs adversaires les Impériaux et les Allemands. Les décemvirs avaient disparu avec leur hideux échafaud et leurs éternels délateurs payés, espions ou sortis de la lie des prisons de justice. Le thème n'était-il pas magnifique ? Républicaine, cette armée vit chaque officier général commandant prêter devant le front de bandière le serment de fidélité à la République. Par une erreur curieuse, Moreau confondait l'ancienne assemblée dont le souvenir se perpétuait après sa réparation légale, la Convention, avec la nouvelle base du gouvernement directorial. Le terme la Convention est employé, en effet, dans l'article 3 de son ordre. Chaque corps d'infanterie dut accueillir ce serment pas trois décharges de mousqueterie. L'eau-de-vie et une double ration de vivres eut lieu dans toute l'armée. Un procès-verbal et un rapport détaillé fut rédigé dans chacune des divisions, puis envoyé au quartier de Moreau pour en être rendu compte au Directoire exécutif, mentionné cette fois. Liberté fut accordée d'ajouter à la solennité la pompe et les agréments que les localités des cantonnements rendirent possibles. On observera cette sévérité Spartiate comparée aux solennités de Bonaparte. Prévenu par ses amis et ses collègues de Paris de l'émotion qu'avaient produite les adresses de ses divisions, Bonaparte voulut en amoindrir la portée ou les conséquences. Il apprit que le Directoire la célébrerait dans la capitale, à l'Hôtel national des Invalides, qu'il y présiderait, que son chef y prononcerait un discours politique et remettrait une médaille d'argent aux trois militaires blessés élus par leurs camarades pour y personnifier les armées. La pyramide de la fête devait, parmi ses inscriptions diverses, honorer les morts et les défenseurs de la patrie. S'inspirant de cet exemple, il en tira parti pour ses desseins personnels. Le 12 septembre, il informa ses troupes de la solennité par une proclamation spéciale lancée de Passeriano, son quartier général. Soldats, Nous allons célébrer le icr vendémiaire, l'époque la plus chère aux Français ; elle sera un jour bien célèbre dans les annales du monde. C'est de ce jour que date la fondation de la République, l'organisation de la FÊTE DE-LA FONDATION. DE LA RÉPUBLIQUE 193 grande nation ; et1a grande nation est appelée par le. destin à étonner le monde. Soldats ' épignés de votre patrie et triomphants de l'Europe on vous préparait des chaînes; vous l'avez su, vous avez parlé le peuplé s'est réveille, a fixe les traîtres, et déjà ils sont aux fers. Vous apprendrez, par la proclamation du Directoire exécutif, ce que tramaient les ennemis particuliers du soldat, et spécialement,des divisions de l'armée d'Italie. Cette préférence nous honore la haine des traîtres, des tyrans;et des esclaves, sera dans l'histoire notre plus beau titre à la gloire et à l'immortalité. Rendons grâces au courage des premiers magistrats de la République, aux armées de Sambre-et-Meuse et de l'intérieur, aux patriotes, aux représentants restés fidèles au destin de la France ; ils viennent de nous rendre, d'un seul coup, ce que nous avons fait depuis six ans pour la patrie. On le voit, les royalistes et les révolutionnaires, les premiers clairement désignés, les seconds étant confondus dans l'appellation de traîtres et de tyrans, payaient les frais de cette indignation de commande. Le vainqueur d'Italie honorait Hoche au passage, soit pour s'unir à lui dans la pensée de fructidor, soit pour lui faire aimer une paix imposée à sa gloire près Francfort. Un peu auparavant, il ayait dénoncé l'influence de l'or étranger aux frontières; aujourd'hui if célébrait dans ses troupes les triomphateurs de l'Europe, langage mérité, mais qui devait les fanatiser pour sa cause. Ce qu'il, voulait à Passeriano, il l'a avoué dans des confidences connues devenir un personnage prépondérant, soutenir le système révolutionnaires d'un côté, et de l'autre donner des espérances aux "hommes de l'émigration, gagner le Pape à sa personne en évitant d'aller à Rpme, devenir redoutable et inquiéter le Directoire sans que celui-ci pût le mettre en accusation. Ifréussit en tout ce. rôle multiple, preuve de son génie. Nos armes ayant rétabli la République romaine, nous célébrâmes la fête française du Ier vendémiaire avec plus de raison encore dans la Ville éternelle, si pleine de grands, souvenirs. Bar .Te rapprochement des temps et des circonstances, des lieux., témoins de, tant d'événements autour desquels gravite l'histoire, on comprend l'intérêt qu'obtinrent les solennités patriotiques à Rome, du Vatican au Forum. Les parades militaires, les discours les plus républicaines, le concours de populations accourues de tous les points, des réceptions, des fêtes, le consulat français devenu le centre de cette incomparable cité, des représentations théâtrales comme le Brutus d'Alfieri, tout y fut un renouveau étrange, de Saint-Laurenthors-les-Murs au Panthéon d'Agrippa. Mais ce qui parut rendre REVUE DU MONDE CATHOLIQUE 15 JANVIER 19OO 7 194 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE cette fête unique, ce fut la tragédie de la Mort de César, jouée par des officiers français. Sur le théâtre d'Apollon, une décoration spéciale représenta le forum de Pompéi, où César avait assemblé le Sénat le jour même où Brutus le frappa. Une rotonde magnifique et en colonnades offrait un coup d'oeil superbe; on l'avait ornée de statues antiques, personnages des familles des Scipion et des Pompée ; le Capitole formait le fond de la toile par une fiction. La louve d'airain, la statue de Pompée, tout avait concouru à rendre terriblement véridique l'effet de la scène, où César était immolé aux pieds de. l'effigie de Pompée. Aussi les Italiens avaient-ils crié, nouveau choeur antique Morte ai Tiranni ! Une pièce de circonstance Les Français au Caire, avait terminé le spectacle. Naturellement le sérail était forcé et on y trouvait, ô surprise! un eunuque blanc. Plus naturellement encore, cet eunuque était un émigré. Questionné sur sa présence dans les parages de l'armée française, il répondait avec esprit Mon général, je vous prie d'observer que ce n'est pas moi, que c'est elle qui vient me trouver. Que je vous conte ma petite odyssée Je me retire à Bruxelles, vous y venez. Je pousse en Hollande, vous la prenez. Alors je me dis C'est au Nord qu'on en veut, filons vers le Midi. Je passe en Suisse, vous m'en chassez.. Je traverse le Pô en coche, vous le sautez. L'armée ne pèse pas une once, et la victoire est toujours sur mes talons. Je vais à Rome, elle devient votre conquête. Je traverse les mers, les déserts, et nous voici encore nez à nez ! Ah ! de grâce, dites-moi, général, s'il est un coin du monde que la valeur républicaine ne veuille pas visiter, et je m'y retire... La fête de Rome eut son pendant au Caire l'année suivante. On y célébra, en s'inspirant du lieu, le Coran et son législateur ; l'inscription suivante figura sur l'arc de triomphe élevé en l'honneur delà République // n'y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son Prophète ; une autre disait avec le peuple fellah A l'expulsion des Mamélucks. Le drapeau tricolore flotta au sommet de la plus haute pyramide et fut salué par l'artillerie et la Marseillaise. BONNAL DE GANGES. Les habitations ouMères à Mlle en 1896 PAR M. FÉRON-VRAU Ce mémoire a obtenu une médaille d'or au concours de la Société industrielle en 1896. Lille, imprimerie Danel, 1899, grand in-8°. Je n'ai point à présenter M. Féron-Vrau aux lecteurs de cette Revue ses oeuvres parlent si haut, que tous le connaissent. Mais, jusqu'ici, nous ne savions pas que sous l'industriel éminent, sous le chef d'usine, âme de la réforme chrétienne des usines dans le Nord, sous le chrétien éclairé et généreux auquel on doit en grande partie l'Université catholique de Lille, l'école catholique d'arts et métiers de Lille, et tant d'autres fondations grandioses, il y avait un économiste de premier ordre. Or, c'est ce que révèle cette monographie, qui, dans son genre, est un petit chef-d'oeuvre. M. Féron-Vrau montre d'abord combien étaient justes les enquêtes faites en 1835-37 par M. Villermé, et, vers la même époque, par le comte de Villeneuve-Bargemont, puis il procède à une nouvelle enquête sur les foyers de la population lilloise. Cette population comprend, en y joignant les faubourgs Ville h. Faubourgs Total. . h. Sur ce chiffre, personnes étaient, en 1896, dans l'industrie, dont dans l'industrie textile; habitants sont indigents. L'auteur commence son travail par une description sommaire de la population, en prenant comme cadres les paroisses. On remarque surtout, à Saint-Maurice en particulier, la densité de la population ouvrière, qui ne veut pas émigrer hors les murs, pour ne pas perdre les secours du bureau de bienfaisance ; l'entas- 196 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE sèment des constructions, le morcellement poussé aux dernières limites par les capitalistes, qui spéculent sur la maison du pauvre et veulent lui faire rapporter de 10 à 12 0/0, et les soins de voirie souvent complètement négligés. Etude des logements. — Impossible de faire une enquête complète il a fallu se borner, on a donc distribué aux enquêteurs 1358 questionnaires, et on a étudié à fond 1358 logements. Ces 1358 logements sont habités par une population de 7608 individus, soit 137 personnes vivant seules; 6212 personnes formant des familles complètes 1258 personnes formant des familles incomplètes. M. Féron-Vrau consacre un chapitre aux familles complètes. Ce total comprend 6212 personnes appartenant à 15 paroisses, dont 1812 parents, 4400 enfants, ou près de cinq par famille. Dans le nouveau Lille, les familles ont 2,61 pièces par famille ; dans les faubourgs, 2,58, et dans le vieux Lille, 1,79. 125 familles ont une petite maison. Dans aucune paroisse, il n'y a plus de 13 mètres cubes 429 d'air par tête, au lieu des 25 requis pour la santé, et dans presque toutes les paroisses la moyenne est de 11 mètres ; dans deux de 9 mètres. La plupart des familles ouvrières ne peuvent trouver dans la capacité des logements qu'elles occupent la moitié du minimum d'air respirable absolument nécessaire à la vie. La nuit, les lits sont entassés dans une seule pièce, et la fenêtre, si on l'ouvre, ne fournit souvent qu'un air chargé de miasmes, à cause de l'état abominable des cours intérieures et des latrines. 1812 parents occupent 915 lits; 533 enfants en bas âge sont reçus dans 533 berceaux; il reste 1697 lits pour 3864 enfants de tout âge. C'est une moyenne de 2,28 enfants par lit. Quand on ajoute que les lits sont le plus souvent accumulés dans une pièce, on devine de suite les épidémies morales et physiques qui se développent dans ces milieux, où l'air pur manque, où la pudeur s'éteint, où d'un côté le vice, de l'autre la maladie, le typhus, la phtisie, guettent l'enfant dès le berceau. Heureuses encore seraient les familles si; à côté de la promiscuité de la chambre, ne s'en révélait pas une autre plus redoutable, celle de la rue, de la cour intérieure. Dieu a donné'sans mesure à ses créatures l'air, le soleil et l'eau pure. Nos villes ont changé tout cela, et nos pauvres ouvriers n'ont ni air, ni soleil, ni eâd potable. LES HABITATIONS OUVRIÈRES A LILLE EN 1896 Ï97 La privation d'eau pure, jointe à la tendance générale qui porté les ouvriers à se servir indifféremment de toute éau qui est à leur portée, voilà un des plus grands dangers qui menacent l'hygiène publique à Lille. Lés travaux les plus concluants démontrent que la mortalité par fièvre typhoïde décroît exactement dâhs la mesure où se répand l'usage de l'èàù de source. Or, à Lille, les ouvriers se contentent de l'eau de la ponipe de leur cour, la seule à leur portée, et les puits qui alimentent ces pompes sont souvent contaminés par des infiltrations venues de fosses d'aisances insuffisamment cimentées. Ici; comme ailleurs, l'administration de la ville h'a-t-elle rien à se reprocher ? Elle aurait pu si facilement prévenir l'encombrement des maisons, soigner les travaux de voirie, empêcher que les cours ne devinssent des marais fétides, et exiger des propriétaires, qui bâtissent le plus mal possible, des mesures élémentaires d'ordre et d'hygiène, car enfin l'hygiène et la morale publique voilà le premier devoir du gouvernement. Cela passe avant tout, et eh particulier avant les écoles dont il se charge sans que rien l'y oblige. M. Féron-Vrau signale, en terminant cette première partie, les efforts intermittents qu'a suscités l'étude de bette question des logements ouvriers à Lille. Oh a supprimé les caves en 1864. La Compagnie immobilière a construit des maisons saines, et cependant les logements d'ouvriers sont restés à peu près les mêmes. Les autorités municipales avaient le devoir de prendre des mesures pour éviter l'encombrement effroyable de certaines rués,- de forcer les propriétaires à respecter les lois de l'hygiène, de les obliger a assainir leurs cours, leurs puits et leurs fosses d'âisahce elles n'ont rien fait. Oh admet que lès autorités locales peuvent imposer le ÏMJ à Vègoitl, interdire lès maisons qui menacent de s'effondrer, obliger lès propriétaires à supprimer les foyers d'infection; pourquoi; dans le même ordre d'idées, ne leur âccôrdèrait-Ori pas le pouvoir d'ériger dans lès habitations l'air nécessaire à la vie, d'obliger d'urgence à réformer tout te qui peut contaminer l'air du l'éàù ; d'exproprier même pour cause d'Utilité pùblnfùë les maisons empestées? Voici l'occasion d'agir lès fortifications actuelles vont être 'de•elàssëës ; oh va lés vendre, et de nouveaux quartiers; s'y cOnstfuirorît Pourquoi la ville h'èxigeràit-ëllé pis un c^htfôlë sur les bâtisses I98 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE nouvelles, une direction sur l'application des règles de la morale et de l'hygiène publiques? En verte des lois du 13 avril 1850 et du 25 mai 1864, la commission des logements insalubres a été créée. Voilà, si on sait s'en servir, un levier efficace de réformes. Et, de fait, cette commission a déjà opéré de grands changements; mais, à la longue, elle a paru se lasser, et son action, d'abord intense, s'est comme épuisée. Mais il ne faut pas laisser se rouiller une arme qui peut servir encore contre les calculs intéressés et contre la négligence coupable des propriétaires. Si les lois ne suffisent pas, qu'on en fasse d'autres ! L'autorité municipale a d'ailleurs en main tout ce qui concerne la garde et l'entretien de la voirie et la salubrité des habitations. -Qu'elle fasse exécuter les règlements sur l'enlèvement des immondices, sur l'hygiène publique, sur les dimensions des logements; qu'elle achève son réseau d'égouts ; qu'elle couvre ses canaux, qui portent partout la peste; qu'elle impose la fermeture des puits contaminés ; qu'elle distribue la bonne eau plus abondamment ; qu'elle crée des lavoirs publics ; qu'elle perce les quartiers infects de voies larges; qu'elle exige la désinfection des logements; qu'elle excite le bureau de bienfaisance et la Caisse d'épargne à consacrer, comme la loi le permet, quelques ressources à bâtir des maisons saines et aérées pour les ouvriers ; qu'elle s'occupe sérieusement de ces intérêts majeurs. Mais ce qu'il faut surtout atteindre, éclairer et remuer, c'est l'opinion publique, et en particulier l'opinion des catholiques, des hommes d'oeuvres. Qu'ils comprennent donc enfin, ces hommes zélés, que le plus souvent c'est peine perdue de vouloir moraliser et convertir des hommes qui semblent n'avoir pas de foyer et qui hantent les cabarets, parce que leur home les repousse et les dégoûte; qu'ils se persuadent qu'on n'empêchera jamais de boire des ouvriers qui ne connaissent point le bonheur domestique. Une fois l'opinion formée et résolue sur ce point, elle trouvera les moyens d'exécuter les réformes. L'argent ne manquera point si les hommes d'oeuvres savent faire comprendre que les fonds mis à leur disposition, étant hypothéqués sur les maisons construites, rapporteront un intérêt raisonnable et formeront un placement de tout repos. Si les sociétés formées pour bâtir, sociétés immobilières ou syndicats, agissent avec prudence et inspirent confiance, elles placeront facilement leurs actions et leurs obligations. LES HABITATIONS OUVRIÈRES A LILLE EN 1896 199 Qu'elles encouragent l'ouvrier à acquérir leurs obligations en nombre suffisant, si possible, pour que leur revenu couvre le prix de son loyer. Ce sera du même coup le paiement du loyer assuré et l'ouvrier maître chez lui. En combinant ce système avec les ressources nouvelles que lui donne la loi du 30 novembre 1894, la famille ouvrière échappera, si le père vient à mourir, à la liquidation désastreuse du partage forcé. On sait que cette loi permet à une famille propriétaire d'une petite maison, et dont le chef vient de mourir, de prolonger l'indivision, même s'il y a des mineurs, jusqu'à ce que l'aîné des enfants ait vingt-six ans, et qu'elle édicté que si un des héritiers naturels veut acheter la propriété, on est obligé de la lui vendre à un prix modéré. Terminons sur un voeu formulé par M. Féron-Vrau Ne formons pas, dit-il, des cités ouvrières ; elles sont désormais condamnées par l'expérience, qui les trouve trop exposées à l'encombrement et à la promiscuité de la rue; préférons-leur les habitations isolées, et même essayons, si possible, de bâtir ces maisons dans le voisinage des familles aisées. » Car, enfin, il y a quelque chose qui choque le sentiment chrétien dans cette espèce de parti pris de reléguer la classe ouvrière dans des quartiers pauvres, qui forment à la ville comme une ceinture de misère. De grandes dames, à Londres, ont compris cela, et, de propos délibéré, ont abandonné le West-end pour YEast de la grande cité. De jeunes gradués d'Oxford, voués aux professions libérales, habitent au sein des quartiers pauvres une maison d'oeuvres. Ce noble exemple trouvera sans doute des imitateurs. La pensée qui l'a inspiré est assurément très haute et très chrétienne, et M. Féron-Vrau a eu raison d'insister sur ce point délicat et important. R. P. FORBES, Les dernières fouilles de Deir-el-Mari Nos lecteurs ont certainement entendu parler des travaux d'exploration que des savants de différentes nationalités poursuivent depuis longtemps en Egypte. On s'efforce de ressusciter et de restaurer dans la mesure du possible les admirables monuments de l'Egypte des. Pharaons, dont la plupart gisent enfouis depuis bien des siècles sous des amas de décombres. Reconstruire l'histoire religieuse, politique et militaire de tout un pays qui a eu des moments de splendeur et de célébrité, en la tirant des monuments et des textes lapidaires, c'est certainement une oeuvre aussi belle que louable. La mission française du Caire n'a pas occupé la dernière place dans ce mouvement européen elle a pris au contraire une part considérable à cet immense labeur, soit par le renom de ses savants, soit par l'importance de ses découvertes, soit enfin par ses heureuses, initiatives et son incessante activité. On peut dire sans amour-propre que, depuis l'expédition de Bonaparte au siècle dernier, c'est la France qui a toujours été chargée de la direction des fouilles et des musées. Nos compatriotes se sont acquittés de cette difficile mission de la manière la plus honorable et la plus avantageuse à la science des antiquités égyptiennes, je ne puis pas — et l'on ne saurait ni s'y attendre ni me le demander — exposer dans cet article les résultats de toutes les fouilles qui ont absorbé tant d'efforts et d'intelligences. Elles sont si nombreuses et qu'il faudrait des volumes entiers pour les porter à la connaissance du public. Du reste, les spécialistes n'ont pas manqué de le faire aux différentes étapes des découvertes archéologiques. Un article ne peut soulever qu'un coin de la question, montrer une petite partie du vaste champ d'exploration. Je donnerai aujourd'hui quelques renseignements intéressants sur les fouilles de Deir-el-Bahari. I L'honneur d'avoir ressuscité ce vieux temple thébain revient presque tout entier à l'égyptologue genevois Edouard Naville. On LES DERNIÈRES FOUILLES DE DEIR-EL-BAHARI 201 ne peut que lui adresser des félicitations d'autant plus justes et méritées, que l'éminent savant n'a rien épargné, rien négligé pour venir à bout de sa tâche. Bien des difficultés se sont, dressées sur son chemin, bien des obstacles ont surgi à tout moment devant lesquels bien d'autres eussent peut-être reculé. Mais Naville, regardant toujours devant lui avec cette confiance et cette audace que donne le désir d'accomplir une grande oeuvre scientifique, l'oeil imperturbablement fixé sur le but lointain, n'a pas succombé au découragement; encore moins a-t-il renoncé à ses projets; il a consacré à son oeuvre de prédilection sept années de sa vie, ses forces, son intelligence et, pourrions-nous dire, tout son être, et cela sans arrière-pensée, sans calcul égoïste, sans espoir de trouver au bout de la carrière des avantages matériels. Dieu sait combien, il dut insister auprès de la Société anglaise des fouilles égyptiennes, Egypt Exploration Fùnd, pour la décider à entreprendre ce travail et à faire les sacrifices nécessaires. Il finit enfin par réussir, par ouvrir les portes, et aujourd'hui la plus grande partie du travail est accomplie, quoiqu'il reste encore beaucoup à faire pour l'achever entièrement. Travaillant pour la mission anglaise, M. Naville a rédigé en anglais et publié à Londres les trois gros volumes où il. expose le résultat de ses fouilles. Il faut reconnaître que les fouilles, ont été faites de la manière la plus intelligente et avec tous les; soins possibles. Il est juste d'ajouter que si Naville en a été le directeur, il a eu des aides et des collaborateurs successifs qui lui ont prêté le plus généreux concours. Hogarth, Newberry, Howard, Verney Carter, Percy-Brown, Somers Clarke, Peers, méritent d'être mentionnés à côté de lui. Leurs connaissances et leurs aptitudes les mettaient à même de le seconder heureusement dans sa. pénible entreprise. Du temple lui-même nous ne pouvons nous dispenser de dire quelques mots afin que l'on ne soit pas complètement dépaysé et que l'on puisse suivre l'exposé des détails. Le temple de Deir-elBahari est bâti en face de Thèbes, au fond d'un des vallons septentrionaux, le vallon le plus septentrional même, creusés dans la chaîne Libyque, une chaîne de montagnes qui partant de la Libye s'allonge de plus en plus et s'étend dans l'Egypte supérieure. Le nom arabe de Deir-el-Bahari, qui signifie monastère du Nord, il le doit aux débris d'un monastère de moines coptes qui l'encombrait au siècle dernier. On sait que dans les pays dévastés par des invasions successives, piétines tour à tour par des races diverses et sacagés par les musulmans comme l'Egypte, il n'était pas rare 202 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE qu'un monument se superposât à un autre ou fût construit sur les ruines d'un autre. Il en fut ainsi du vieux temple égyptien. Les moines coptes bâtirent un monastère sur ses ruines. Des écrivains hostiles au christianisme accusent d'inintelligence et de vandalisme les moines coptes pour avoir privé l'art de tant de chefsd'oeuvre incomparables et ruiné tant de splendides monuments. Il y a là évidemment une exagération. S'il y a eu quelques excès qu'il est impossible de nier, ce n'est pas au christianisme qu'il faut s'en prendre, mais au caractère oriental et tout particulier de certains moines. Les moines coptes avaient le caractère oriental, lequel n'éprouve pas les mêmes impressions et les mêmes émotions que nous devant les créations de l'art; le sens esthétique n'est que faiblement développé chez les Orientaux. Ajoutez à cela la puissance d'une idée supérieure, celle de la religion, sinon totalement mal comprise, du moins exagérée, et l'on s'explique assez facilement qu'ils fussent portés à regarder comme plus ou moins inutile tout ce qui n'était pas d'origine chrétienne ni ne portait l'empreinte chrétienne. Ces accidents sont de pures contingences dans l'histoire de l'humanité en général et des grandes institutions, et l'on est assurément mal fondé à vouloir en faire un grief à la nature et aux qualités immuables du christianisme. Le monastère lui-même n'eut pas l'éternité pour lui et il n'échappa pas aux revers de la fortune ; il fut probablement dévasté à l'époque des invasions musulmanes, et tout ce qui en restait de plus saillant dans ces derniers temps, c'était une tour décapitée, dernier débris d'un donjon où les pauvres moines trouvaient un refuge contre les attaques des Bédouins. Le rationalisme, qui pousse des cris d'indignation lorsque ceux qui portent la croix dans leur main ont le malheur de renverser quelque monument païen, n'éprouve pas les mêmes susceptibilités lorsque le croissant renverse quelque monument chrétien. On comprend que dans un tel délabrement les premiers essais et les premières tentatives aient été extrêmement difficiles. Les premiers savants de la commission française purent à peine discerner les anciens murs sous les amas de briques sèches qui s'y étaient entassées successivement. Jollois et Devilliers, qui furent les premiers à mettre la main à l'oeuvre, n'aperçurent que la partie extrême de l'édifice, adossée à la montagne, ainsi que quelques crêtes de murailles. La longue avenue de sphinx était encore visible à leur époque. Dans la suite, quelques ouvriers indigènes, sous la direction de Drovetti, de Sait et de Belzoni, exécutèrent quelques déblaiements partiels et délimités. LES DERNIERES FOUILLES DE DE1R-EL-BAHARI 203 II Nous avons déjà dit que l'honneur de ces fouilles revient surtout à M. Naville. Il serait pourtant injuste de ne pas rappeler les premiers essais et de ne pas mentionner les précurseurs du savant genevois. Les explorations sérieuses, conduites avec méthode et dans un esprit scientifique, ne commencent qu'avec Champollion. Celui qui arracha aux mystérieux et séculaires hiéroglyphes leurs premiers secrets put facilement examiner les tableaux des salles souterraines du temple et déterminer la date de construction. Il s'aperçut tout d'abord que l'édifice avait été consacré à l'Amoii thébain par le mari d'une reine célèbre et remuante, au nom de laquelle il agissait. Ce personnage cependant, Thoutmôsis III, fit quelque chose pour sa propre gloire il effaça les cartouches antérieurs et se donna comme le fondateur de l'ensemble. C'était déjà une première étape, précieuse sans doute, puisqu'elle avait posé le premier jalon. Wilkinson, égyptologue anglais, marcha sur les traces de Champollion et continua ses recherches. En 1827 il dégagea la terrasse de l'est et décrivit les scènes triomphales qui y sont sculptées; les fouilleurs du pays se remirent à la besogne, et c'est grâce à eux qu'en 1843 l'égyptologue allemand Lepsius releva un plan plus complet que celui de la commission. Lepsius eut même une intuition, ou plutôt émit uue hypothèse. Il pensa que la majestueuse allée de sphinx se prolongeait à travers toute la plaine jusqu'à la rive du Nil, et qu'elle réunissait ainsi le temple occidental au grand sanctuaire de Karnak, dont les fouilles, auxquelles ont pris part tant d'illustres savants, ont été exécutées dans notre siècle d'une manière absolument remarquable. Après le départ de Lepsius, d'autres mirent la main à l'oeuvre. Plusieurs explorateurs, Greene entre autres, exécutèrent vers 1855 des sondages qui rendirent libre l'accès de plusieurs salles. Nous arrivons ainsi à l'époque où Mariette entre en scène. Appelé à organiser le service des antiquités, Mariette porte aussitôt son attention sur Deir-el-Bahari. En 1858, des ouvriers, dirigés par l'inspecteur Gobet, firent une sérieuse besogne ; ils s'attaquèrent aux parties hautes de l'édifice et nettoyèrent successivement la tour centrale, les spéos du Nord et du Sud, la première terrasse, celle que décorent les bas-reliefs fameux de l'expédition au Pouanit. De nouvelles escouades d'ouvriers revinrent deux fois, en 1862 puis en 1886, sous la con- 204 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE. duite de Vassali, égyptologue italien. Ces escouades découvrirent plusieurs chambres complètement remplies de momies, lesquelles furent exposées à Paris en 1867. L'architecte Brune leva le plan et essaya de restituer l'ensemble. Quoique défectueux sur plus d'un point, son plan n'en rendit pas moins des services réels ; il permit au public européen, étranger à ces matières, de se faire une idée de ce que devait être le temple au temps de sa splendeur. L'égyptologue allemand Dûmichen et Mariette publièrent les textes et les tableaux, le premier en 1868 et en 1869 et le second en 1877. La publication de ces textes et de ces tableaux fournit une ample matière de recherches et aussi de discussions à l'archéologue, à l'historien et même à l'artiste. Tout pourtant n'était pas achevé dans l'oeuvre des fouilles. Mariette n'aurait pas mieux demandé que de mener à bonne fin l'exploitation si bien commencée et à laquelle s'étaient dévoués et avaient pris part tant de savants ; malheureusement les ressources pécuniaires lui manquèrent, et il mourut sans avoir pu réaliser ses projets. Ce fut un fâcheux contre-temps pour la science. Après sa mort on ne fit que quelques travaux presque insignifiants dont les résultats n'eurent aucune influence appréciable sur le progrès scientifique. III Nous arrivons à l'époque décisive, à l'intervention de M. Naville. Il ne faut pas oublier que l'égyptologue de Genève eut toutes les peines du monde à décider le comité de YEgypt Exploration Fund à reprendre et à poursuivre jusqu'au bout lé déblaiement. Le terrain, en effet, était dans un état capable de décourager même les meilleures volontés, les âmes les plus fortement trempées. D'immenses dépôts s'y étaient accumulés peu à peu qui atteignaient une épaisseur considérable. M. de Morgan, directeur des fouilles, mit gracieusement à la disposition de M. Naville quelques wagons Decauville. Ce fut un précieux secours, car il permit de centupler le travail. A l'aide de ces wagons et avec le concours de quelques ouvriers, M, Naville put entreprendre dès fouilles sérieuses et surtout bien suivies. Pour savoir en résumé quel, fut le caractère de ces fouilles en ce qui concerne le déblaiement de l'édifice, nous laissons la parole au grand égyptologue français M. Maspéro << La première campagne occupa l'hiver de 18921893, et elle produisit les résultats les plus heureux. Naville LES DERNIÈRES FOUILLES DE DEIR-EL-BAHARI 205 nettoya la partie septentrionale de la plate-forme supérieure, que Mariette avait négligée, et il y découvrit un ensemble de salle-S; en bon état d'abord une pièce longue, une sorte de couloir ouvrant sur la cour, puis, à côté, une chapelle dédiée au roi Toutmôsis Ier et comprenant un petit vestibule dont le plafond était supporté par trois colonnes, une cour rectangulaire plus longue que large, enfin un sanctuaire creusé en voûte dans le roc. Au centre de la cour s'élève un monument unique jusqu'à ce jour, un grand autel dédié au dieu Harmakhis. C'est un cube en calcaire blanc, haut de plus de deux mètres, long de cinq et large de quatre environ, auquel un escalier de dix marches accédait doucement cet escalier est bâti du côté sud-ouest, si bien que le prêtre, en débouchant sur la plate-forme, tournait naturellement la face à sondieu le Soleil levant. Peu après, l'esplanade inférieure, attaquée à son tour, rendit, en retour sur le spéos d'Anubis, la fin de la galerie entrevue par Mariette. Elle est soutenue par des colonnes protodoriques d'un effet charmant, et bien qu'elle soit inachevée, ce qui en existe est de proportion si exquise que nul art antique n'a rien à comparer de plus fin ni de plus gracieux. Les campagnes suivantes mirent au jour les terrasses inférieures, leurs escaliers, leurs murs de soutènement, leurs murs d'enceinte, des fragments de scènes maritimes, de longues inscriptions martelées mais lisibles encore, les panneaux d'une porte de tabernacle en ébène, de menus objets pharaoniques ou coptes, jusqu'aux fosses que les vieux jardiniers du temple avaient creusées pour y planter les arbres à encens rapportés des pays de Somalis au temps de la reine Hâtshopsîtou. La remise en place des blocs recueillis dans les décombres n'est pas achevée; mais les gros travaux sont finis, et rien n'empêche plus le visiteur de se promener librement à traversée qui subsiste encore du temple 1. » IV Ce qu'il y a de plus important et ce qui doit attirer le plus notre attention dans les fouilles du temple de Deir-el-Bahari, ce sont sans contredit les faits historiques mis en lumière et les découvertes mythologiques. C'est surtout à; ce point de vue que les fouilles sont, toujours utiles, parce qu'elles concourent à enrichir nos con1. con1. des Savants, juin 1899, p. 341, 342. 20Ô REVUE DU MONDE CATHOLIQUE . naissances historiques ou les données mythologiques que nous possédions déjà sur la religion des anciens Egyptiens. Les tableaux du temple de Deir-el-Bahari nous attestent le culte rendu à Thoutmosis Ier et à sa mère. Il n'est pas aisé de connaître exactement le rôle, les privilèges et les attributions des reines et des princesses royales en Egypte. Ce Thoutmôsis Ier auquel on rendait un culte était le fils d'une femme appelée Sonisonbou, qui était de basse et commune extraction et qui avait fait partie du harem d'Aménôthès Ier. Elle était jusqu'ici à peine connue. Dans les nouvelles découvertes son rôle grandit considérablement ; elle nous apparaît debout dans une niche, la tête couverte de la dépouille du vautour, dont se coiffaient en Egypte les déesses et les reines mères ; elle a aussi un cartouche et un protocole, ce qui était un privilège des personnages royaux. Ces renseignements et ces détails sont un trait de lumière; ils nous font connaître à merveille les intrigues de cour qui se jouaient chez les Pharaons à peu près comme dans beaucoup d'autres cours monarchiques. On y tenait beaucoup à la généalogie et à la descendance, à l'infusion du sang royal dans les veines, aux titres de naissance; c'était là ce qui donnait la préséance, le premier pas sur les autres. Ainsi une reine, une femme de roi, qui descendait de famille royale, avait le pas sur son mari si celui-ci n'en descendait pas. Qu'on nous permette de donner quelques exemples Aménothès Ier, qui était fils d'une femme de race royale, hérita de droits à la couronne, égaux du côté paternel et du côté maternel. La chose changea sous ses successeurs. Thoutmôsis II était le fils d'une princesse, Moutnofrît, de rang secondaire ; c'est pourquoi il cédait le pas à sa femme, Hâtshopsîtou Ire, qui était fille d'une princesse héritière, Ahmasi. Thoutmôsis III était fils d'une Isis entièrement inconnue, et par conséquent il cédait le pas à sa femme, Hâtshopsîtou, qui était fille de Hâtshopsîtou Ire. De même, Thoutmôsis Ier, fils d'une femme du peuple, Sonisonbou, doit céder le pas à sa femme Ahmasi, fille d'une princesse héritière, Ahhotpou II. Dans les autres salles et vestibules du temple, les inscriptions se superposent aux inscriptions. Des grattages s'y sont produits, car chaque roi effaçait les textes de ses prédécesseurs pour y écrire les siens. La décoration fondamentale appartient en tout cas à la reine Hâtshopsîtou Ire. Thoutmôsis Ier venait de mourir, car son nom apparaît plusieurs fois dans le vestibule, et, de plus, la chapelle lui est entièrement dédiée. Thoutmôsis II y figure aussi assez souvent, soit seul, soit avec sa femme ; puis Thoutmôsis III se Jfi LES DERNIÈRES FOUILLES DE DEIR-EL-BAHARI 207 montre à son tour. Ce prince fit beaucoup de changements, qui prouvent son ambition ou son astucieuse politique. Une fois qu'il fut seul au pouvoir, il substitua ses propres cartouches aux cartouches originaux, qui rappelaient les fondateurs du monument. Evidemment, en agissant ainsi, il voulait s'attribuer devant la postérité la gloire et l'honneur d'avoir construit ou du moins achevé ce temple majestueux. Plus tard commença une autre oeuvre de dévastation. Amenôthès-Khouniatonou, qui donna ses préférences à un autre dieu que le dieu souverain de Thèbes, fit détruire les symboles et les images d'Amon. Ce travail de dévastation, qui fut un peu général dans toute l'Egypte, ne s'accomplit nulle part avec autant d'intensité et de rigueur qu'à Deir-el-Bahari. Avec les images d'Amon on confondit parfois celles des rois et des reines, qui dès -lors subirent le même sort et les mêmes profanations. — Ramsès II, il est vrai, s'appliqua avec beaucoup d'ardeur à réparer le dommage, mais les ouvriers chargés d'exécuter ses plans ne procédèrent pas avec toute l'attention requise pour une pareille tâche ; ils rétablirent les images et les noms du dieu Amon, mais ils négligèrent les souverains et ils substituèrent les noms et les titres de leurs maîtres à ceux des rois antérieurs. C'est là le dernier remaniement subi par ce temple célèbre, qui resta tant de siècles enfoui sous les décombres et que les savants de notre époque devaient déterrer. II ne faut pas trop s'en plaindre, car c'est grâce à cet enfouissement que les peintures se cont conservées dans toute leur fraîcheur. Dans le temple se trouve la chapelle d'Anubis. Cette chapelle réservait à M. Naville une surprise bien agréable. C'est dans cette chapelle que l'égyptologue genevois découvrit, le Ier mars 1893, un naos. Les naos étaient fréquents et même nombreux dans les temples. Le principal de chaque temple était en pierre, et de très grandes dimensions, comme celui que l'on voit encore au sanctuaire d'Edfou. Le plus grand nombre pourtant étaient en bois de différentes espèces, ébène, sycomore, acacia, sapin, cèdre. Quelquefois il était peint de couleurs très brillantes, d'autres fois incrusté de pierres précieuses et d'émaux. Jusqu'ici on ne possédait que trois de ces naos en parfait état d'intégrité l'un qui se trouve au musée de Turin, l'autre conservé au musée de Gizèh, le troisième enfin transporté récemment deDashour à Gizèh. Quant à celui de Deir-el-Bahari, M. Naville n'en a recueilli que des fragments, qu'il a déposés au musée de Gizèh. On sait que le naos était le sanctuaire où le dieu était censé résider. Celui de Deir-el- 208 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Bahari avait été dédié au dieu Amon par Thoutmôsis II, pendant qifil fut vraiment souverain, et non dans une condition subalterne. Il n'est nullement téméraire de supposer qu'il le fit fabriquer avec l'ébène rapporté d'Ethiopie, durant la campagne de l'an Ier contre les nègres. Des scènes d'adoration étaient sculptées sur les parois intérieures. Thoutmôsis II y accomplissait les cérémonies ordinaires pour la consécration de l'objet. Des amulettes préservatrices, intercalées avec des inscriptions hiéroglyphiques, couvrent les parois extérieures, et sur le battant on voit le Pharaon officiant en l'honneur de son père, le dieu Amon-Râ, seigneur de Deir-el-Bahari; c'est incontestablement l'objet le plus précieux découvert jusqu'ici dans ces fouilles. Les autres pièces du temple et les autres décombres ont assurément moins d'importance. Dans le portique de la terrasse du milieu, qui se trouve dans un état très délabré, il ne subsiste de la décoration première que les deux portraits de la reine Ahmasi, un de Thoutmôsis -Ier et deux du dieu Toumou, seigneur d'Héliopolis. Le reste fut restauré dans l'antiquité, mais d'une manière absolument inintelligente, de sorte que cette restitution d'images, de décorations et de textes hiéroglyphiques n'a aucune valeur pour la science des antiquités. Le nom et la personne du dieu Amon ont été horriblement maltraités dans cette détérioration. C'est là un indice à la fois historique et archéologique qui nous prouve que Khouniatonou a pris une grande part à cette dévastation. Qui était ce Khouniatonou ? C'était un roi révolutionnaire ou plutôt novateur en religion. C'était un des derniers rois de la dix-huitième dynastie et s'appelait primitivement Amenôthès IV. Jaloux de la richesse et de la puissance des prêtres d'Amon, il voulut y remédier en s'attaquant au dieu lui-même. Le dieu Amon supprimé ou simplement rabaissé, son sacerdoce se trouvait aussi supprimé ou rabaissé par voie de conséquence. 11 n'entra pas dans des voies trop radicales; il préféra un simple changement ou une substitution. Au. dieu Amon, maître de Thèbes, il substitua une des formes, la plus brillante et la plus glorieuse de toutes, du dieu d'Héliopolis , Râ le Soleil; cette forme était le disque Atonou. Il fonda pour ce nouveau dieu une nouvelle ville dont El-Tell et El-Amarna nous ont conservé les ruines, puis il proscrivit Amon et le remplaça à Thèbes par son disque. Pour cette révolution il changea son nom d'Amenôthès, et se fit appeler Khouniatonou, Khou-ni-Atonou, qui signifie gloire, splendeur d'Atonou. Il dévasta principalement la décoration de la terrasse du milieu, qui repré- LES DERNIÈRES FOUILLES DE DEIR-EL-BAHARI 209 sentait une des plus hautes fonctions d'Amon, la création surhumaine des souverains. Les rois d'Egypte avaient toute une histoire symbolique. Les Pharaons étaient les enfants d'Amon, non par pure métaphore, mais d'une manière réelle. Lorsque la femme du Pharaon concevait, le dieu Amon s'incarnait dans le Pharaon, et par conséquent l'enfant qui naissait de cette union était par là même l'enfant du dieu. De ce fait, la mère'devenait une épouse divine — himît noûtir, — aussi bien qu'une épouse royale — himît souton. — Cette haute prérogative de la femme persistait même après la mort du roi. La femme qui, du vivant de son mari, s'était intitulée la salutatrice d'Amon — douait noutir ni Amonou, ou simplement la salutatrice, parce qu'elle était censée saluer Amon dans son mari chaque jour, continuait même après la mort de son mari à s'intituler l'épouse du dieu , l'épouse d'Amon. Ce sont là les principaux faits de ^différente nature qui se dégagent des fouilles exécutées à Deir-el-Bahari. 11 faut en savoir gré à ceux qui les ont entreprises avec tant de courage et conduites avec tant de zèle, de dévouement et de diligence. C'est avec des parcelles très menues ou des bribes qu'on construit peu à peu le grand édifice de l'histoire sous toutes ses formes. V. ERMONI. La Fleur merveilleuse de Woxindon Suite LIVRE QUATRIÈME CHAPITRE XX Le médecin de Marie Stuart Le jour suivant, nous partîmes de bonne heure pour Chartley, Saint-Barbe et moi. Mon compagnon fut introduit sur-le-champ. Quant à moi, je dus attendre près d'une heure au corps de garde. Pendant ce temps, j'essayai de questionner les grincheux gardiens, et d'apprendre par eux quelques détails sur la prisonnière. Peine perdue. Enfin, un serviteur vint me prendre pour me conduire dans le grand corps de bâtiment qui servait d'habitation au châtelain. Sir Amias Paulet me reçut à peu près comme aurait fait un vieux chien à la chaîne ou un hargneux boule-dogue. Sans daigner répondre à mon salut, il se mit à grogner des invectives contre les vagabonds papistes et toute la racaille de cette espèce ; si bien que je finis par me fâcher et lui demander fièrement pour qui il me prenait. Il ne devait pas ignorer que j'étais le frère de lord Windsor, et que je venais ici, envoyé par Walsingham luimême, pour offrir mes services comme médecin à la reine prisonnière. Le vieux dogue se décida alors à m'offrir un siège, et se mit à me donner ce qu'il appelait mes instructions ». Pour l'ordinaire, déclara-t-il, je n'aurais rien d'autre à faire qu'à voir la reine une LA FLEUR MERVEILLEUSE DE W0XIND0N 21 I fois par semaine, et seulement en sa présence. Je devais, en outre, m'engager par serment à ne lui parler que des choses ayant trait à sa santé, et à ne lui remettre ni à recevoir d'elle aucune espèce de lettre ou de communication par écrit. Je refusai nettement de souscrire à de telles conditions. Relativement au premier point, j'essayai de lui faire comprendre combien il serait pénible pour la prisonnière d'exposer devant lui, en détail, ses souffrances et ses misères corporelles. Quant au reste, je consentais à promettre sur mon honneur de ne rien dire ni traiter avec elle contre la reine Elisabeth ni contre le bien de l'Etat, et de ne me charger d'aucune lettre du dehors. Nous discutâmes longtemps là-dessus. Enfin, Saint-Barbe, appelé et consulté, parvint à décider le vieux cerbère à se contenter de ma promesse, que je devrais jurer sur la Bible. Ici, nouvelle difficulté qui faillit tout arrêter. Comme catholique, je ne pouvais, sans protestation et sans réserves préalables, étendre la main pour prêter serment sur la Bible protestante que sir Amias me présentait. Après bien des grognements et des injures, il finit par me laisser libre puis il me demanda si je voulais faire immédiatement ma première visite à ma royale cliente. Sur ma réponse affirmative, il me conduisit par un escalier tournant devant une lourde porte bardée de fer, qu'il ouvrit avec une énorme clef, puis referma soigneusement derrière nous. Nous nous trouvions dans un corridor voûté de l'étage supérieur, sur lequel s'ouvraient à droite et à gauche un grand nombre de chambres, et qui était éclairé par une fenêtre. Mais des chambres, on ne pouvait atteindre ni les fenêtres, ni les portes donnant en plusieurs endroit sur un escalier, et dont une lourde grille de fer défendait l'accès. Devant une de ces grilles était un poste de gardiens surveillant tout le corridor. Je crois bien qu'à notre arrivée le gardien en faction dormait comme un bienheureux, et ne se remit vivement sur pied qu'au bruit des clefs et au grincement de la porte; cela lui valut de mon peu tendre guide, qui s'en était aperçu, une admonestation bien sentie. La voix de sir Amias Paulet sous ces voûtes produisit l'effet d'un appel de marteau ou de cloche, car nous vîmes aussitôt sortir d'une des portes un petit homme habillé de noir, qui vint à nous au seuil de la grille ouverte, et avec un léger salut s'informa du but de la visite. 212 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Dites à votre maîtresse, dit Paulet d'un air rogue en refermant la grille derrière nous, que le médecin dont je lui ai parlé est ici et désire lui être présenté. Mais prestement, master Nau, je n'aipas de temps à perdre. » Nau fixa sur moi un regard perçant, mais qui- n'avait rien d'hostile, et nous introduisit dans une sorte d'antichambre, disant qu'il était heureux d'annoncer cette visite à Sa Majesté. Il frappa à une seconde porte ; une femme de chambre se présenta qui me regarda à son tour très curieusement. Le secrétaire la mit au courant en quelques mots, et elle disparut. Après une attente de quelques minutes seulement, qui mit pourtant mon compagnon en fort méchante humeur, la porte se rouvrit et Nau nous pria d'entrer. La pièce était de moyenne grandeur ; un jour douteux y pénétrait par deux fenêtres grillées garnies de carreaux de verre dépoli. A la muraille en face de la porte était fixé une sorte de ciel-de-lit ou de baldaquin portant sur fond de velours sombre les armes d'Ecosse lion rouge debout sur champ d'or, avec encadrement de fleurs de lis, enguirlandé de chardons, et au-dessus, écrite en lettres d'or sur une banderolle à entrelais, la devise Dieu et mon droit. Adossé à une autre muraille, se trouvait un buffet de vieux chêne artistement sculpté, dont le principal ornement était un crucifix portant un Christ doré. Au-dessus, peint sur fond d'or, dans un encadrement sombre, un très gracieux tableau, de l'Annonciation, probablement une copie de Fra Angelico. J'avais eu à peine le temps de jeter sur tout cela un rapide regard, lorsque Marie Stuart, sortant de son appartement' avec deux suivantes, entra dans le salon de réception. Elle demeura quelques instants debout sur le seuil, m'examinant de son beau et clair regard. Je m'inclinai comme de juste très profondément. Sir Paulet au contraire se montra d'une grossièreté telle que l'envie me prit de le souffleter. Sans le moindre salut il prit brusquement la parole Madame, je vous amène le médecin que Sa Majesté et le Conseil privé, dans leur charité chrétienne, ont daigné vous accorder. — Et par ma foi, je trouve qu'ils sont bien trop bons. — A leur place ce n'est pas ce docteur-ci que je vous aurais envoyé... — Mais sans' doute un autre qui m'aurait fait une forte saignée, et m'aurait ainsi délivrée de toutes les misères de cette prison, n'est-ce pas ? mon très aimable et très gracieux hôte, reprit la LA FLEUR MERVEILLEUSE DE W0XIND0N 21} reine, d'une voix très douce, empreinte., d'une légère ironie. Sir Amias, si vous n'êtes pas poli, du moins vous êtes franc, et vous ne cachez pas vos sentiments à mon égard. J'aime mieux cela que d'hypocrites, démonstrations. Mais votre désir, que partagent sans doute nombre de gens influents, peut encore se réaliser. La manière dont je suis traitée par ma royale soeur depuis dix-huit ans, et surtout depuis que je suis sous votre garde, m'avertit assez que je dois m'attendre à tout. — Vous avez mauvaise grâce de vous plaindre de Sa Majesté, qui a eu tant de patience avec vous. Après la sentence de Westminster elle eût pu vous traduire en jugement, et c'eût été bientôt fini. Et certes vous l'auriez mérité, ne fût-ce que pour l'obstination avec laquelle vous repoussez le pur Évangile, et vous restez attachée à cette abominable idolâtrie papiste, que je ne puis voir sans horreur, toutes les fois que mes fonctions m'amènent ici. » En disant ces mots, sir Amias jetait un regard de colère sur les images pieuses de l'appartement. Aujourd'hui surtout, continua-t-il, il me semble qu'au lieu de vous plaindre vous devriez vous montrer reconnaissante de ce que Sa Majesté daigne vous envoyer un médecin. » Pendant que son geôlier parlait, la reine, toujours accompagnée de ses suivantes, était allée s'asseoir sur une simple chaise devant une table de travail, près de la fenêtre. Je pus alors l'examiner à loisir, et je fus immédiatement frappé de son teint maladif et de sa chevelure prématurément blanchie pour une femme de quarantequatre ans. Mais l'expression de son visage était d'une extrême douceur, et de sa grande beauté, qui l'avait rendue si célèbre dans sa jeunesse, il restait de remarquables traces, quelque chose comme les rayons affaiblis de la lune brillant à travers un voile de légers nuages. Elle reprit du même ton toujours doux et calme Sur l'honneur que je rends à la sainte image de mon Sauveur mourant pour mes péchés et de sa miséricordieuse Mère, vous me permettrez de ne pas discuter avec vous, sir Amias. Je ne vous convertirais pas, ni vous non plus ne me convertirez. Pour ce qui est de la sentence de Westminster on devait s'y attendre, puisqu'elle n'a été rendue que par des ennemis mortels, sans que l'accusée ait même été entendue. Je m'en console et j'en appelle au jugement que le Dieu qui sait tout rendra au dernier jour à la face du monde entier. Car si devant sa très sainte majesté je me reconnais coupable de bien des fautes et de bien des péchés, pour 11 214 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE lesquels je demande humblement pardon par le sang de JésusChrist, je proteste que je suis innocente du meurtre de mon malheureux époux. Je vous prie donc pour la dernière fois de m'épargner ces révoltants reproches. Quant à l'envoi d'un médecin, que d'ailleurs je n'ai nullement réclamé, je ne puis qu'en être sincèrement reconnaissante à ma royale soeur la reine d'Angleterre. » C'est presque en hésitant et en me regardant d'un oeil scrutateur qu'elle prononça ces dernières paroles. Je m'avançai alors, mis genou en terre et demandai permission de lui baiser la main. Elle me la tendit en disant Monsieur Windsor, n'est-ce pas ? si c'est bien le nom que l'on m'a annoncé. Relevez-vous. Etes-vous frère de lord Windsor? Et d'où vient que vous vous êtes voué à l'étude de la médecine ? — Ce n'est point chose défendue aux cadets de la noblesse anglaise, repris-je. Et dans les circonstances actuelles je n'avais aucune envie d'exercer un emploi à la cour, dans l'administration ou dans la magistrature... — Seriez-vous donc resté fidèle à la vieille foi catholique ? interrompit vivement la reine. — Oui, Majesté, par la grâce de Dieu, je suis catholique. » Un doux et très bienveillant sourire passa sur les lèvres de la noble prisonnière, et je sentis tomber sur moi un chaud rayon de ses grands yeux, tandis que sir Amias ne pouvait retenir une imprécation. Oh ! fit-elle, jamais je n'aurais osé rêver la faveur d'avoir auprès de moi un médecin catholique... Mais il vous restait la carrière des armes ! Vous auriez pu servir et combattre sous l'héroïque duc de Parme? — La nature m'a doué d'un tempérament pacifique, répondis-je, et j'ai plus de joie à guérir les blessures qu'à les faire. Si je pouvais suivre l'attrait de mon coeur, je préférerais m'adonner aux Muses, et votre Majesté connaît l'adage Inter arma Musce silent Au milieu des armes, les Muses se taisent. » R. P. SPILLMANN. A suivre. PETRUS Tragédie chrétienne en cinq actes et en vers L'auteur de Peirus a succombé à l'aurore de sa jeunesse, à 24 ans. M. Sarramia de Père, sur le bord de sa tombe prématurément ouverte, a tracé le portrait du jeune poète. Il s'exprimait en ces termes Né à Layrac, Prosper Sanard y grandit jusqu'au moment où il entra au collège Saint-Caprais, à Agen. Son passage y fut court. Dès la septième, il alla continuer et finir ses études à Vaugirard. Il en sortit bachelier et, au mois de juillet 1898, il obtenait le titre de licencié en droit. Un heureux avenir lui souriait. Que d'espérances conçues ! ! ! que de rêves caressés ! ! ! Hélas ! en un instant tout s'est évanoui. Gardons-nous pourtant de murmurer contre les décrets de la Providence; élevons plutôt notre pensée vers Dieu, qui nous aime, Car il nous bénit alors même Que sa main semble nous briser. Quoiqu'il ressentît pour Paris un vif attrait, surtout à cause des jouissances intellectuelles qu'il y trouvait, grande était la joie de Prosper Sanard de revenir chaque année, aux vacances, dans sa ville natale, où il ne comptait que des sympathies. Nature d'élite, impressionnable à l'excès, tout ce qu'il y a de noble, de grand, de beau, faisait délicieusement vibrer son âme, pleine de poésie. Dans son coeur filial, il y avait des trésors de tendresse pour ses chers et si malheureux parents qu'il comblait sans cesse d'attentions. Une éducation accomplie, un caractère affable, un esprit délicat, légèrement enclin à la rêverie, rendaient sa société aimable et recherchée; il laisse parmi ses amis d'ineffaçables regrets. Ceux qui le connaissaient savent le plaisir que l'on goûtait à s'entretenir avec lui des questions littéraires du jour, car il s'occupait tout particulièrement de la littérature contemporaine. Peu de productions parmi celles parues dans ces derniers temps, soit en vers, soit en prose, lui furent étrangères, encore qu'il préférât la poésie, sans doute parce qu'il la cultivait lui-même avec succès. Ainsi, en dehors d'une foule de bluettes au tour gracieux, empreintes d'une fraîcheur exquise, il a composé poulies établissements religieux un drame intitulé Petrus », dont le sujet est à peu près le même que celui des Martyrs de Chateaubriand ; son oeuvre est restée inédite. Là ne se bornaient pas ses talents, il était encore un charmant diseur; sa voix était pleine et sonore; son jeu expressif et le souci qu'il avait des nuances, sa façon de les traduire, révélaient en lui un artiste d'un goût affiné. A ses rares qualités d'esprit et de coeur, il joignait les vertus dont le souvenir doit être un adoucissement à l'affliction des siens. Prosper Sanard était un fervent chrétien; s'il ne discutait jamais religion, c'est qu'il n'ignorait pas que les controverses en pareille matière aigrissent les esprits incrédules plus souvent qu'elles 216 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE ne les ramènent, mais, ce qui valait mieux, il prêchait d'exemple. A la face des hommes, sans une ombre de respect humain, et aussi sans ostentation, il pratiqua toujours la doctrine du Christ avec une conviction et une piété qui étaient pour beaucoup une bienfaisante édification. Sa mort fut digne de sa vie, il s'est endormi dans la paix du Seigneur, muni des sacrements de l'Église. Trois jours avant d'expirer, il demanda qu'on lui apportât la sainte communion. Depuis longtemps il s'y était préparé et il la reçut animé du plus divin amour. Durant toute la journée il pria. A voir sa résignation, nul doute qu'il ait puisé dans sa foi éclairée autant qu'agissante le courage de faire généreusement le sacrifice de sa vie. » Nous croyons servir la cause des lettres françaises en publiant Petrus oeuvre d'une noble et saine inspiration, d'un lyrisme pénétrant et d'une psychologie profonde. Au milieu des blanches fleurs qui ornent le lieu de repos de notre cher poète, Petrus sera lé bouquet déposé pieusement par ceux qui ont aimé et admiré son noble caractère et son beau talent. PERSONNAGES PETRUS, neveu de Domitien. UN CHRÉTIEN. L'ÉVÊQUE DE ROME. UN PRÊTRE GREC. L'EVÊQUE DES GAULES. UN ARCHONTE. DOMITIEN, empereur romain. i"r Soldat. LABIENUS, officier des armées impériales. 2" Soldai. UN VIEILLARD ROMAIN. f Soldat. UN HISTRION. /"' Gardien. Chrétiens, gardes de l'empereur, soldais, guerriers, gardiens de la prison La scène se passe sous Domitien. ACTE PREMIER LÀ PRIÈRE AUX CATACOMBES DE ROME Des lampes sont de ci de là suspendues au roc. Au fond, au milieu, un large escalier qui communique avec le dehors. Au centre, une grande croix enguirlandée de fleurs. Aux rochers, signes funèbres. A gauche, au premier plan, une pierre sur laquelle, au lever du rideau, YEvêque de Rome se trouve assis. A côté de lui, YEvêque des Gaules est debout, bâton en main, sandales aux pieds. PETRUS 217 SCÈNE I L'ÉVÊQUE DE ROME, L'ÉVÊQUE DES GAULES L'ÉVÊQUE DE ROME Vous quittez les splendeurs de la Ville éternelle, Rome, pilier puissant du monde qui chancelle, Devant lequel, tremblant de lui faire un affront, Cent peuples enchaînés ont prosterné le front, Tandis qu'au-dessus d'eux plane l'aigle romaine? L'ÉVÊQUE DES GAULES Vers le pays gaulois mon amour me ramène. J'aime mieux le barbare avec sa loyauté Que les adulateurs de votre royauté. Rome n'est plus la ville amoureuse de gloire Marchant sans s'arrêter de victoire en victoire, Passant par l'univers avec ses légions Aux regards étonnés des autres nations. On pouvait admirer hier la conquérante Votre, ville aujourd'hui n'est plus qu'une bacchante, Ivre de honte, en proie au délire insensé, Dans les cris de l'orgie oubliant son passé. L'ÉVÊQUE DE ROME, se levant. Ne me rappelez pas que je déplore !.. Bacchante, si l'on veut, mais souveraine encore ; Gardant jusqu'en l'excès de sa folle impudeur Au fond de sa folie de grandeur. Non, Rome ne meurt pas. Cette ville est. bénie. Elle ne s'en va point d'une lente agonie. Doublement consacrée C'est la tête du monde..et la Elle s'est assoupie et se berce de songes. Elle en reconnaîtra les indignes mensonges, Et rouvrant sa paupièreà. la clarté, des, cieux, Un spectacle splendide éblouira ses yeux. Elle verra germer aux quatre coins dû monde Du divin moissonneur la semence féconde, 2l8 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Et les nouveaux chrétiens, de foi tout frémissants, S'immoler en pâture aux lions rugissants. Surprise, interrogeant nos noires catacombes, Elle se penchera sur nos funèbres tombes, Elle retrouvera son âme d'autrefois Et tombant à genoux, elle dira Je crois. » L'ÉVÊQUE DES GAULES Oui, ce jour bienheureux pour la ville romaine Laisse l'esprit rêver d'une aurore lointaine, Où la foi brillera sur la sombre cité Enchantant des regards las de leur cécité. Mais avant que de voir l'éclatante lumière Percer l'obscur bandeau posé sur sa paupière, Seule, la Rome aveugle ira par le chemin, Et les peuples moqueurs repousseront sa main. Des longs égarements pour expier le crime, Elle s'avancera jusqu'aux bords de l'abîme, Dans le gouffre béant prête à tomber soudain, Et la Gaule viendra qui lui tendra la main, La Gaule, le pays de ces races épiques Se dévouant toujours aux causes héroïques ; La Gaule au coeur vaillant, fait pour être chrétien ; La Gaule, le pays des Gaulois et le mien. Sois fier, ô mon pays, de ton destin sublime, Puisque tu Rome au seuil de l'abîme, Et que ton sang vermeil, en dessillant ses yeux, Doit rouvrir sa paupière à la clarté des çieux ! L'ÉVÊQUE DE ROME Si le sang des Gaulois a le pouvoir suprême D'effacer les péchés comme l'eau du baptême, Qu'il empourpre le Tibre et qu'au fleuve puissant Il lègue ses vertus avec ses flots de sang. Aux pays des Césars qu'un nouveau Jourdain passe ! De la cité des dieux qu'il inonde la place Et qu'au palais son flux, dans sa sainte fureur, Vienne briser l'idole aux pieds de l'empereur! L'ÉVÊQUE DES GAULES, rêveur. Quand de Domitien convertirez-vous l'âme ?. . . PETRUS L'ÉVÊQUE DE ROME Mais déjà son neveu pense et même proclame Que le Christ sur les dieux doit rester triomphant. Petrus sera martyr ! L'ÉVÊQUE DES GAULES Petrus est un enfant Dont la foi m'est suspecte... Orgueilleux, irascible, Son regard inquiet le trahit trop sensible. Je l'ai pris à songer seul et mystérieux, Et les rêves déçus du jeune ambitieux Impriment sur son front de lugubres sillages. Il a de l'empereur les passions sauvages. Il le voit au palais le soir et le matin, A ses genoux parfois il assiste au festin, Se couronne de fleurs, prend la coupe d'ivoire Et rit quand l'histrion dit ses chansons à boire. Cependant, le matin, il redescend ici. Le doute dans ses yeux met un vague souci, Son front rougit encor de sa lâche défaite, Et quand on le regarde, il détourne la tête. Dans l'âme de Petrus je vois comme en ses yeux Dominer tour à tour le Christ et les faux dieux. Vos ancêtres, Romains, avaient des moeurs austères. Ils quittaient leur charrue, au sillon, dans leurs terres Pour se battre et mourir en héros !... Leurs enfants "Ne sont plus aujourd'hui qu'histrions élégants, Des sondeurs d'avenir, des rêveurs fous d'ivresse. La Gaule mettra fin à leur longue paresse Et Rome baptisée avec un sang nouveau De l'Eglise du Christ deviendra le joyau, Seul le sang des Gaulois peut baptiser le monde ! . A ce moment arrivent par la droite de de tous les âges, en toges blanches bordées de rouge. L'ÉVÊQUE DE ROME, les montrant. Ces chrétiens forment-ils une race inféconde? Ne savent-ils mourir ? 220 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE L'ÉVÊQUE DÉS GAULÉS Savent-ils gouverner ? A quoi bon les semeurs rie pouvant moissonner ? Si les fruits étant mûrs pour la moisson prochaine, Vous les laissez pourrir dans la ville païenne; A quoi peuvent servir tous vos coeurs et vos bras ? L'ÉVÊQUE DE ROME Les semeurs sont ici... L'ÉVÊQUE DES GAULES, sortant par le grand escalier dû fond. Lès moissonneurs là-bas ! SCÈNE II L'ÉVÊQUE DE ROME, UN VIEILLARD ENTOURÉ DE CHRETIENS LE VIEILLARD Père, daigne excuser nos douloureuses plaintes, Calme de nos enfants les effroyables craintes. Ils gémissent et même ils redoutent leur sort, Prétendant avoir peur de désirer la mort. Mets sur letirs jeunes fronts tes deux mains bénissantes. Affermis en priant leurs volontés naissantes. Donne-leur cette force invincible d'en haut Nécessaire au chrétien pour mourir comme il faut. L'ÉVÊQUE DE ROME Nés à l'heure fatale où Rome en décadence, Osant prostituer sa vieille indépendance, Devenait un moment l'esclave des plaisirs, Vos fils ont éprouvé ses monstrueux, désirs. Ils subissent de plus la crise épouvantable Et du siècle inquiet et de l'esprit malade. Le rêve est aujourd'hui le mal essentiel. Enfants, ne rêvez pas ! Ne rêvez que du ciel C'est l'objet le plus bèâû; le plus grand, le plus Stable Du seul rêve qui soit toujours réalisable. PETRUS 221 Pour l'accomplissement du suprême devoir, Prions Dieu qu'il vous donne un céleste pouvoir Tous s'agenouillent au pied dé la croix. L'Évêqùe resté defrout, les mains étendues sur les fronts prosternés. O toi, Maître absolu des volontés humaines", Accorde à nos martyrs tes forces souveraines.., SCENE III LES PRÉCÉDENTS, PETRUS, hors de lui, arrivant comme un fou par l'escalier du fond. PETRUS Valérian est mort!... Ils l'ont assassiné Dans le cirque... au moment où cet infortuné Me quittait, les bourreaux l'ont pris et tué!... Lâchés!... Lâches !... Je les paierai de leurs sanglantes tâches ! Valérian est mort ! L'ÉVÊQUE DE ROME, joyeux. Apaisez vos douleurs ! Tarissez en vos yeux la source de vos pleurs. Lorsque Dieu d'un chrétien comble les espérances, Sachez de votre coeur surmonter les souffrances ! Se tournant vers la croix Si ce martyr accroît le nombre des élus Seigneur, je te bénis ! PETRUS, égaré, semblant voir à terre Valérian. Pourquoi donc n'ës-tû plus? Valérian, réponds... O mort! ô froid mystère ! Pourquoi me regarder ainsi ? pourquoi te taire ? Valérian, réponds !... hélas 1 non ; c'est fini. Non, jamais plus à toi je ne dois être uni. Par les soirs parfumés de senteurs odorantes, Par les matins d'été pleins de choses chantantes, Nous n'irons plus rêver d'un heureux avenir. Toute chose a sa fin le rêve doit finir. 222 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Te souvient-il, ami, de notre insouciance ? En nos vastes espoirs remplis de confiance, Nous suivions les sentiers du parc impérial Pour ravir aux oiseaux leurs notes de cristal, Accomplissant joyeux des courses insensées, Mêlant nos rires clairs et nos douces pensées ? Te souvient-il encor... Mais tu ne m'entends pas ! L'ÉVÊQUE DE ROME, affectueusement. Le prince était absent de ce spectacle ? PETRUS Hélas ! Aux jardins du palais, courbé devant l'idole, Le coeur sans passion, la lèvre sans parole, J'entendis retentir des cris dans le lointain. J'eus un pressentiment. Je me levai soudain, Je courus vers l'arène, et lorsque j'en fus proche, J'aperçus des soldats fuyant à mon approche. Minute douloureuse! effroyable moment! Plus obstiné me vint l'affreux pressentiment. En pénétrant au cirque une assurance sombre Du doute en mon esprit parut élargir l'ombre. J'entrevis tout à coup l'affreuse vérité Avant d'être certain de la réalité. Et parcourant le cirque ainsi qu'un chien de chasse, Du sang que je flairais je poursuivais la trace Lorqu'enfin j'arrivais à l'endroit où les corps Sont jetés pantelants, tièdes, à peine morts, Horreur ! je reconnus, appuyé contre un arbre, Le corps rouge de sang et le front blanc de marbre, Mon cher Valérian, le meilleur des amis ! Valérian est mort ! L'ÉVÊQUE DE ROME Prince, Dieu l'a permis. PETRUS, avec orgueil. Pourquoi l'a-t-il permis ? PETRUS 223 L'ÉVÊQUE DE ROME Parce qu'il est le Maître. PETRUS Il pouvait le défendre. "' L'ÉVÊQUE DE ROME Il devait le permettre. PETRUS, insistant. Pourquoi le devait-il? L'ÉVÊQUE DE ROME O vaine question! Puis-je sonder de Dieu la sainte intention ? PETRUS N'êtes-vous pas de Dieu représentant à Rome ? L'ÉVÊQUE DE ROME Mais je suis moins que Dieu si je suis plus qu'un homme ! PETRUS Enfin expliquez-moi ce divin sentiment ? L'ÉVÊQUE DE ROME Ce n'en est ni le lieu, prince, ni le moment. La paisible prière est ici notre étude Quand vos désirs troublés sont pleins d'inquiétude. Mais pour guérir le mal qu'en vos yeux j'entrevois, Dites sincèrement ces paroles Je crois ! » PETRUS Je crois ! ces mots sans cesse obsèdent mes oreilles, La nuit dans mon repos et le jour dans mes veilles. Dois-je croire ou douter? Indécis et flottants, Mon esprit et mon coeur demeurent hésitants. Faut-il toujours ramper sous cette terre humide Si Dieu n'existe pas et si le ciel est vide ? 224 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE Faut-il vivre au grand air en reniant son Dieu S'il est vrai que le Christ soit présent en tout lieu ? Dois-je croire ou douter? L'ÉVÊQUE DE ROME Prince, vous devez croire. Dans le calice saint ".et dans le saint ciboire, Le Christ vient s'immoler et reste sur l'autel, Prêt à toujours mourir, lui, toujours immortel. PETRUS Prétendus possesseurs d'unjDieu seul, immuable, Qui me dit qu'au palais ne soit le véritable? Que, différent du vôtre, il ne soit le seul vrai? Je sais qu'il en faut un, Evêque, et je croirai Que le vôtre est réel, mais... j'en veux une preuve! L'ÉVÊQUE DE ROME Elle m'effraye, enfant, votre âme jadis neuve, Aimable si longtemps par sa naïveté Et si vite vieillie en ce temps éhqnté ! PETRUS, rêveur. Oh ! ce désir fatal, inexplicable et vague, Qui fait, chaque matin, que je laisse ma bague, Ma lyre et mon collier, pour descendre en ce lieu, Espérant chaque jour y pouvoir trouver Dieu !... Mais ce Dieu qui demande à l'enfant qui l'adore D'abandonner la terre en fermant à l'aurore Ses yeux clairs et profonds tels qu'un lac azuré, D'anéantir l'amour en son coeur adoré, Ne peut pas exister. Mouvement de stupeur des chrétiens. L'ÉVÊQUE DE ROME Votre raison s'égare. Aux chrétiens. Frères, je vous rejoins à l'autel.... Qu'on le pare, En ce glorieux jour, du plus bel ornement. Du divin sacrifice arrive le moment. Les chrétiens sortent à droite. A suivre. X... A travers les Revues I. ÉTUDES La loi des garanties, P. j. Burnichon. — II. CORRESPONDANT, IO novembre i° La Revision de la Constitution, P. L. Target; 2° Les discours de combat de M. F. Brunetière Gabriel Syveton. — III. REVUE DES REVUES, ior novembre Les prolétaires dans le clergé français, Paul Pottier. — IV. REVUE GÉNÉRALE DE BRUXELLES, novembre Les missions protestantes, ArchibaldJ^ Dun. —V. REVUE DES DEUX-MONDES, novembre i° L'Europe sans l'Autriche, Charles Benoist; 2" L'école primaire en Angleterre, M. Bonet-Maury ; 30 Le pouvoir judiciaire dans la démocratie, Charles Benoist. — VI. REVUE DE PARIS Le monde islamique, pansislamique O. Depont et J. Talayrach d'Eckardt.—VII. LA QUINZAINE Noire régime parlementaire, M. Emile Faguet. — VIII. REVUES ÉTRANGÈRES i° CONTEMPORARY La guerre du Transvaal ; 20 FORTNIGHTLY Les erreurs de M. Chamberlain ; 30 NINETEENTH CENTURY La nouvelle réforme ; 40 LE NORTH AMERICAN REVIEW Protestation en faveur desBoè'rs; 50 RIVISTA POLITICAE LETTERARIA Le Péril français. I Le Père J. Burnichon nous entretient de certaines mesures législatives que le gouvernement prépare contre la liberté d'enseignement afin d'entourer de garanties le recrutement des fonctionnaires. Il paraît qu'on a découvert que les administrations, aussi bien que l'armée, étaient aux mains des cléricaux. Maintenir un tel état de choses c'est, dit-on, livrer la place à l'ennemi. Le moyen de les chasser, c'est d'exiger de tous les candidats aux fonctions publiques un certificat d'études universitaires. Cette mesure a été inscrite dans le programme des réformes urgentes à côté de l'expulsion des Congrégations religieuses et de la confiscation de leurs biens. Quelques journalistes ont créé ce qu'on appelle un courant d'opinion en essayant de faire croire que c'est le peuple souverain qui réclame la vilaine besogne dont on lui rabat les oreilles. On en est à se demander maintenant à quelle branche du budget on pourrait accrocher un amendement dans ce sens. C'est, paraît-il, le gouvernement qui va demander au Parlement de voter une loi prescrivant un stage scolaire de trois ans dans les établissements d'instruction secondaire de l'État aux aspirants et aux aspirantes aux fonctions publiques pour lesquelles sont requises les études secondaires ou supérieures, ainsi qu'aux candidats ou candidates aux examens ou concours d'admission aux écoles de l'Etat établies pour le recrutement des services publics. Telle est, dans sa naïve hypocrisie, le projet du gouvernement pour la restauration du monopole de l'enseignement universitaire. L'effet infaillible de la loi serait évidemment d'empêcher de vivre tout autre enseignement que celui de l'Etat. Si vous avez fait vos études ailleurs qu'au lycée ou au collège universitaire, REVUE DU MONDE CATHOLIQUE — 15 JANVIER IGOO 8 226 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE toutes les portes vous sont impitoyablement fermées ; vous ne pouvez être ni magistrat, ni ingénieur, ni officier, ni professeur ; vous ne pouvez entrer ni à l'Ecole polytechnique, ni à l'Ecole centrale, ni jaux Ponts-et-Chaussées, ni à la Guerre, ni à la Marine, ni à l'Agriculture, ni aux Finances, ni aux Forêts, ni dans une administration quelconque. Mieux que cela, l'accès du séminaire vous sera peut-être interdit, puisque le séminaire est une école instituée pour le recrutement d'un service public. Telle est la conséquence inévitable de la loi proposée. On s'en félicitait naguère au Congrès de la Ligue d'enseignement de Toulouse Soyez sûrs, y disait-on, que les établissements congréganistes se videront, le jour où les parents sauront que leur enseignement ne mène à rien. » Cette prétention de l'Etat contient la négation formelle de la liberté d'enseignement et l'affirmation du monopole; c'est la violation du droit moderne, Pour le prouver, il suffit d'un petit raisonnement peu compliqué. D'après l'article 6 de la Déclaration des Droits de l'homme, tous les citoyens, étant égaux entre eux, sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leur talent. Nous avons donc tous, en France, le droit d'aspirer aux fonctions publiques; ce droit est inhérent à la qualité de citoyen français. En être privé constitue une déchéance. Frapper d'incapacité ceux qui ont été élevés par d'autres maîtres que ceux de l'Etat, c'est dire que l'enseignement de l'Etat est obligatoire, c'est dire que l'enseignement n'est pas libre, car on ne peut pas dire que l'enseignement est libre dans un pays où ceux qui ne sont pas enseignés par l'Etat perdent, par ce fait même, leurs droits de citoyen. Voila qui nous paraît clair de la clarté de l'évidence; et nous pensons que ceux qui voudront combattre pour la liberté ne doivent, à aucun prix, abandonner une position par elle-même inexpugnable. 2. La même Revue nous offre une étude très documentée sur Joseph de Maistrc, du Père G. Longhaye. Nous regrettons que le temps nous manque pour la résumer. 11 Signalons un travail remarquable et tout d'actualité de M. Target, au sujet de la revision de la Constitution, demandée par M. de Marcère, sénateur. Dans un récent article publié par Y Echo de Paris, l'honorable sénateur a fait une peinture, aussi vraie qu'affligeante, de notre situation à l'intérieur et à l'extérieur. Jamais la propagande socialiste n'a été plus active et le désordre moral plus violemment affiché que dans les incidents des grèves qui se produisent partout. Le cabinet auquel préside M. Waldeck^Rousseau est le prisonnier des utopistes et des sectaires ; il a traduit devant la Haute-Cour des hommes politiques fortuitement rapprochés par un égal dégoût du régime que subit la France depuis, vingt ans. Pour remédier au mal, plusieurs républicains modérés réclament la convocation d'une assemblée constituante chargée de reviser la constitution de 1875, dont ils constatent les lacunes et les vices rédhibitoires tant qu'on n'aura pas donné une organisation. plus rationnelle à la représentation des majorités. D'abord^ MM. de Marcère et Benoist préconisent l'élection du Président de la République par les conseils généraux. Cette réforme offre encore un grave inconvénient, qui est d'introduire la politique dans ces assemblées, et de reléguer au second plan les intérêts départementaux. On créerait donc un nouveau foyer d'agitation dans le pays. Le A TRAVERS LES REVUES 227 mal serait uniquement déplacé ; de Versailles il se répandrait dans les quatrevingt-six départements. En second lieu, on propose, comme une seconde réforme que l'on considère comme étant la plus urgente, l'accroissement des pouvoirs du Président de la République. A cela on objecte que cette réforme serait "en contradiction avec l'esprit républicain, qui exige que le Président n'ait aucune responsabilité. Et puis, la subordination des ministres à la majorité de la Chambre n'entraîne-t-elle pas celle du Président de la République, qu'elle condamne à n'être qu'un soliveau impuissant à contenir les courants violents d'une majorité qui se forme souvent de la manière la plus imprévue?Le remède n'est donc pas là. En second lieu, on propose certaines modifications destinées à mettre un terme à la licence des parlementaires. 11 s'agirait d'imposer des limites au droit d'initiative parlementaire, notamment en nature de finances, au droit d'interpellation, dont on rendrait l'exercice plus rare; on placerait au-dessus des accidents parlementaires les titulaires des portefeuilles de la guerre, de la marine et des affaires étrangères. Ces titulaires cesseraient d'être solidaires d'un vote qui aurait frappé leurs collègues. Mais ne pourrait-on pas reprocher à ces réformes d'être en contradiction avec le régime républicain, qui repose essentiellement sur le suffrage universel, qui est le seul souverain ? Au nom de quel principe pourrait-on limiter les droits des mandataires que ce souverain a choisis? En réalité, les réformes que demandent MM. de Marcère et Benoist sont incompatibles avec l'esprit républicain. En troisième lieu, on demande, outre les modifications précédentes, le retour au scrutin de liste pour l'élection des députés, la diminution de leur nombre, la création d'une commission technique pour la préparation et la réduction des lois émanées de l'initiative parlementaire. Pour obtenir toutes ces réformes, la réunion d'une assemblée constituante paraît nécessaire et urgente. Cette assemblée doterait la France d'une nouvelle constitution. M. Target estime que, dans l'état présent des esprits, la réunion d'une Constituante présenterait non seulement des difficultés, mais les plus grands inconvénients, et qu'il serait dangereux de se lancer dans une pareille aventure. Qu'adviendrait-il du Sénat et de la Chambre des députés fonctionnant, en vertu de la Constitution de 1875, pendant que siégerait l'Assemblée constituante? Consentiraient-ils à se dissoudre ? Les deux Chambres, restant en fonctions, consentiraient-elles à ce qu'on restreigne leurs prérogatives? Ajoutons qu'à une époque aussi troublée que la nôtre, en l'état actuel des esprits, dans le désarroi absolu de l'opinion publique, la réunion d'une Assemblée constituante ne serait pas à la hauteur de sa mission et ne pourrait qu'aggraver le gâchis dans lequel la France s'enlise. La Constituante ne donnerait pas une majorité unie et pourrait aboutir à une Convention. D'ailleurs, le projet d'une revision de la Constitution a contre lui les radicaux et les socialistes. 11 ne faut pas hésiter à le dire sans réticence ni périphrase tant qu'on ne reviendra pas aux deux' principes, l'hérédité dans la transmission du pouvoir et la responsabilité directe du chef de l'Etat, le gouvernement sera sans autorité. 2. M. Brunetière ne parle pas qu'en Sorbonne il est avant tout orateur. Il a prononcé plusieurs discours remarquables à Paris, à Marseille, à Besançon, à Avignon, devant des foules agitées de la fièvre des luttes civiles. Il en est un surtout qui souleva le plus vif enthousiasme de deux mille bons Français assemblés dans une salle qui a retenti des cris de Vive la France ! et vive l'armée ! » Ce sont des discours de combat qui contiennent une doctrine, une conception générale du monde et de la vie d'abord, dans un premier discours une profession de foi d'idéalisme , l'affirmation de cette croyance que les faits ne portent pas en eux leur 228 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE signification tout entière, qu'ils relèvent de quelque chose d'ultérieur, de supérieur et d'antérieur à eux-mêmes, que, derrière la toile, au delà de la scène où se joue le drame de l'histoire et le spectacle de la nature, une cause invisible, un mystérieux auteur se cache, Deus absconditus, qui en a réglé d'avance la succession et les péripéties... La conclusion logique de cette profession de foi se trouve dans un autre discours du 19 novembre 1898, intitulé Le besoin de croire ». Les événements de la présente année ont amené la plupart des Français qui réfléchissent à formuler, soit pour eux seuls, soit pour le public, leur conception de la Patrie. L'un des attraits du recueil des discours de M. Brunetière, qui vient d'être publié, est de nous présenter une conception idéaliste de la patrie. M. Brunetière ne fonde pas la patrie sur la communauté de race ni sur la seule volonté d'un certain nombre d'hommes de vivre ensemble sous les mêmes lois, c'est-à-dire sur un consensus passager d'opinions changeantes ». Il donne un fondement plus solide à l'idée de patrie ; il le trouve dans l'histoire et il nous dit, en toute vérité, que ce qui fait la patrie, c'est une communion séculaire de luttes, de souffrances, de gloires, de sentiments et d'idées. Et ainsi les traditions » deviennent pour lui les racines de l'idée de patrie ». On pourrait dire que M. Brunetière est l'apôtre des traditions, et on l'a raillé à ce sujet en le représentant comme un rétrograde qui veut ramener la France au passé. Mais il a répondu à ses détracteurs La tradition, pour nous, ce n'est pas ce qui est mort ; c'est, au contraire, ce qui vit, c'est ce qui survit du passé dans le présent ; c'est ce qui dépasse l'heure actuelle ; ce ne sera, pour ceux qui viendront après nous, que ce qui vivra plus que nous. » M. Brunetière classe les traditions de la France ainsi qu'il suit Nous avons une tradition militaire ; nous avons une tradition littéraire et intellectuelle ; et nous avons aussi, depuis que le christianisme a paru dans le monde, une tradition religieuse. » Voilà pourquoi, dans toutes ses conférences, il défend le catholicisme, parce que de même que le protestantisme, c'est l'Angleterre, et l'orthodoxie, c'est la Russie ; pareillement, la France, c'est le catholicisme », et que tout ce que nous ferons, tout ce que nous laisserons faire contre le catholicisme, nous le laisserons faire et nous le ferons au détriment de notre influence dans le monde, au rebours de toute notre histoire et aux dépens, enfin, des qualités qui sont celles de l'âme française». Voilà pourquoi, quand une ligue s'est formée pour défendre l'armée contre ses détracteurs, M. Brunetière a été béni de ses plus éloquents porte-paroles, parce que c'est une dynastie militaire qui a fait notre ancienne France », parce que la tradition militaire est, en quelque sorte, adéquate à la formation de la patrie française. On conçoit que cette conception de la patrie ait mis M. Brunetière en conflit avec tous ceux qui, dans leur superbe ou dans leur désir enfantin de bonheur universel, veulent refaire la France selon le plan idéal que leur a révélé leur sens propre. 11 les a démasqués comme les ennemis de l'âme française » internationalistes, politiciens, intellectuels, libres-penseurs, individualistes. Tous ceux-là le combattent, et il les combat. Mais il a, contre eux, l'alliance de ceux qui tiennent au sol, qui sont les fils de la race, et qui, dans l'effroyable délire de destruction qui a affolé une partie de ce pays, ont senti le besoin de dresser un drapeau où fût inscrite la devise de conservation sociale et nationale. III La Revue des Revues, dont on connaît l'esprit anticlérical, publie un long article, sous ce titre Les prolétaires dans le clergé français, où l'auteur, qui est juif, pa- A TRAVERS LES REVUES 229 raît-il, met en relief la pauvreté d'un prolétariat en soutane dont le silence disciplinaire s'élève jusqu'à l'abnégation ». Nous ne lui empruntons que les documents qui se rapportent à la situation matérielle des desservants, comparée à celle des pasteurs protestants. Un curé de campagne aurait donné à la Revue des Revues les renseignements suivants Je suis curé desservant d'une paroisse de plus de 2100 âmes, qui est située à côté d'une commune mixte qui compte 1000 ou 1100 protestants. Je reçois, pour un enterrement d'adulte, tout compris, 12 francs ; le ministre protestant reçoit, pour le même service, 25 francs. Pour un enterrement d'enfant, je reçois 2 francs; le ministre protestant reçoit 6 francs. Pour un mariage je reçois, tout compris, 7 francs ; le ministre protestant reçoit 25 francs. Pour un baptême, je ne reçois rien ; le ministre reçoit 5 francs. Pour la première communion, moi, rien ; le ministre reçoit 5 francs par communiant. » Et l'on dit que dans le culte protestant il n'y a pas de casuel ! Ajoutons qu'en outre des honoraires du casuel perçus par les pasteurs protestants, qui sont plus du double de ceux que perçoit le curé catholique, le traitement affecté par l'Etat au pasteur protestant est beaucoup plus élevé que celui qui est attribué au curé catholique. En conséquence, le culte de la minorité est mieux traité en France que ne l'est celui de la majorité. Aux pays annexés, les curés desservants sont moins malheureux. Leur traitement est de 1500 francs et, de plus, ils reçoivent une indemnité lorsque la population du village n'atteint pas 300 âmes, car, dans ce cas, le casuel se chiffre par des sommes dérisoires. En France, il y a des paroisses qui ne comptent pas 300 âmes. Néanmoins, le curé ne reçoit aucune indemnité du gouvernement, et s'il en reçoit une du conseil municipal, elle est volontaire et peut être supprimée au gré de la municipalité. Dans les paroisses religieuses, le curé reçoit des secours de ses paroissiens, mais dans les paroisses indifférentes, sa soutane est souvent suspectée. On épie sa vie ; s'il est invité au château, on le traite de réactionnaire ; s'il reste chez lui, on l'appelle loup sauvage » ; s'il fréquente des personnes âgées, on l'accuse de vouloir capter un héritage. On écrit à l'évêché des lettres anonymes, on envoie aux journaux des notes désobligeantes. Ce curé est, assurément, moins heureux et plus tourmenté que l'instituteur, que le garde-champêtre même. Le curé devenu infirme est réduit à mendier une pension à la direction des cultes, car seul, de tous nos nombreux fonctionnaires, il n'a pas droit à une retraite. En plusieurs diocèses, les prêtres constituent de leurs deniers une caisse de secours et de retraite qu'ils administrent eux-mêmes sous le patronage de l'évêque. Un autre inconvénient signalé par l'auteur, c'est que le clergé de second ordre est soumis à l'arbitraire de l'évêque. Toutes les nominations s'effectuent au choix, c'est-à-dire qu'elles sont dues souvent à un concert habile de protections, de recommandations et d'intrigues, et cela du haut en bas de la hiérarchie ecclésiastique ; celles des desservants et des curés, livrées à l'autorité de l'évêque ou à des influences extérieures qui peuvent peser sur sa volonté. Les élèves des séminaires sentent si bien que la carrière ecclésiastique est obstruée par le favoritisme, que beaucoup d'eux ont adopté cette formule d'assiduité au labeur J'en saurai toujours assez pour un curé ! » On conçoit qu'un clergé aussi peu encouragé soit loin de présenter l'autorité et le prestige scientifique dont il était auréolé au XVIIe siècle. Avant le Concordat de 1801, le concours servait de mode d'attribution des fonctions et des bénéfices. Chacun obtenait la place que lui réservait son mérite. Le Pape Léon X a écrit dans une bulle Vous savez que les 230 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE places ecclésiastiques sont, suivant les canons sacrés, pour ceux qui, d'une part, recommandables par la pureté de leur vie, et, de l'autre, brillants de la lumière de la science, sont en état de dissiper les ténèbres de l'ignorance. » La loi du concours n'est pas abrogée, elle est observée dans toutes les provinces de l'Église, excepté en France. Pourquoi cette exception? Il en est de même des officialités, tombées en désuétude en France, quoiqu'elles ne soient pas interdites. Maintes fois, des influences politiques ont essayé d'affranchir le clergé du second ordre de ce régime d'arbitraire. M. Jules Simon fit un essai en 1873 par une circulaire qu'il adressa aux évêques et qui resta sans effet ; M. Emile Ollivier [L'Eglise et l'Etat s'est élevé contre la situation vacillante que les articles organiques créent au bas clergé. Enfin, l'auteur résume les revendications de ce qu'il appelle les prolétaires ecclésiastiques aux suivantes Etablissement de l'inamovibilité pour tous les ecclésiastiques ; restauration du concours permettant aux plus instruits et aux plus dignes de s'élever sans protection dans les dignités de l'Eglise ; restauration des officialités tempérant l'arbitraire épiscopal ; réunion régulière des synodes ; relèvement de la situation pécuniaire des curés de campagne, afin -de relever leur dignité. Dans le travail dont nous rendons compte, il y a à prendre et à laisser. Nous avons supprimé des critiques qui nous paraissent injustes, ou qui, tout au moins, dépassent la mesure. Nous passons sous silence, également, un réquisitoire plus injuste encore contre l'envahissement des Congrégations religieuses comme faisant une concurrence terrible au clergé séculier. On prétend même que l'Eglise gallicane est menacée de sombrer dans les mains des religieux ultramontaims et cosmopolites. A l'appui de ce réquisitoire, l'auteur invoque et cite même des documents empruntés à une volumineuse correspondance ; il cite une lettre d'un prêtre de l'Est, très respecté dans son diocèse », qui accuse les Congrégations de représenter une force anonyme, occulte, aussi dangereuse pour la France que pour le bon renom et l'avenir du catholicisme français ». On cite une page malicieuse d'un prêtre de Paris très apprécié dans nos milieux littéraires », sur l'antinomie nécessaire qui existerait entre le clergé séculier et les Congrégations. Ces deux témoignages ne peuvent être acceptés que sous bénéfice d'inventaire, vu que l'auteur de l'article dit qu'il se garde bien de nous donner leurs noms. IV La Revue générale de Bruxelles nous rend compte de la stérilité des missions protestantes auxquelles le peuple anglais consacre des sommes considérables. Il a été établi que l'argent dépensé par les grandes sociétés missionnaires anglaises » de Londres, en Orient et dans les possessions de l'Angleterre dans tout le globe, a dépassé 50 millions l'année dernière. Sur cette somme, 14 millions représentaient les exemplaires de la Bible en diverses langues, distribués partout; il faut ajouter à cette somme 13 millions de francs dépensés pour salaires, loyers, administration, etc. ; ce qui prouve que les secrétaires et employés font de très bonnes affaires. Cependant, d'après les rapports communiqués par les sociétés à leurs souscripteurs', les résultats ne sont rien moins que brillants. Il est constaté, par le nombre des' prétendus convertis, que le coût annuel d'un juif converti est de francs ; d'un moslem perse, de 1750 francs; d'un "mosîeiri turc, de 6100 francs; d'un bpudhiste chinois, de 1500 francs; d'un catholique irlandais, de 1250 francs; d'un arménien, de 875 francs; et d'un nègre africain, le même prix. Ces chiffres sont A TRAVERSEES REVUES 23 I basés sur le texte même des rapports. Mais peut-être, dira-t-on, si le nombre des convertis est minime, leur qualité est peut-être supérieure. Il est,loin d'en être ainsi. Un voyageur, le docteur Grant, dit Tout effort à évangéliser la Chine ...a manqué complètement. » M. Irving écrivait, à propos des convertis dans la Judée Leur immoralité licencieuse choque les sentiments même de leurs amis païens. » L'auteur cite plusieurs autres témoignages de missionnaires protestants qui accusent le même insuccès, la même stérilité du protestantisme comme évangélisateur. Le missionnaire protestant arrive à sa mission avec sa femme, ses enfants et ses domestiques; il se pose comme professeur d'une philosophie étrangère, qu'il offre à l'acceptation de pauvres indigènes ignorants qui ne connaissent que la culture du sol. La maison du missionnaire protestant est monumentale et confortable ; il est riche et généreux, il établit des écoles, une pharmacie libre, distribue des Bibles bien reliées que les indigènes ne peuvent pas lire; mais il ne va pas à l'âme du peuple, il ne l'évangélise pas ; il fait du commerce souvent, mais il ne fait pas d'apostolat proprement dit. Le missionnaire catholique, au contraire, arrive presque sans bagage et s'installe dans une cabane, où il vit pauvrement. Comprenant la langue des indigènes, il visite ses paroissiens et leur enseigne les vérités de la religion et les vertus chrétiennes, comme ont fait saint François Xavier et tant d'autres dans leur temps. Le missionnaire catholique regarde sa vocation comme une vie d'abnégation de soi-même et de sacrifice, tandis que pour le missionnaire protestant, c'est une profession, avec des appointements importants qui lui permettent d'enrichir sa famille. V Dans la Revue des Deux-Mondes du 15 novembre, Charles Benoist soutient la nécessité du maintien de la monarchie austro-hongroise, qui est aujourd'hui en péril. Y aura-t-il une dislocation du dualisme, et s'il y en a une, jusqu'où irat-elle? Si elle va jusqu'au bout, comment se fera le partage? Entre qui? Ceux qui ne seront pas admis au partage recevront-ils une compensation? Quel serait le résultat de cette dislocation? Mais alors il n'y aurait plus d'Europe le continent qui s'est appelé de ce nom serait coupé en deux par le milieu une Allemagne, une Russie. A ses extrémités, et comme en marge, quelques Etats de deuxième, troisième ou quatrième rang, qui traîneraient misérablement une existence précaire et tolérée, et sur lesquels l'un des deux colosses n'aurait qu'à s'abattre pour les écraser, les broyer, les mêler à la poussière des, nations disparues. Or, si le colosse russe tombait sur l'Asie, sur quoi tomberait le colosse allemand sinon sur les nations latines, et en particulier sur la France? La conclusion de M. Benoist est que, pour qu'il y ait une Europe, il faut qu'il y ait une Autriche en Europe. Dans la même revue, M. Bonet-Maury étudie Y école primaire en Angleterre dans le passé et dans le présent. Il fait remarquer que nos voisins, pour toutes les questions d'intérêt, aiment à procéder par voie d'enquêtes qui ne sont pas toujours dirigées par des membres du Parlement, mais sont confiées parfois à des sociétés privées ou à des inspecteurs. En France, il serait utile d'employer cette bonne méthode, car le système de l'école primaire anglaise offre, dit M. BonetMaury, l'image de la vie, du libre jeu des grandes forces sociales qui sont à l'oeuvre en Angleterre. . Dans une étude sur le pouvoir judiciaire dans M. Charles Benoist 232 REVUE DU MONDE CATHOLIQUE est d'avis qu'en cette matière, la question la plus grave est celle de la nomination des juges, et il veut qu'en la laissant tout entière à la compétence de l'exécutif on évite que celui-ci n'en fasse un acte de son bon plaisir. D'autre part, il faut donner à l'exécutif le moyen de soutenir et de repousser l'assaut que lui livre le législatif; il faut donc le fortifier contre le législatif et contre lui-même. Pour cela, il juge utile de créer un conseil supérieur de la justice qui serait la Cour suprême de France », qui aurait pour mission la défense de la liberté. Elle ferait respecter par tous les pouvoirs, même par le législateur, la loi constitutionnelle et les droits nécessaires des citoyens. VI MM. O. Depont et J. Talayrach d'Eckardt signalent, dans la Revue de Paris, l'action et les manifestations récentes de la force religieuse musulmane, qui se réveille aujourd'hui sur divers points du globe, et sur ce qu'on appelle le pausislamisnie ou propagande islamique. Ce n'est rien moins que la coalition politique des musulmans de tous pays pour la libération et la défense à outrance des territoires islamiques occupés ou menacés d'occupation par les puissances européennes. La ligue qui s'est formée dans le but de reconstituer la fonction historique du kalifat, que le Sultan de Constantinople prétend exercer dans son intégrité, a ses puissants moyens d'action dans les confréries religieuses, le pèlerinage à La Mecque, l'émigration et le prosélytisme. Aujourd'hui, le monde compte 260 millions de mahométans, qui représentent plus de 15 0/0 de la population totale du globe. La Turquie d'Europe n'a que 2 àj millions de mahométans, la Russie d'Europe en a 9 millions. L'Asie, avec ses musulmans, est le véritable foyer de l'Islam. Géographiquement, les deux tiers de l'Afrique leur appartiennent. VII A noter, dans la Quinzaine, une critique trop vraie de M. Faguet sur notre régime parlementaire. Cette critique porte sur le mode de recrutement de nos législateurs et sur l'élaboration ou le vote de nos lois. L'auteur ne voit dans le Parlement qu'une sorte de cour du roi Petaud. Gouvernement parlementaire, confus et cahotique, mêlant le législatif, l'exécutif et l'administratif, légiférant mal, gouvernant mal, administrant mal, faisant tout dépendre, dans le pays, de la politique, et d'une politique qui est une combinaison ou une lutte d'intérêts personnels, c'est-à-dire une immense intrigue... abaissant dans une certaine mesure les caractères eux-mêmes, par ces moeurs nouvelles, non universelles, mais très répandues déjà, qui tendent à faire de tous les citoyens des acheteurs tour à tour et des vendeurs de denrée politique, tour à tour et en même temps avides et prodigues^de sportule. » M. Faguet se propose de nous dire, dans un prochain article, comment on pourrait débarrasser le régime parlementaire de ses défauts. VIII i° Les grandes revues anglaises sont naturellement envahies par des discussions sur la guerre sud-africaine. Dans le Contemporary, un vieil officier exprime avec une A TRAVERS LES REVUES 233 réelle compétence des opinions qui peuvent être relevées. Peut-on exciter les indigènes à attaquer les Républiques boers? Non, dit-il, sans aucun doute L'avenir seul nous apprendra si cette guerre peut compenser tout le mal qu'elle cause. » Il ajoute que toutes les forces de l'Angleterre ne seront pas de trop pour cette lutte. 20 Le Fortnighlly, à son tour, relève ce qu'il appelle avec indulgence les erreurs de M. Chamberlain dans la question de l'Afrique australe. Il insiste sur l'extraordinaire maladresse de la revendication de suzeraineté qui a suffi à déchaîner la guerre. Mais y a-t-il eu maladresse de la part de M. Chamberlain ? Nous ne le croyons pas, car celui-ci, bien loin de vouloir éviter un conflit, paraît plutôt l'avoir désiré et cherché. 30 Le Nineteenth Century demande à l'Eglise d'Angleterre d'élargir ses vues, en d'autres termes, son symbole, et de ne pas s'attacher trop étroitement à la lettre de ses dogmes. Elle fait bon marché de certains dogmes qui sont pourtant consignés dans le Nouveau Testament. Etre un chrétien, dit cette revue, c'est adopter la doctrine du Christ et ses vues touchant la nature de la vie qui doit nous conduire jusqu'à Dieu et nous réconcilier avec lui. C'est comprendre le Christ lui-même comme Réconciliateur et Révélateur. » Très bien, mais si le Christ est le Révélateur de la vraie doctrine du salut, pouvez-vous exclure de sa doctrine tels dogmes, telles parties de cette vraie doctrine qui ne vous plaisent pas, et vous dire les disciples du Christ? 11 est évident que votre Eglise n'est plus qu'une secte. Elle n'est pas celle qui professe la doctrine intégrale du Christ, mais celle qui supprime, au gré de la libre interprétation de chacun, une partie quelconque de cette doctrine. 40 Le North American Review prend hautement la défense des Boers et condamne les injustifiables exigences des Uitlanders, attirés non par l'attrait du pays, mais par le seul amour de l'or. La meilleure politique était de laisser les Boers dans la paisible possession de leur patrie, libres de la gouverner conformément à leur génie, à leurs moeurs patriarcales, et d'après les bonnes vieilles traditions de leurs ancêtres, avec leur langue à eux, leurs corporations à eux. C'est malheureusement la dernière chose que John Bull, qui a les dents longues, consentira à faire, sauf à s'en repentir quelque jour et à voir l'Europe, et même ses colonies, se tourner contre lui et secouer son joug. 50 La Rivista politica e letteraria d'Italie, qui est gallophobe, dénonce aux nations ce qu'elle appelle le péril français. L'auteur de ce manifeste fait un tableau peu flatteur de la situation actuelle de la France et nous prodigue les plus odieuses invectives. Il juge notre pays embourbé dans une politique turbulente, agressive, conquérante, et qui, sous couleur d'être internationale, est tout envahissante. Notre politique actuelle dément toutes ces accusations, car la France n'a jamais été-moins envahissante qu'aujourd'hui. Mais les Italiens ont une manière à eux de reconnaître les services qu'ils ont reçus de la France, c'est d'incriminer leurs bienfaiteurs. Aujourd'hui, le vrai but de la Rivista est de se faire le porte-parole des boycotteurs de l'Exposition de 1900. H. D'HESSERD. AUTOUR DU MONDE La comédie politique de la Haute-Cour s'est terminée, comme chacun s'y attendait, et comme le Grand-Orient, d'accord en cette circonstance avec la Synagogue, l'avait, du reste, décrété et signifié à l'exécuteur des hautes oeuvres judaïco-maçonniques WaldeckRousseau, le ministre automatique par excellence. Il n'y avait guère moyen de condamner tous les accusés, puisqu'il ressortait des débats qu'il ne se trouvait aucun coupable parmi eux. Il s'agissait de justifier le gouvernement devant l'opinion et de sauver le Sénat du ridicule, surtout de n'élever aucun piédestal à des victimes généralement sympathiques et déjà populaires. On a acquitté la plupart des personnes et l'on a réservé les foudres de la Cour pour les chefs de file ou de parti, pour MM. André Buffet, Déroulède, Jules Guérin présents, et Lur-Saluces contumax, Marcel Habert devant faire l'objet d'un nouveau procès. Or, il est aujourd'hui évident pour les moins initiés eux-mêmes que les condamnés poursuivis et frappés pour avoir conjuré la perte de la République, pour complot enfin, n'ont jamais rien comploté ensemble, que certains même n'avaient fait connaissance qu'en face de leurs juges ahuris; que, par conséquent, tous ont été injustement accusés et qu'ils ont été illégalement condamnés en violation répétée de la loi, en méconnaissance de tous droits et malgré le rayonnement réprobateur d'une innocence éclatante. Cela, des juges? ditle peuple aujourd'hui, des laquais, oui ! des bourreaux encore, car aucune avanie n'a été épargnée à ces victimes choisies par les trembleurs élysèens et luxembourgeois,. ni au prétoire, ni au cachot, ni sur le chemin de l'exil, ni dans l'exil lui-même; la lâcheté qui succède à la tyrannie déguisée sous les dehors de la justice, c'est dans l'ordre des vilaines choses et digne des tristes personnages qui, compatissants aux traîtres, parce que traîtres eux-mêmes, ne voient de dangers inquiétants pour leur conscience torturée et pour leurs fiefs pourris que dans l'exercice intégral de la justice indépendante et dans l'exaltation de l'honneur civique et de l'amour sincère de la Patrie, AUTOUR DU MONDE dans la noblesse transcendante des coeurs, assurée par la seule crainte de Dieu. Il n'est douteux pour personne que Buffet, Déroulède et LurSaluces ne moisiront pas dix années dans l'inaction et dans les tristesses du bannissement, ni que Jules Guérin restera détenu comme un criminel dix années durant. La justice du peuple visite plus fréquemment les victimes politiques, qui ne sont, en définitive, que les martyrs de la chose publique. Et puis, la fortune, changeante, ne peut si longtemps luire d'un même côté. Donc, ne gémissons pas trop sur le sort de ceux qui, plus courageux ou plus fortunés que nous, ont su lutter et souffrir, mais soyons bien décidés à les honorer dans nos coeurs, à ne rien négliger surtout pour hâter leur retour, c'est ainsi qu'une nation fière honore ses héros. Nous hâterons certainement le retour des exilés, l'élargissement des personnes, et aussi le réveil de l'honneur des consciences, de la légalité et de la justice, si tous, à l'exemple des électeurs de Tournon, nous savons donner aux ambitieux la leçon souveraine qui découle du suffrage universel, qui sait protester et redresser les jugements des juges et l'orgueil des rois, même... des républiques oligarchiques et ploutocrates. Les électeurs de Tournon, en effet, ont voulu oublier un moment qu'ils étaient républicains de vieille date, pour affirmer qu'ils restaient avant tout honnêtes gens et Français; et voilà pourquoi, laissant sur le carreau le dreyfusard Seignobos, ils ont envoyé à la Chambre un conservateur intègre, un patriote avéré. C'est un bel exemple de vertu civique qu'il importe de pratiquer sans cesse, de suivre partout. Il faut que le Sénat parjure soit prochainement, décimé et régénéré; il faut que le nouveau sang qu'on lui infusera amène en lui une réaction salutaire, et qu'ainsi restauré, il défasse, quand on lui demandera de condamner Marcel Habert, ce qu'il a si tristement consenti en sacrifiant Déroulède. Il faut que ce haut-le-coeur soit durable jusqu'à soulagement complet, qu'il persiste lors des élections municipales et qu'il achève son oeuvre d'évacuation libératrice aux
nom du majordome rigide dans magnum